mardi, 08 mai 2007
Ferré-sur-Seine
Ferré poète de la ville, Ferré urbain, Ferré de Paris… Cette veine existe incontestablement, bien que Ferré ne soit pas urbain par choix. Au début de son mariage avec Odette, il vit à Beausoleil (Alpes-Maritimes), au lieu-dit Grima, dans une ferme. Dès qu’il le pourra, il achètera des repaires bâtis dans la nature. Avec les droits de Paris-Canaille, il acquiert la Maison bleue (ou Mon p’tit voyou, selon les sources) à Notre-Dame-des-Puys, près Nonancourt (Eure-et-Loir). Puis, réunissant ses économies et vendant des chansons à un éditeur de musique, l’îlot Du Guesclin, attribué à Vauban, entre Saint-Malo et Cancale, sur la commune de Saint-Coulomb (Ille-et-Vilaine). Puis, quittant Paris pour que Pépée ait plus de place, le château de Perdrigal, près Gourdon, sur la commune de Saint-Clair (Lot). Enfin, il s’installera dans la campagne toscane, entre Sienne et Florence, à Castellina-in-Chianti. Toujours loin des villes.
Cependant, Ferré de Paris est incontestable. Sa veine urbaine comprend (bien entendu, on ne dresse pas ici une liste, on cite uniquement quelques titres pour mémoire) Paris (qui deviendra L’Europe s’ennuyait), Les Amants de Paris, Paris-Canaille, Paname, Paris-Spleen, Quartier latin, Paris, c’est une idée, Paris, je ne t’aime plus. On remarque d’ailleurs la progression dans le désenchantement, du chant de la capitale libérée par la population lorsqu’approchent les armées alliées au désamour post-soixante-huitard (avec un espoir à la fin, toutefois), en passant par une célébration sur le mode familier, le spleen de souvenirs personnels, la jeunesse enfuie, puis la réduction de la ville à une simple idée pour mieux l’appréhender et, certainement, tenter de l’aimer encore. Cette même inspiration comprend aussi La Rue, Vise la réclame, Les Copains d’la neuille, La Nuit (la chanson), des souvenirs disséminés dans Et… basta ! et de nombreux autres textes. À la ville, se joignent ses manifestations, ses allures, ses dehors, ses affiches, ses personnages, ses cafés, ses lumières. Ferré évoque cent fois la nuit dans son œuvre et cette vie nocturne (qui n’a pas nécessairement l’allure de fêtards en goguette) ne peut évidemment être qu’urbaine.
Si, au lieu d’habiter Paris durant quelques années, il avait vécu ailleurs, aurait-il chanté Paris ? Probablement, puisque Paris est un passage obligé pour un auteur de chansons. C’eût été un choix délibéré, un thème exploré. D’ailleurs, Les Amants de Paris furent d’abord de Lyon, lorsqu’à la Toussaint 1944, se dirigeant vers la capitale en compagnie d’Odette, il s’arrête quelques jours dans cette ville. Ce n’est que plus tard, reprenant la chanson avec Eddy Marnay, qu’il fera de ses amants ceux de Paris, que chantera Piaf en 1948. Quant au Flamenco de Paris, il n’est de Paris que symboliquement, afin de dire la solidarité des républicains français avec leurs amis espagnols exilés. Il aurait pu être de Toulouse ou de n'importe quelle ville du sud-ouest où les espagnols, fuyant Franco, s’étaient réfugiés. Dans Les Forains, Paris-sur-Seine est tout juste un décor. Pour le reste, Aubervilliers (Monsieur Tout-Blanc), la banlieue d’Aubervilliers ou celle des Lilas (Cloches de Notre-Dame), Auteuil (Les Rupins) restent des allégories, des signes.
En dehors, donc, d’un passage forcé par les modes musicales et l’habitude culturelle, le Paris de Ferré correspond à celui de sa jeunesse estudiantine et de son apprentissage, puis à celui de ses années difficiles. Indépendamment de cette optique très affective, il n’apprécie pas outre mesure le contexte urbain. L’Inconnue de Londres est une silhouette et la ville de Londres proprement dite n’est pas l’essentiel de la chanson. Les Noces de Londres, c’est une œuvre ramenée d’Angleterre (ou écrite peu après) mais ces Noces sont de Londres comme les Amants étaient de Paris, par circonstance.
Ferré a certes chanté d’autres villes que Paris mais on observe que ce sont surtout des ports (Marseille, Ostende, Rotterdam), sans oublier quelques évocations de cités espagnoles comme Madrid ou Barcelone. Or, les villes d’Espagne, dans son œuvre, sont surtout des symboles, davantage que des chants dédiés. Les ports, eux, ne sont pas entièrement des villes, ils ouvrent vers l’infini maritime et le rêve, le départ. De l’eau perle à leurs cils.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (16)
Commentaires
Ferré "abstractise" progressivement la ville, mais pour s’en détacher (ville = Cité = Société) et non pas pour tenter de l’aimer encore - cela il le fait précisément avec la veine nostalgique 60’s, dont j’ai plaisir à voir que vous en admettez finalement l’existence Jacques.
Et basta ! est explicite : Ferré quitte la Cité pour le Monde.
Écrit par : The Owl | mardi, 08 mai 2007
Paris-Spleen, Quartier latin, Paris, c’est une idée, Paris, je ne t’aime plus, ça fait quatre chansons effectivement nostalgiques (et encore, les deux premières, surtout), ça ne suffit pas pour généraliser aux années 60. Cela étant, si vous parlez de "veine", je vous suis. Ce n'est pas du tout la même chose qu'"époque".
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 08 mai 2007
Je voulais dire : "Ce n'est pas du tout la même chose que "période"".
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 08 mai 2007
New-York est également citée par Ferré, et là encore comme tu le soulignes, Ferré l'évoque en tant que port :
Il est six heures ici et midi à New-York
Dans une rue de Manhattan j’ai fait la manche
Et c’est un nègre bleu qui m’a ouvert les yeux
Ce nègre je l’entends encor
Comme un doux remorqueur dans le port
Daniel DALLA GUARDA
Écrit par : Daniel Dalla Guarda | mardi, 08 mai 2007
New-York est également citée par Ferré, et là encore comme tu le soulignes, Ferré l'évoque en tant que port :
Il est six heures ici et midi à New-York
Dans une rue de Manhattan j’ai fait la manche
Et c’est un nègre bleu qui m’a ouvert les yeux
Ce nègre je l’entends encor
Comme un doux remorqueur dans le port
Daniel DALLA GUARDA
Écrit par : Daniel Dalla Guarda | mardi, 08 mai 2007
Bonjour, je suis le blog de Jacques avec attention depuis un bon bout de temps et parfois cela me titille d'intervenir, mais n'étant pas sûr de toujours apporter des choses nouvelles et intéressantes, je laisse faire les gens compétents! (Faut laisser faire les spécialistes, lâche ton parpaing, copain) Mais là, je me lance:
La ville et une chanson curieusement d'actualité et de mémoire: Comme une fille.
Paris Marseille
Les rues sont pareilles
......
ou encore:
Paris ou Nantes
les rues sont patientes
..............
Une rose dans la gueule!
..........
D'accord, ça se discute, mais je laisse qui veut rebondir là dessus.
A bientôt et bravo pour ce blog passionnant (en tout cas pour les passionnés de l'oeuvre de Léo dont je suis.
Fraternellement,
JCV
Écrit par : Jean-Claude Vallejo | mardi, 08 mai 2007
PS: J'oubliais, Nantes comme Marseille est une ville portuaire, du moins historiquement. Ajoutons aussi le Bordeaux du Bateau espagnol.
Écrit par : Jean-Claude Vallejo | mardi, 08 mai 2007
pour ce qui est des "périodes",regardons le disque "les vieux copains":10 chansons datent des années 48-60...La dernière chanson sur Paris "l'europe s'ennuyait" évoque le Paris de la Résistance;ces textes anciens non enregistrés par lui autrefois,je pense qu'il s'y reconnaissait encore, et que ce n'est pas par manque de matériau qu'il les a donnés,ni par nostalgie:pour Ferré,elles étaient aussi actuelles que les autres,ce qui tend à invalider l'idée de "période".Il a eu des écritures et des musiques différentes,qui ont changé,mais ont toujours coexisté.
Quant à Paris,je n'ai pas saisi ce qu'en a fait Gilles Droulez:m'éclaire qui peut
Écrit par : Francis Delval | mardi, 08 mai 2007
Daniel : New York, effectivement. Mais c'est un port, oui. Surtout, dans cette chanson, New York est une allégorie ou, disons, un point de repère qui permet de relativiser le temps par rapport à "ici" où "il est six heures". Ce n'est pas la ville de New York qui est chantée, c'est une citation topologique qui vise à mettre en évidence le "temps relatif" dont il a souvent été parlé.
Jean-Claude Vallejo : bienvenue. Pourquoi ne pas avoir parlé avant ? Sentez-vous chez vous, ici. On peut citer, certes, Comme une fille mais, justement, Paris ou Marseille, dans cette chanson, ne sont-elles pas interchangeables puisque, précisément, "les rues sont pareilles" ? On voit peut-être bien là combien Léo Ferré, dès 1969, est détaché du contexte urbain (tout en le célébrant puisque les insurrections se font toujours en ville, en général... encore que les jacqueries étaient au contraire rurales).
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 08 mai 2007
Francis : évidemment, il n'y a pas de périodes et vous en donnez un bon exemple.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 08 mai 2007
Je crains que le thème de Ferré poète de la ville soit inépuisable. Les villes sont en effet associées, me semble-t-il, de façon constante dans la vie créatrice de Ferré (à toutes les époques donc) aux mots rue et passants, aux idées de révolte, d'insurrection mais aussi de désespoir (regarde les ces suicidés qui déambulent/ boulevard des Ritals à Paris...). Et encore deux ports dans Les Etrangers (Et dans les rues d'Lorient ou d'Brest...) On trouve aussi Le Havre.
La ville et le désir d'en partir (Les gares et les ports, les Albatros, au dessus des cités. La banlieue, Aubervilliers, un p'tit coin perdu au bout d'la misère, Nanterre... Il y a là des pistes, des chemins, des perspectives de recherche fantastiques. Cela mérite un travail de fond plus organisé. Cette veine ne tend-elle pas à s'estomper dans les textes des dernières années, où l'emploi d'un futur prophétique ou utopique prend souvent le pas sur la nostalgie? Et pourquoi? Un beau programme pour celui qui s'y lancera. Courage! Et merci à Léo pour son oeuvre qui permet de susciter, d'esquisser tout cela.
Écrit par : jean-claude V | mardi, 08 mai 2007
Vous avez raison, Jacques, Ferré s'est détaché du contexte urbain, il est "ailleurs" de par sa vie d'artiste, les tournées, son choix de vie tout court. De vécue et réelle, la ville tend à devenir dans ses textes, probablement dans les années que vous évoquez, davantage une représentation symbolique, un pôle de son écriture , de sa poésie, la ville est en effet davantage nocturne (la rue en plein midi, c'est la nuit pour Popaul), lieu de spleen "La tristesse a jeté ses feux rue d'Amsterdam" cette chanson de la fin des années 70 n'est-elle pas pleinement représentative de la vision urbaine de Ferré? A signaler un texte daté de 1978: "La ville" précisément: La ville?/ Un théâtre...des coulisses... une loge...un robinet/Du noir dans la salle/Avec des gens beaucoup beaucoup.../Des gens de la ville bien sûr? dans ce même texte il évoque "Monaco? Las Vegas du pauvre". ce texte me semble éclairer son rapport à la ville en général dans ces années là, qu'on appele années Toscane.
Écrit par : Jean-Claude V | mardi, 08 mai 2007
Pour les périodes ou époques de l'oeuvre et de la vie de Ferré, je suggère plutôt qu'il y a eu quelques tournants ("ma vie est un slalom", mais à la fin le skieur est toujours lui-même, ou le même qu'à ses débuts, une même angoisse: "et moi qui meurs de froid devant ma page blanche". On peut aussi parler au risque de faire pédant de "bifurcations" ( dans son écriture, dans les formes de la musique, les styles d'arrangements, etc) Quelle vie pourrait se résumer à une ennuyeuse ligne droite? Il en est sans doute. Pas celle de Léo en tout cas. Et il ne saurait y avoir de cases chronologiquement découpées, tout me semble s'être passé, particulièrement chez Léo, dans un mouvement et un bouillonnement permanents. Ceci pour apporter une modeste contribution à un débat sur ce blog, débat aussi vif que récurrent, apparemment. Voilà pour aujourd'hui. A+, et demain, boulot...
Écrit par : Jean-Claude V | mardi, 08 mai 2007
Eh oui, le sujet est inépuisable, et je suis content de voir qu'il intéresse, apparemment. Ce serait bien que quelqu'un réagisse à vos propos (très justes), quelqu'un d'autre que moi. Quant au débat récurrent, vous peignez bien les choses : non une ligne droite mais des tournants, et pas de cases chronologiquement découpées, nous sommes d'accord. Et c'est vrai, je n'avais pas pensé au texte La Ville, qui avait particulièrement sa place ici.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 08 mai 2007
Saint-Tropez, dans la chanson "L'été s'en fout" déjà évoquée et analysée ici.
Dans "La langue française":
C'est ma starlet
Ma very good
Mon pick-galette
Mon Hollywood
C'est ma baby
Au tea for two
C'est ma lady
Mais ce n'est pas la ville qui est chantée. Hollywood représente l'archétype de l'Amérique.
Les amanats tristes:
Tu connais une femme lubrique à Moscou
Qui mange tes syllabes et les met dans ton bortsch
Il connaît une femme lubrique à Pékin
Qui mange sa muraille et la donne au Parti
Ici aussi, les villes citées ne le sont pas pour elles-mêmes mais sont amenées par le contexte. De même:
Dans l'ombre de Bayreuth pendant qu'un groupe anglais
Tire inlassablement ses salves électriques ("Les Musiciens)
Pour le reste, si Ferré préférait vivre à la campagne, je trouve qu'il parle peu de cette campagne dans ses chansons.
Il faudrait creuser cela.
Où alors il décrit la mer, une mer poétique qui renvoie à son monde intérieur:
C'est fini la mer c'est fini
Sur la plage le sable bêle
Comme des moutons d'infini
Quand la mer bergère m'appelle
Écrit par : Feuilly | lundi, 04 juin 2007
Feuilly, tu vois Saint-Tropez comme une ville ?
Je reviendrai sur la campagne. Il existe des textes qui la mettent en scène, évidemment sublimée. Et puis, il y a l'inspiration que j'ai qualifiée de panique -- mais nous étions tous tombés d'accord pour dire que cosmique convenait davantage -- dont on a parlé ici plusieurs fois.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 04 juin 2007
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