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mercredi, 17 septembre 2008

La relève

Enfin, il semblerait que les vieux briscards dans mon genre puissent commencer à passer la main. Sur le site de l’Harmattan, est mis en vente le livre de Céline Chabot-Canet, Léo Ferré, une voix et un phrasé emblématiques.

 

Je précise dès l’abord que, conformément à mon attitude habituelle, je ne parlerai pas de ce livre que j’ai commandé et pas encore reçu. Simplement, je relève ici la notice concernant l’auteur, qui figure en quatrième de couverture, telle qu’on peut la lire sur le site : « Céline Chabot-Canet est née en 1983. Après des études de chant et de musicologie, elle est actuellement attachée temporaire d’enseignement et de recherche au département « Musique et musicologie » de l’université Lumière-Lyon 2. Elle termine une thèse sur l’analyse de la voix et de l’interprétation dans la chanson française depuis 1950 ».

 

1983… Mes filles sont nées en 1981 et 1984. Céline Chabot-Canet pourrait donc être ma fille. Elle avait un an lorsque j’ai commencé à rédiger Léo Ferré, la mémoire et le temps. Ouf ! Les jeunes nous succèdent enfin, prennent la plume et publient. Et, apparemment du moins, pas n’importe quoi, pas la millième biographie erronée et mal torchée. Je précise que je ne connais pas cette jeune femme, ne l’ai jamais rencontrée, ne lui ai jamais écrit ni téléphoné. Je suis simplement ravi que quelque chose se produise enfin dans un domaine moins exploré et que cela provienne d’une personne jeune.

 

Que vaudra le livre ? Je n’en sais rien. Je me méfie un peu des ouvrages issus de masters, mais il ne faut évidemment pas se braquer sur ce point. Au dos du livre, on peut entre autres lire ceci : « Analyser la chanson, c’est souvent se trouver confronté à la dialectique texte-musique, privilégier l’un ou l’autre, et sous-estimer l’importance de l’interprétation, de la pratique vive et des variantes induites par la performance dans un genre qui relève pourtant de l’oralité, et, à ce titre, se caractérise par sa « mouvance », selon la formule de Paul Zumthor ».

 

Cela mérite au moins qu’on aille voir de quoi il retourne. Il ne faudrait pas oublier, en effet, ce que la voix de Léo Ferré a d’extraordinaire, ni ce que sa manière de chanter apporte de personnel. J’espère seulement être à même de comprendre ce que Céline Chabot-Canet a à nous dire.

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jeudi, 01 novembre 2007

Aspects de la recherche universitaire, II

Il y a peu, a paru chez Textuel un coffret de deux livres, Aragon et la chanson, travail dû à Nathalie Piégay-Gros, maître de conférences à l’université Paris 7 – Denis-Diderot. Le premier tome, La Romance inachevée, situe l’œuvre entière d’Aragon sous l’éclairage particulier de la mise en musique, certes, mais aussi de l’intérêt de l’auteur pour la chanson et de tout ce qui a pu inciter les compositeurs à écrire des musiques pour ses poèmes. Le second volet, Poèmes manuscrits mis en chansons, présente donc les manuscrits du poète qui ont été chantés. Pas tous, certes, mais un choix intéressant, avec le détail des coupes et autres « montages » effectués pour parvenir au texte des chansons.

Comme on l’imagine, plusieurs pages de cet ouvrage sont consacrées à Léo Ferré. On n’y apprend rien de vraiment nouveau mais au moins, rien n’est faux à part la date, stupide, annoncée en légende de la reproduction du 25-cm original : 1957 au lieu de 1961. Cette erreur ne se produit pas dans le texte : elle n’est pas imputable à l’auteur, mais aux services éditoriaux. L’auteur connaît le sujet (en d’autres temps, cette remarque aurait paru stupide mais, aujourd’hui, elle n’est pas superflue). Toutefois, les éditeurs n’ont encore pas compris, semble-t-il, que les universitaires et les journalistes – qui signent la plus grande partie de l’actuelle production imprimée – ne sont pas des écrivains, en tout cas pas nécessairement. La prose de Nathalie Piégay-Gros est correcte, c’était bien le moins, mais lourde en de nombreux endroits et les redondances sont légion. Passons. Si l’on n’apprend rien de neuf, que nous apporte cet ouvrage sur Aragon et Ferré, puisque c’est évidemment cette partie du sujet qui nous intéresse ici ?

Tout d’abord, il confirme l’existence d’une lettre envoyée par Léo Ferré à Aragon le 23 juin 1970, après le décès d’Elsa Triolet qu’il a appris avec retard. Il confirme également qu’il y eut une autre lettre, datée du 29 mars 1975, proposant à Aragon une nouvelle série de mises en musique. À ma connaissance, cette dernière information n’avait été donnée que par Jacques Vassal, dans son livre de 2003. Ici, la source est officielle, puisque la lettre est incluse dans le fonds Aragon déposé à la Bibliothèque Nationale de France. Il confirme enfin l’existence de trois chansons d’Aragon totalement inédites : L’Encor, Une fille au bord du Xenil et Gazel au fond de la nuit, tirées du recueil Le Fou d’Elsa. L’auteur dit tenir ces informations directement de Mathieu Ferré.

Enfin, Nathalie Piégay-Gros estime que les relations entre les deux hommes étaient ambivalentes : «  Les relations qu’Aragon a entretenues avec les artistes qui l’ont chanté ont été parfois marquées par l’ambivalence (c’est sûrement le cas avec Ferré) » écrit-elle, page 22. On veut bien l’admettre mais elle ne donne aucune raison à cela, du moins immédiatement. Il faut attendre la page 79 pour lire ces lignes où elle évoque « les réserves du Parti communiste, sans doute partagé entre l’effet de popularité que Ferré apporte à celui qui est le poète officiel, le grand chantre, l’icône du Parti… et l’anarchie du chanteur. Le succès des chansons de Ferré (et tout particulièrement celui de L’Affiche rouge) est tel que la perception que l’on a de lui est amenée à changer : alors qu’il est mal vu des communistes, comme le rappelle Pierre Hulin – au point qu’il n’y ait pas une fête de l’Humanité sans qu’un membre du Parti vienne couper ou baisser la sono qui diffuse, par exemple, Jolie môme – il est toléré, voire admiré, lorsqu’il popularise Aragon ».

Elle ajoute : « Les relations entre les deux hommes étaient ambivalentes pour une autre raison : quelle que soit la reconnaissance qu’Aragon a toujours manifestée envers les chanteurs, il lui arrivait de se sentir dépossédé de certains de ses textes par leur travail. Les chansons médicores peuvent être redoutables, parce qu’elles trahissent le poème et l’affaiblissent en le plombant ou, au contraire, en le délestant d’une gravité qui lui est essentielle. Mais les chansons merveilleuses, talentueuses font accéder la poésie à une autre dimension, par laquelle, en un sens, elle échappe à son auteur. Et cela, d’autant plus que Ferré se pensait et se voulait poète : la rivalité entre les deux hommes recoupe celle de la poésie et de la chanson, où se mêlent la fascination et la méfiance, l’attirance et la suspicion. Quoi qu’il en soit, Ferré semble avoir conservé une grande tendresse pour Aragon, certes toujours mâtinée chez lui d’insolence, mais sincère sans aucun doute ».

L’attitude des communistes envers Léo Ferré n’est peut-être pas aussi simple que l’expose Nathalie Piégay-Gros. Il a participé à des ventes du Comité national des écrivains (CNE), a eu les honneurs des Lettres françaises à plusieurs reprises : il est vrai que tout cela se faisait sous la houlette d’Aragon. Il a participé à des fêtes de l’Humanité, a invité Georges Marchais à lui rendre visite chez lui (il n’y est pas allé), a connu Jack Ralite, maire d’Aubervilliers qui fut ministre communiste au début du septennat de Mitterrand. En 1982, à la cérémonie funèbre d’Aragon, place du Colonel-Fabien, j’ai entendu les mélodies de Ferré parfaitement audibles à côté de celles de Ferrat…

Le deuxième volume est construit d’une manière constante. Il présente le titre original du poème d’Aragon ; la source bibliographique ; le nom de quelques interprètes ; le manuscrit lorsqu’il existe (manuscrit de travail ou mise au net) ; le texte imprimé avec les repentirs indiqués entre crochets et où figurent, en rouge, les passages effectivement chantés, en noir, ceux qui ont été coupés par le compositeur ; enfin, une glose, plus ou moins longue, de Nathalie Piégay-Gros, intéressante et documentée. Il ne s’agit pas de génétique des textes à proprement parler, mais d’une présentation détaillée, montrant le cheminement du poète dans son écriture d’une part, du compositeur dans la construction de la chanson d’autre part. Là encore, qui a lu les livres d’Aragon a forcément vu les différences mais, pour qui ne connaît pas les parutions originales, il y a matière à connaissance nouvelle.

Les chansons présentées sont au nombre de trente-deux (sur quelques deux-cents poèmes d’Aragon mis en musique). S’agissant de Léo Ferré,  six sont retenues : Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, L’Étrangère, Je chante pour passer le temps, Elsa, Il n’aurait fallu et L’Affiche rouge. On observe que, quel que soit le propos, ces titres sont les plus systématiquement cités, retenus, examinés, interprétés, étudiés. C’est bien dommage pour Blues et Je t’aime tant, par exemple, mais c’est subjectif.

On regrettera seulement la présentation « gadget » de cet ouvrage. Il y a deux tomes alors qu’un seul aurait suffi, avec deux parties bien distinctes. L’avantage des deux volumes est pour l’éditeur uniquement : il autorise un coffret. Or, la présentation sous coffret est très à la mode, en ce qui concerne les DVD, les disques ou les livres. Dans la perspective de Noël, les magasins en regorgent. D’où celui-ci, élégant quoique sans imagination aucune et parfaitement inutile. On se demande encore pourquoi les titres de chapitres ou de sections ont été imprimés verticalement, seule et stupide fantaisie typographique, entièrement gratuite. Ce qui est une façon de parler pour un coffret vendu cinquante euros.

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samedi, 19 mai 2007

Aspects de la recherche régionale

Dans la note intitulée Trois aspects de la recherche universitaire, j’avais évoqué des travaux publiés dans les domaines juridique, littéraire et sociologique. Dans Aspects de la recherche musicale, une étude spécifiquement consacrée à ce domaine. Voici à présent une étude consacrée au domaine régional.

 

Roger Klotz, « Images de Monaco et Bordighera dans une œuvre de Léo Ferré », in Recherches régionales, n° 186, avril-juin 2007. Cinq pages.

Les érudits locaux ne pouvaient pas ne pas s’emparer de Benoît Misère, afin d’y traquer la source régionale, locale, et son interprétation par Ferré, sa transfiguration en fait littéraire. L’entreprise se justifie parfaitement. On regrettera seulement qu’ici, elle soit d’une qualité discutable. La paraphrase ne saurait tenir lieu d’analyse littéraire, historique, sociologique. Il ne suffit pas de citer des passages du roman et d’ensuite répéter leur contenu en le délayant.

Klotz attribue à Ferré une symbolique du peuple monégasque réduite à Barba Chino et à tante Magdaléna. Cela n’engage que lui. Dans la galerie de personnages que présente le roman, on se demande vraiment pourquoi il n’a cru bon de retenir que ces deux-là. Car ce choix, respectable en soi, n’est pas expliqué autrement que par des extraits du livre et leur paraphrase immédiate. Tout juste si Klotz précise en cinq lignes qu’il voit en ces passages « un exposé d’ethnographie qui souligne l’imprégnation du peuple monégasque [par] certains aspects de la culture italienne ». La chose est indéniable, mais il ne suffit pas de l’affirmer, la paraphrase n’ayant pas valeur de preuve, ni même de raisonnement.

L’idée maîtresse de cette étude est que Léo Ferré veut « se libérer d’une certaine anxiété par l’évocation utopique du pays de son enfance ». C’est certainement vrai, encore fallait-il montrer où se situait l’originalité de Ferré dans ce roman, car le refuge dans une enfance idéalisée est quelque chose d’extrêmement fréquent en littérature.

Klotz poursuit l’exposé de ses choix. Tante Magdaléna serait « une mère symbolique » dont le blanc (rappelons qu’elle s’occupe de la blanchisserie) « semble symboliser les vertus mariales ». Léo Ferré, et Benoît Misère avec lui, avait bien une mère aimante et qu’il aimait. S’il eut des problèmes, ce fut avec son père, jamais avec sa mère. Pourquoi serait-il allé faire un transfert, même uniquement littéraire, sur sa tante ? En tout cas, Klotz l’affirme et cette affirmation lui paraît un raisonnement suffisant. Il s’en prend ensuite au rouge, incarnant « le mystère de la vie », selon une citation qu’il fait du Dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant. Dont acte, cette fois encore. Ce qui lui permet de noter : « Il y a bien, dans cette manière dont Léo Ferré fait apparaître l’univers monégasque, une évocation symbolique de l’univers maternel ». C’est très possible, mais Klotz se contente de le dire. Ce n’est pas parce qu’il écrit : « Il y a bien » qu’il y a effectivement.

Il enchaîne en se demandant pourquoi Ferré a fait de Monaco un univers maternel utopique. Citation d’extraits et paraphrase, encore une fois. Ensuite, pourquoi Ferré a-t-il connu le désespoir à Bordighera ? Parce qu’il avait rompu avec l’univers maternel. Klotz écrit cela à la quatrième page. Malheureusement, on le sait depuis 1970, date de la première édition du roman. Peut-être le commentateur a-t-il quelque chose de nouveau à apporter ? Un éclairage particulier ? Non : il cite et répète en délayant.

Il conclut : « Benoît Misère est donc l’œuvre par laquelle Léo Ferré se libère de ceux qui ont encadré sa « prison » enfantine ». L’emploi de la conjonction « donc » est souvent amusant. Il laisse entendre qu’on a  démontré précédemment ce qu’on expose maintenant en un résumé. Ici, Klotz n’a rien démontré du tout.

La seule idée intéressante, dans cette étude, se présente à la fin : « Léo Ferré a peut-être eu besoin de revivre en rêve son utopie monégasque parce que sa ville est pour lui une cité essentiellement populaire : il s’appuie sur un univers maternel ensoleillé et plein d’une véritable bonté pour refuser un univers fondé sur des structures sociales bourgeoises ». Dommage que Klotz n’ait pas cru nécessaire d’écrire cela au début de son article et de développer ensuite en argumentant. Pour appuyer cette idée, que fait-il ? Il cite. Et, sans doute pour laisser à Ferré le mot de la fin, il ne se livre pas ensuite à la paraphrase habituelle. Que cite-t-il ? La préface de Poète… vos papiers ! Il a tout fait à l’envers.

 

Remerciements : Patrick Dalmasso.

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lundi, 16 avril 2007

Aspects de la recherche musicale

Dans la note intitulée Trois aspects de la recherche universitaire, j’avais évoqué des travaux publiés dans les domaines juridique, littéraire et sociologique. Voici à présent une étude consacrée au domaine musical, ce qui, très curieusement, est plutôt rare.

 

Céline Chabot-Canet, « Le populaire à l’origine du savant chez Léo Ferré. Entre métissages et paradoxes », in L’Éducation musicale, n° 541-542, mars-avril 2007. Sept pages.

L’auteur de l’article est pianiste, chanteuse et musicologue. Elle est aussi membre de l’International association for the study of popular music (IASPM). Sa notice biographique indique qu’elle va publier Le Phrasé vocal chez Léo Ferré, mais ne donne aucune précision : s’agit-il d’un nouvel article ou d’un ouvrage à paraître (où et quand) ? À suivre, car le titre est prometteur.

Dès l’abord, une heureuse surprise : les dates données sont exactes, les références fournies le sont aussi et les citations sont justes. Ce n’est pas si fréquent. Cela dit, on attendait un article un peu moins général, en lisant : « Nous étudierons les divers procédés employés par Ferré pour métamorphoser la chanson française en un genre savant, puis ceux utilisés en vue d’une popularisation du savant. Enfin, nous nous questionnerons sur la nature des relations entre savant et populaire chez Ferré : s’agit-il plus d’une fusion ou d’une juxtaposition ? » Le problème est parfaitement posé, mais le texte proposé n’y répond pas. Il ne parle d’ailleurs pas suffisamment de musique proprement dite.

L’exposé est juste, qui évoque « l’originalité par rapport à la chanson française contemporaine et la spécificité de l’artiste, aussi bien sur le plan compositionnel et structurel qu’interprétatif », qui relève que « l’influence et la connaissance approfondie du répertoire savant tiennent un rôle prépondérant dans l’élaboration de ce style très particulier, présage du caractère largement hétéroclite qui marqueront (sic) ses derniers concerts ».

« Un rapide préliminaire biographique », qui n’apporte rien que l’on ne sache déjà, ouvre l’article. Une remarque est intéressante : « Il est inévitable que Ferré ait été confronté enfant à la chanson populaire, laquelle constituait la majeure partie du paysage radiophonique ambiant de l’époque, cela même si cette formation, par imprégnation, s’inscrit curieusement en creux dans sa biographie ». Cette phrase rappelle l’idée que m’avait proposée Patrick Dalmasso, qui a conduit à l’écriture du texte Cet air qu’on cherche. Céline Chabot-Canet poursuit, citant « les références intertextuelles empruntées à la culture savante, mais également en s’éloignant du cadre traditionnel lié au genre ». Elle montre que « ce glissement de la chanson vers la musique savante passe également par la destructuration progressive de toutes les caractéristiques traditionnelles du genre jusqu’à lui échapper totalement, ce qui conduit Ferré à l’élaboration d’une esthétique inédite ». Tout cela est parfaitement exact, mais n’est pas nouveau, a été dit partout : toutes les sources sérieuses le relèvent. Pour l’auteur, la « destruction de la chanson traditionnelle » s’exprime par la fin de l’alternance couplet-refrain, du moins systématiquement ; l’allongement de la durée des textes enregistrés ; l’abandon de la mélodie pour un texte parlé ; une complexification du texte (« le langage poétique emprunte parfois à l’hermétisme ou à l’écriture automatique surréaliste »). Tout est vrai, rien n’est neuf. Ferré parvient donc à produire « un genre musical inouï ».

Avec intelligence, l’auteur relève que, pour Léo Ferré, « le public doit recevoir la musique comme il reçoit la chanson, c’est-à-dire par communication purement émotionnelle et instinctive, ce qui n’est pas sans introduire une certaine contradiction chez celui qui fait justement de la chanson un genre qui n’est pas immédiatement déchiffrable ». Cette notation est d’autant plus intéressante qu’elle est suivie d’une considération qui m’est chère, à savoir qu’il n’existe pas de contradictions, uniquement des complémentarités. Céline Chabot-Canet le dit : « L’auteur-compositeur est au centre de réseaux complexes, s’efforçant de concilier des notions en apparence paradoxales et pourtant complémentaires : le glissement d’un genre populaire vers le savant et l’ouverture du savant au populaire ».

Céline Chabot-Canet ne manque pas de relever de façon parfaitement justifiée ce qui est indéniable et dont beaucoup ne veulent pas entendre parler, la sensibilité de Léo Ferré « à la musique liturgique et à sa solennité », dont elle nous dit qu’« elle apparaît tout d’abord dans la diction très spécifique de Ferré, dont le ton parfois monocorde et proche du recto tono, entre voix parlée et voix chantée, rappelle la cantillation religieuse. (…) La diction se rapproche ainsi d’une sorte de récitatif liturgique qui installe une atmosphère solennelle ». Elle parle d’« un chœur qui évoque la foule et le peuple et qui n’est pas sans rappeler les voix des fidèles lors des cérémonies religieuses ». Elle ajoute un peu plus loin que Ferré se sert de cette méthode « pour renforcer la portée de son discours, lui conférant le caractère d’autorité incontestable et de vérité indéniable propre aux discours religieux ». On n’a pas assez dit, je pense, l’influence de son éducation catholique sur l’écriture littéraire et musicale de Léo Ferré. Qu’il l’ait rejetée est une chose, que son empreinte soit niée en est une autre. D’où lui viendrait alors cette notion permanente de la transgression et du plaisir dans le péché ? Céline Chabot-Canet a raison d’évoquer ce point qui méritait un plus ample développement. On espère qu’elle y reviendra.

Cette étude est rédigée dans une langue simple, jamais absconse, ce que j’apprécie toujours. Elle est parfaitement accessible à des lecteurs non musicologues, mais l’on n’y apprend rien de fondamentalement nouveau. Il reste que la présente note n’est qu’une indication de lecture : il me paraît délicat, en effet, de faire la critique d’un article critique.

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dimanche, 25 février 2007

Jalons pour une future biographie de Léo Ferré

Si l’on excepte les ouvrages de circonstance, publiés par exemple, et en nombre, à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de Léo Ferré, si l’on omet quelques autres volumes biographiques vraiment très succincts et si l’on exclut les documents, essais et exégèses qui lui ont été consacrés, il ne demeure qu’une biographie stricto sensu, celle que signa Robert Belleret en 1996, qu’il commença à rédiger deux ans plus tôt.

Le recul dont on commence à disposer aujourd’hui doit permettre d’aller plus loin, surtout si l’on tient compte des publications, éditoriales et phonographiques, d’œuvres inédites, comme des travaux effectués dans l’intervalle et de leur apport. Il n’existe pas jusqu’à présent de biographie « scientifique » de Ferré. L’improbable grande somme, l’utopique grand tout, se trouvant naturellement hors de portée, on peut néanmoins penser que la biographie de Léo Ferré reste à écrire. Par rapport à l’importance du poète dans son époque et à la durée de sa création artistique – près d’un demi-siècle – il m’apparaît, après réflexion, que ce travail ne peut raisonnablement compter moins de mille pages, voire davantage, qu’il doit évidemment rectifier les erreurs antérieures et combler les manques ou insuffisances, d’ailleurs explicables, des livres précédents. On attend une biographie qui rende un compte exact de la durée, qui prenne son temps et s’interdise de survoler telles ou telles années au profit de telles autres.

Les témoignages les plus importants ont déjà été recueillis, certains plusieurs fois, et publiés. Il ne peut être question de les solliciter à nouveau. Le nombre de souvenirs dont chacun dispose est forcément limité et, au-delà, fussent-ils passionnants, on ne peut que les répéter sous une forme ou une autre. Il faut, par conséquent, en reproduire l’essentiel et en demander de nouveaux à des personnes auxquelles, semble-t-il, et curieusement, personne n’a pensé. Le problème le plus évident est bien sûr que le recul obtenu a un corollaire tragique, la disparition des protagonistes.

Il faut aussi sortir de cette tendance biographique généralisée qui consiste à découper la vie du modèle en tranches et, pour Léo Ferré plus précisément, en périodes, lesquelles sont la plupart du temps déterminées en fonction des différents producteurs phonographiques qui l’ont inscrit au catalogue de leur maison. Cette hiérarchisation, en grande partie fausse, a montré ses faiblesses et c’est en cela que le recul est bénéfique. L’autre critère de découpage erroné consiste à imaginer des périodes liées à ses différentes épouses. C’est tout aussi inexact. L’erreur la plus grande consiste à croiser, autant que faire se peut, les deux critères et à aboutir ainsi à une vision parcellaire, morcelée et fausse de l’existence et du travail de Ferré. Car, au vrai, toutes et tous jouèrent tous les rôles que l’on voudra, eurent l’importance et l’influence qu’on ne leur nie certes pas, mais enfin, lorsqu’il fallut « y aller », ce fut lui qui « y alla », lui et pas un autre, pas une autre. Le seul découpage possible reste celui de réelles fractures – j’évite à dessein le terme de « ruptures », qu’on rapprocherait à tort des ruptures sentimentales – dans la vie et l’œuvre de l’artiste. À condition, toutefois, de pouvoir déterminer celles-ci avec précision, ce qui présente d’authentiques difficultés. Une vie ne tient pas dans un livre, naturellement. Une vie s’écoule en plusieurs directions à la fois, s’implique dans la durée et se dégage dans l’instant, s’équilibre sur le fil d’une simultanéité funambule, alors que la biographie, fût-elle uniquement chronologique, demeure contrainte dans l’espace-temps d’un volume.

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vendredi, 12 janvier 2007

Trois aspects de la recherche universitaire

Le commentaire ferréen, ce n’est pas seulement la rubrique des spectacles des quotidiens, les potins de tel ou tel magazine, les sites de vente et d’enchères. Discrètement, la recherche s’installe. La vie et l’œuvre de Léo Ferré font ainsi, parfois, l’objet d’études universitaires fort spécialisées qui portent sur des domaines très différents. J’ai relevé trois textes, mais il en existe certainement davantage.

 

Domaine juridique

Claude Champaud, « Apollon et Mercure, à propos de l’affaire Léo Ferré-Barclay », in Revue internationale du droit d’auteur, n° LXI, juillet 1969. Vingt-quatre pages (édition trilingue français-anglais-espagnol).

Passionnante étude de Claude Champaud, professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de Rennes, qui montre que l’affaire de la chanson À une chanteuse morte est un avatar du conflit permanent qui, entre l’art et le commerce, existe depuis la nuit des temps. Loin des potins et des cancans habituels, Champaud pose le problème de « la nature juridique du disque en tant qu’œuvre artistique, par exemple, et par voie de conséquence, la consistance et l’étendue des droits que l’artiste peut revendiquer sur cette œuvre ». Il pose une autre question, celle de « la censure que l’éditeur peut exercer sur l’œuvre de l’auteur-exécutant à raison des répercussions que les paroles censurées pourraient avoir à son égard ». Il étend les problèmes du droit de la propriété intellectuelle à ceux posés par l’invention du microsillon et du transistor. Dans une langue d’une parfaite limpidité, loin de tout jargon juridique, Champaud renvoie dos à dos mais avec une évidente sympathie et une grande honnêteté, Léo Ferré, « le poète, un vrai, qui chante aussi bien qu’il écrit les paroles et la musique », poète qui « remplit une fonction sociale évidente et défoulante en faisant vibrer la corde anarchiste qui, dans l’âme des Français, se rencontre tout à côté de la corde cocardière » – et l’éditeur, « efficace et chanceux, qui connaît son métier et son marché et sait aussi bien faire éclore les éphémères talents qu’éditer les génies confirmés ». Il met en scène l’ombre « de la chanteuse morte, sainte et idolâtrée » et « le personnage inquiétant de l’impresario de l’idole vivante ». Une étude d’une réjouissante intelligence et, j’y insiste, d’une parfaite lisibilité, avec toutes les analyses juridiques qu’on peut souhaiter et une conclusion ouverte, comme il se doit. Un texte de haute tenue.

 

Domaine littéraire 

Alain Corbellari, « De Rutebeuf à Léo Ferré : les fortunes du "poète maudit" », in Médiévales, n° 23, « Réception du Moyen-Âge dans la culture moderne », Amiens, Presses du Centre d’études médiévales de l’université de Picardie, 2002. Neuf pages.

Cette étude serait intéressante si, d’évidence, ne la sous-tendait pas une très nette défiance de l’auteur envers Léo Ferré. On s’étonne même d’une si faible sympathie dans la mesure où Corbellari reconnaît « la voix inspirée du chanteur », reconnaît encore qu’« on ne parviendra ni à prouver avec certitude que sa connaissance de l’ancien français est défectueuse, ni (et encore moins) que sa chanson [est] un patchwork stylistique ». Ce que l’auteur veut signifier, lorsqu’il en arrive, dans son étude, à Ferré, c’est que celui-ci a démonté les poèmes originaux pour effectuer un montage propre, ce que tout le monde sait depuis 1955. Ce qui est plus intéressant, c’est sa démonstration qu’en effectuant ce montage, Léo Ferré a fait de Rutebeuf son double et qu’il a tiré le sens des poésies originales vers une complainte du poète maudit auquel lui-même s’identifie. L’acharnement que met Corbellari à le prouver devient très étonnant, dans la mesure où on l’admet sans difficulté. Le problème est que, parlant de la chanson, le médiéviste avance deux dates et que les deux sont fausses. Il nous assure sans rire que Pauvre Rutebeuf date de 1958 (sans doute parce qu’il ne connaît que l’enregistrement effectué à Bobino en janvier de cette année) et parle ensuite d’une autre version « extraordinairement étirée » qu’il date de 1990 (il faut sans doute lire 1986, dans l’enregistrement du spectacle du TLP-Déjazet, Léo Ferré chante les poètes). Corbellari écrit : « L’équation pauvreté = liberté = génie dessine l’auréole du poète maudit autour du chanteur », ce qui est ignorer totalement le dégoût sans fin qu’inspirait à Ferré la pauvreté qu’il avait connue (« La vie d’artiste, l’important, c’est de pouvoir en sortir », disait-il, en cela précédé et conforté par Rimbaud : « J’exècre la misère »). Il déduit que « les modifications que Ferré apporte au contenu s’expliquent bien mieux par une adaptation directe du texte original que par un travail sur des versions plus ou moins traduites et un détail textuel (le "droit au cul", coquille pour "froit au cul") désigne sa source de manière sûre : c’est l’anthologie médiévale de la Pléiade, dirigée par Albert Pauphilet en 1952 ». On le croit sans peine. On aime moins lorsqu’il parle de « tripatouillage », avançant que Ferré « refusant (ou ne comprenant pas ?) la technique du "tercet coué" » transforme « les vers entrelacés de Rutebeuf en une série de petites strophes autonomes qui éloignent le texte de sa versification première pour le rapprocher des conventions modernes de la poésie strophique chantée » – ce qui est parfaitement exact mais le terme de « tripatouillage » évoque une malhonnêteté qui n’est certainement pas réelle. On mesure aussi combien Corbellari refuse (ou ne comprend pas ?) le travail de « mise en chanson », comme disait Aragon, d’un poème original : les textes d’Aragon (et de nombreux autres) devenus chansons sont aussi découpés et remontés, pas seulement chez Ferré (Ferrat s’en donne à cœur joie et Brassens coupe des strophes multiples chez Hugo). Au fond, c’est toujours le refus de la poésie chantée, problème longuement évoqué ici dans le texte Avec Luc Bérimont, question qui a fait se déchirer intellectuellement tant d’auteurs durant des années, au mépris de l’histoire de la poésie, chantée dès l’origine. La preuve : « Il a fallu attendre le livre de Nancy Freeman-Regalado, en 1970, pour voir paraître la première étude érudite sérieuse sur Rutebeuf, alors même que le poète connaissait un succès public si retentissant ; mais ceci explique peut-être cela ». Pour Corbellari, la chanson et le succès populaire empêchent l’étude sérieuse. Attitude de mandarin car, au vrai, en quoi est-ce incompatible ? On ne recopiera pas ici l’ensemble des accusations portées contre Ferré, ce serait long et vain. Il suffira peut-être de relever que l’auteur attribue à Léo Ferré, parmi ses transformations des poèmes originaux, « un suggestif syntagme ». Quel est-il ? « Pauvre d’hiver ». Est-il utile de préciser que la chanson ne contient nulle part ce syntagme ? On regrette cette aigreur de la part de l’auteur de l’étude : ce qu’il avance n’est pas faux, peut à tout le moins être pris en compte. Il n’était pas besoin de tant d’acrimonie pour exposer un point de vue légitime.

 

Domaine sociologique 

Peter Hawkins (du département de Français à luniversité de Bristol), « The career of Léo Ferré : a bourdieusian analysis », in Barbara Lebrun et Catherine Franc, « French popular music conference », actes du colloque de luniversité de Manchester, Angleterre, 19-20 juin 2003, publiés dans la revue Copyright Volume !, n° 2, 2003. La préface indique : « Analysant la carrière de Léo Ferré à travers le modèle sociologique de Pierre Bourdieu, Peter Hawkins démontre à la fois la fascinante ambivalence de l’artiste (dont l’engagement politique s’accompagne d’un fort succès commercial) et les limites de cet appareil théorique (qui souligne le processus de légitimation culturelle mais omet le rôle des facteurs politiques) ». Treize pages.

Très décevante communication, d’autant plus décevante qu’elle constitue – à ma connaissance, évidemment – le seul document en langue anglaise consacré à Léo Ferré. Une série de portes ouvertes qu’on enfonce gaiement. Rien de neuf n’est apporté. Il n’y a pas de commentaire à proprement parler, moins encore d’étude, seulement un bref exposé de la vie et de l’œuvre de Léo Ferré découpées en périodes (avec de nombreuses dates fausses). La conclusion est que Ferré n’a pas pu réunir les trois champs (chanson populaire, musique classique, poésie mise en musique et chantée) de sa création, champs que délimite Hawkins, suivant en cela Bourdieu, dit-il (tout en précisant que le modèle de Bourdieu est insuffisant puisqu’il ne comprend pas de champ politique). Il n’est pas parvenu à effectuer cette fusion qu’il portait en lui, c’est-à-dire à l’installer durablement dans la culture française. Selon Hawkins, Ferré était, politiquement, d’un anarchisme vécu non comme un programme politique mais comme une prise de position morale et individuelle, alors qu’il était plutôt proche, en réalité, du Parti communiste (adhésion de cinq minutes en 1948, disque d’Aragon, admiration de Marx, fête de L’Humanité sont les exemples donnés par l’auteur, sans aucune espèce d’éclairage).

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