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mardi, 30 janvier 2007

Benoît Misère, histoire d’un livre

Je propose ci-après un article que j’avais donné aux Cahiers d’études Léo Ferré, qui a paru en 2002 dans le n° 6. Pour sa publication en ce lieu, je l’ai légèrement complété.

 

Benoît Misère est l’unique roman publié par Léo Ferré. Il entreprend sa rédaction à Paris, dans son appartement du boulevard Pershing, aujourd’hui disparu, le dimanche 25 novembre 1956. C’est le début d’une longue histoire.

En 1961, il répond à une interview non signée et signale l’existence de cette œuvre à laquelle il travaille depuis cinq ans mais, bien sûr, de façon discontinue [1]. L’éditeur René Julliard retient rapidement le livre, mais il meurt le dimanche 1er juillet 1962 et le roman, finalement, reste en souffrance. La même année, Ferré mentionne de nouveau, au cours d’un entretien avec Charles Dobzynski au moment de son récital à l’ABC, que le livre va paraître [2]. En fait, Léo Ferré ne cessera d’y travailler que le mardi 9 juin 1970, date à laquelle il l’achève enfin, à Florence. Au total, il lui aura fallu quatorze années pour écrire son ouvrage.

Comme on le sait, il s’agit du récit de ses initiations. À la merveilleuse enfance monégasque aux goûts de soleil, de sauce tomate cuite durant des heures, de mandarine, aux odeurs de mer, enfance durant laquelle croisent autour de lui des personnages magnifiquement dépeints par l’écrivain parvenu à l’âge adulte, succède le déchirement de l’entrée au collège des frères des écoles chrétiennes, à Bordighera, au-delà de la frontière italienne. Huit années de « prison », d’apprentissage de la solitude et de la liberté intérieure, du refus. Le petit Benoît découvre la musique dans une crèmerie où l’emmène sa mère, qui est venue le voir dans son pensionnat, son enfermement, son exil. Puis il s’invente des amours – la fille aux souliers à semelles de crêpe –  et un double, Dobrowitch dit Dobro. Et devient un homme.

L’écrivain Jean-François Revel travaille dans l’édition. Il est présenté à Léo Ferré par son épouse Claude Sarraute, qui tient alors la chronique de variétés du Monde en lui insufflant un esprit et une qualité rarement connus dans ce domaine. Revel obtient de Ferré qu’il termine son travail et le rende enfin public. Il lui propose de le donner à Robert Laffont.

medium_BM_201.2.jpgC’est ainsi qu’achevé d’imprimer le jeudi 10 septembre 1970, le roman paraît chez Laffont au mois d’octobre. Le livre est ceint d’un bandeau vert (bleu marine par la suite), qui indique : « Le premier roman de Léo Ferré » en caractères blancs.

Un encart en noir et blanc paru dans la presse présente une photographie du poète et annonce : « Un premier roman qui conte les enfances d’un grand poète. L’histoire d’un de ces gosses, de tous ces gosses que l’on met en prison à neuf ans » [3].

Le mercredi 28 octobre 1970, Michel Polac présente l’ouvrage dans l’émission télévisée Post scriptum. Paul Guimard expose le sujet du livre et Jean-Pierre Chabrol explique qu’il l’a lu sans indulgence et l’a aimé. Quatre lecteurs donnent leur opinion, dont l’une est négative. Ferré, présent, apporte quelques précisions.

À Marseille, le quotidien Le Provençal commente le roman dans sa longue chronique littéraire du dimanche, et titre à son sujet « Contestation en rose ». Un portrait de Léo Ferré illustre l’article. Bien entendu, dans un journal du midi, le côté méditerranéen de l’histoire est particulièrement souligné. On insiste sur l’enfance ensoleillée de l’artiste. « Le seul fait que l’action se déroule entre Monaco et Bordighera, dans un "climat" typiquement méditerranéen et avec des personnages dont la plupart ont la truculence et la tendresse de ceux de Pagnol, ne peut pas ne pas être pour nous le fait essentiel. Il y a entre Ferré et nous un merveilleux sentiment de complicité et il n’est pas jusqu’aux critiques que l’on puisse formuler qui nemedium_BM_202.4.jpg naissent précisément de cette complicité. Étant "en pays de connaissance", il peut arriver que nous ne nous "reconnaissions pas" nous-mêmes dans l’interprétation parfois insolite que Ferré nous propose de souvenirs qui sont à la fois les siens et les nôtres. Rien de plus excitant d’ailleurs, car il est aussi "plaisant" d’être enchanté par ses évocations qu"amusant" de les contester. […] Benoît Misère est fait de "morceaux de bravoure", c’est un roman lyrique, le contraire même d’un "nouveau roman". Par le rebondissement de l’invention, il fait songer au mot d’un des personnages (à propos de Monte-Carlo, bien sûr) : "Le sucre d’orge du hasard et de la chance". Rien de superficiel pourtant, car le délire verbal se fonde sur une sensibilité infiniment riche. On se doit de signaler entre réussites majeures les variations sur l’odorat, "la terrifiante entreprise de sentir" et l’univers de Benoît est pour une bonne part "olfactif" : "Ma mémoire d’éléphant est une mémoire de nez…" (cf. ce qu’il dit de l’encens et des mandarines de Noël). Quant aux pages sur le "cimetière du temps", où il évoque son oncle, l’horloger, elles sont simplement fascinantes. Qui nemedium_BM_203.2.jpg lira sans émotion ce qu’il nous dit des fiacres et des trams de naguère ? Je m’excuse d’avoir si maladroitement parlé de ce livre, mais comment le commenter alors qu’il est envoûtant comme une chanson de Ferré ? Tout est dans le ton, dans la voix. Ce manifeste du désespoir et de l’espoir est aux antipodes de certaines recherches. Comme Ferré a raison : "Du jour où l’abstraction, voire l’arbitraire, a remplacé la sensibilité, de ce jour-là date non pas la décadence, qui est encore de l’amour, mais la faillite de l’art." Puisse sa leçon être entendue ! » [4].

On ne peut toutefois manquer de remarquer que la construction de Benoît Misère n’est pas à proprement parler celle d’un roman. Il s’agit de seize chapitres très distincts, qui feront dire ceci à Georges Coulonges, plusieurs mois plus tard, lorsqu’il consacrera au volume une note de lecture, dans la revue littéraire Europe : « Pottier appelait son héros Jean Misère et le mettait en chansons. Ferré abandonne la chanson pour mettre Benoît Misère en roman. Roman ? Je n’en suis pas sûr. Que Ferré nous dise: "Ce livre n’est pas autobiographique" ne suffit pas à nous convaincre : il s’agit de cet ouvrage commun à beaucoup où le je de la maturité se plonge avec délectation dans les medium_BM_204.2.jpgjeux de l’adolescence. En fait, Benoît Misère, c’est, dans une ambiance monégasque, Le Petit Chose ou Le Grand Meaulnes qui, devenu adulte, réinvente pour nous le musée Grévin de ses amis et de ses tortionnaires. Ils s’appellent Mme Tirette ou Barba Chino, Je Tâte ou Stradi, la plume de Ferré leur donne une vraisemblance pittoresque mais, invités à contempler leurs portraits successifs, nous n’avons pas pour autant l’impression qu’ils forment un roman. Une aimable collection de gravures anciennes plutôt, que l’auteur contemple tour à tour avec tendresse ou avec une ironie désabusée » [5].

Pour présenter une émission de télévision, Jacques Marquis reviendra sur le sujet dans Télérama : « Ce Benoît Misère qui s’accrochait "comme une bernique au fond du trou noir" et raconte les "ciels désespérés de son enfance", avec la verve d’un Pagnol, mais canaille, vindicatif, amer et douloureux, c’est Léo Ferré » [6]. Plus tard encore, dans La Semaine radio-télé, Luc Seyral rappellera : « Benoît Misère, l’histoire d’un personnage qui lui ressemble comme un frère » [7].

medium_BM_205.2.jpgPagnol, Le Petit Chose, Le Grand Meaulnes ! À l’unisson ou presque, les chroniqueurs en appellent au classique imaginaire – ou non – de l’enfance littéraire. Au vrai, si Ferré avait poursuivi – mais ce n’était pas son propos – le récit de la vie de son héros, les journalistes eussent sûrement évoqué le souvenir de Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale. Cela dit, il est des compagnonnages moins prestigieux ! On remarquera cependant combien est répandu ce que l’on tient ici pour le vice absolu, la comparaison. Quand cessera-t-on de mettre des œuvres en parallèle ?

Le livre sera réédité plusieurs fois. Une première fois chez Plasma, en mars 1980. Une seconde au Gufo del Tramonto, les éditions fondées par Léo Ferré lui-même, en novembre 1989. Une troisième fois enfin, en mars 2001, dans une présentation entièrement nouvelle, par La Mémoire et la Mer, maison d’édition que dirige Mathieu Ferré. Entre temps, il aura fait l’objet d’une traduction en italien due aux soins de Giuseppe Gennari, qui fut publiée chez Gianni Maroni Editore en mai 1994. Gennari reprendra plus tard sa traduction et la fera reparaître sous le titre Mi racconto il mare, chez Lindau, en 2003. Il aura donc, au total, offert six visages.

medium_BM_206.2.jpgMaintenant, Benoît Misère est de nouveau disponible et le demeurera. L’aspect peu orthodoxe que lui reprochait la critique le sert finalement car, hors du temps, hors des modes, le roman de Léo Ferré peut être lu aujourd’hui comme en 1970. Il ignore les rides, littéraires ou autres. L’enfance est une œuvre originale et la vie, une série de rééditions.

__________________________

[1]. Chansons, octobre 1961.

[2]. Les Lettres françaises du 7 au 13 décembre 1962.

[3]. Le Nouvel Observateur du 16 novembre 1970.

[4]. Le Provençal du 29 novembre 1970.

[5]. Europe, avril-mai 1971.

[6]. Télérama du 3 octobre 1971.

[7]. La Semaine radio-télé du 29 juillet au 4 août 1972.

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dimanche, 28 janvier 2007

« Sous l’arc copain où je m’aveugle »

J’ai souvent imaginé un coffret de disques réunissant les enregistrements publics des spectacles de Léo Ferré. Il y a maintenant – ceux qui découvrent son œuvre, par exemple – des personnes qui ne l’ont jamais vu en scène. L’écoute attentive (l’étude) de ces disques en public pourrait peut-être les aider à imaginer ce qu’ils n’ont pas connu, la vidéographie, elle, leur donnant une idée plus précise encore de ce à quoi pouvait ressembler ce qui était non une grand-messe, mais un grand moment tout de même. Encore faut-il que ces enregistrements soient disponibles. En attendant le jour de grâce où l’ensemble des firmes phonographiques se mettront d’accord « sur une idée sur rien pour que l’horreur se taise » et produisent un coffret unique (rêve), ou bien encore le jour où La Mémoire et la mer aura pu achever la publication de « la the intégrale », voici une tentative de relevé des spectacles enregistrés de Ferré, lesquels ne sont pas tous repris en CD, quoi qu’on en dise. Bien entendu, je ne cite que les disques publiés un jour ou l’autre, pas les enregistrements qui, bien qu’effectués, ne sont jamais sortis des archives de firmes diverses. Je reproduis ci-après les titres des disques originaux (microsillons ou CD) et mentionne les éventuels nouveaux titres à la suite.

Les dates indiquées en gras au début de chaque notice sont celles des enregistrements. Lorsque le disque est sorti plus tard, cela est précisé dans la notice.

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(photo Brodsky)

1950 Chansons sociales (enregistré au cabaret Le Trou le 2 juin 1950 et publié en 2005), CD annexé au Monde Initiatives de janvier 2005. Spectacle non intégral.

1950 La Vie d’artiste, les années Chant du Monde, 1947-1953 (enregistré au cabaret Le Trou le 2 juin 1950 et publié en 1998), album de deux CD, Le Chant du Monde. Spectacle non intégral.

1954 1954 [La Symphonie interrompue et La Chanson du mal-aimé] (enregistré le 29 avril 1954 à l’Opéra de Monte-Carlo et publié en 2006), double CD la Mémoire et la mer 9952-53. Spectacle intégral.

1955 Récital Léo Ferré enregistré au cours du spectacle de l’Olympia (enregistré entre le 10 et le 29 mars 1955), 33-tours 30-cm, Odéon OSX 109. Spectacle non intégral. En CD : sous le titre Récital à l’Olympia, coffret Les années Odéon, vol. 5, Sony.

1958 Léo Ferré à Bobino (enregistré entre le 3 et le 15 janvier 1958), 33-tours 30-cm, Odéon OSX 132. Spectacle non intégral. En CD : sous le titre Récital à Bobino, coffret Les années Odéon, vol. 6, Sony.

1961 Léo Ferré à l’Alhambra (enregistré en novembre 1961), 33-tours 30-cm, Barclay 80164. Spectacle non intégral. En CD : sous le titre Thank you Satan, en public à l’Alhambra 1961, Barclay 841 262-2, et sous le titre Léo Ferré chante à l’Alhambra et à l’ABC, Barclay 076 183-2.

1961-1963 Flash Alhambra-ABC (enregistré en novembre 1961 pour l’Alhambra et entre décembre 1962 et janvier 1963 pour l’ABC et publié en 1963), 33-tours 25-cm, Barclay 80204 S. Spectacle non intégral. En CD : sous le même titre, Barclay, 065-027 2, et sous le titre Léo Ferré chante à l’Alhambra et à l’ABC, Barclay 076 183-2.

1966 Les temps sont difficiles (enregistré à l’Alhambra le 18 novembre 1961, à l’ABC entre décembre 1962 et janvier 1963 [et non le 27 juin 1963 comme indiqué par erreur sur la pochette], au casino de Trouville le 16 juillet 1966), 45-tours, Barclay 71082.

1969 Les Anarchistes, Léo Ferré en public à Bobino (enregistré entre le 15 et le 20 janvier 1969), 45-tours, Barclay 71311. Spectacle non intégral.

1969 Récital 1969 en public à Bobino (enregistré le 2 février 1969), double 33-tours 30-cm, Barclay 80389-90. Spectacle intégral. En CD : sous le même titre, Barclay, 529 116-2.

1969 En vidéo : quatre chansons filmées à Bobino (enregistré entre le 8 janvier et le 3 février 1969 et publié en 2004 en bonus du DVD Léo Ferré chante les poètes, cf infra). Spectacle non intégral.

1969-1970 Un chien à la Mutualité (enregistré au Centre culturel de Yerres le 13 décembre 1969 et à la Maison de la culture de Saint-Denis le 3 janvier 1970 et publié en 1970), 45-tours Barclay 71416. Spectacle non intégral.

1972 La Double vie (enregistré à l’Olympia le 24 octobre 1972 et publié en 1994), CD annexé au livre de Jean-Roger Caussimon paru au Castor astral. Spectacle non intégral.

1972 Seul en scène, Léo Ferré 73 (enregistré à l’Olympia le 11 novembre 1972), double 33-tours 30-cm, Barclay 920425-26. Spectacle non intégral. En CD : sous le même titre, Barclay 589 537-2. En vidéo : sous le titre Sur la scène… (enregistré entre le 24 octobre et le 12 novembre 1972), cassette La Mémoire et la mer 20100. Spectacle non intégral filmé par la RTBF. Sous le même titre, DVD La Mémoire et la mer 10100. Spectacle non intégral filmé par la RTBF.

1973 Sur la scène… (enregistré à Montreux le 3 février 1973 et à Lausanne le 16 mai 1973 et publié en 2001), double CD, La Mémoire et la mer 10038-39. Spectacle intégral. Sous le titre Un chien à Montreux, extrait enregistré à Montreux le 3 février 1973 et publié en 2001, CD, La Mémoire et la mer 10040.

1984 Ferré 84, enregistrement public, concert en trois disques, triple 33-tours 30-cm, RCA 70445 (enregistré les 6 et 7 avril 1984 au théâtre des Champs-Élysées). Spectacle non intégral. Sous le titre Léo Ferré, extrait en un coffret de deux 33-tours 30-cm, RCA NL 70787-2. Spectacle non intégral. En CD : sous le titre Léo Ferré en public, RCA fait paraître un CD, spectacle non intégral. EPM édite ensuite un CD maxi single (équivalent d’un 45-tours extended playing) titré Léo Ferré en public, extrait de ce spectacle. Sous le titre Léo Ferré 84, triple CD EPM 983712 puis La Mémoire et la mer, spectacle intégral. En vidéo : sous le titre Léo Ferré, récital au théâtre des Champs-Élysées, cassette RCA, spectacle intégral filmé par Guy Job. Cette même cassette reparaîtra en 1995 chez EPM avec une autre jaquette, sous le titre Léo Ferré 84. Spectacle intégral, toujours. Sous le titre Léo Ferré au théâtre des Champs-Élysées, publié en 2003, DVD La Mémoire et la mer 10101, spectacle intégral.

1986 Léo Ferré chante les poètes, en vidéo : cassette EPM 982978, spectacle intégral, publié en 1993, filmé par Guy Job. Sous le même titre, publié en 2004, DVD La Mémoire et la mer 10102, spectacle intégral filmé par Guy Job (en bonus, quatre chansons du récital à Bobino en 1969). En son uniquement : dans le coffret Léo Ferré au Théâtre libertaire de Paris, double CD La Mémoire et la mer, spectacle intégral.

1987 La Fête à Ferré, (enregistré le 9 juillet 1987 à La Rochelle), 33-tours 30-cm, EPM FDD 1024. Spectacle non intégral. En CD : sous le même titre, EPM FDC 1024 avec deux chansons supplémentaires. Spectacle non intégral.

1988 Léo Ferré en public au TLP-Déjazet (enregistré les 3, 4 et 5 mai 1988), triple 33-tours 30-cm, EPM FDD 31050). Spectacle intégral. En CD : sous le même titre, double CD EPM, spectacle intégral. Dans le coffret Léo Ferré au Théâtre libertaire de Paris, double CD La Mémoire et la mer, spectacle intégral. En vidéo : dans le coffret Léo Ferré au Théâtre libertaire de Paris, DVD La Mémoire et la mer, spectacle non intégral filmé par Raphaël Caussimon.

1990 Alors, Léo…, enregistrement public (enregistré les 20, 21 et 22 novembre 1990 et publié en 1993), coffret de deux CD, EPM 982942-52. Spectacle intégral. Dans le coffret Léo Ferré au Théâtre libertaire de Paris, double CD La Mémoire et la mer, spectacle intégral.

1992 Avec le temps (enregistré le 27 août 1992 à Saint-Florentin et publié en 1995), CD annexé au livre de Léo Ferré et Hubert Grooteclaes avec un texte de Patrick Buisson paru aux éditions du Chêne. Spectacle non intégral.

On ne tient pas compte ici des enregistrements figurant dans des archives radiophoniques ou télévisuelles diverses, qui n’ont pas fait l’objet d’une sortie en disque ou en vidéo.

N. B. : compte tenu de ses multiples éditions, le récital de 1984 fera l’objet d’une note spéciale, illustrée, à paraître le 1er février 2007.

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vendredi, 26 janvier 2007

À la recherche de Guillaume

À part, naturellement, La Chanson du mal-aimé, les mises en musique d’Apollinaire par Léo Ferré n’ont jamais été regroupées dans un disque. Comme si son oratorio lyrique avait remplacé en lui toutes les interprétations éparses qu’il a pu faire et le dispenser de construire des ensembles comme il le fit pour d’autres poètes.

On en est réduit, par conséquent, à imaginer ce qu’aurait pu représenter la réunion dans un ou deux grands microsillons des pièces suivantes.

Le Pont Mirabeau (studio, 1953).

Marizibill (Bobino, 1969).

L’Adieu (studio, 1970).

Marie (studio, 1973).

Marie (Lausanne, 1973).

Marizibill (Théâtre des Champs-Élysées, 1984).

La Porte (Théâtre des Champs-Élysées, 1984).

L’Adieu (Théâtre des Champs-Élysées, 1984).

Les Cloches (et) La Tzigane (studio, 1986).

Marie (TLP-Déjazet, 1986).

La Porte (TLP-Déjazet, 1986).

L’Adieu (TLP-Déjazet, 1986).

Les Cloches (et) La Tzigane (TLP-Déjazet, 1986).

Le Pont Mirabeau (TLP-Déjazet, 1986).

Marie (studio, 1986).

Automne malade (studio, 1990).

 

medium_Apollinaire_par_Marie_Laurencin.2.jpg

 (Tableau de Marie Laurencin)

 

Ces enregistrements, qui plus est, s’étendent de 1953 à 1990, sont épars dans les catalogues de plusieurs maisons d’édition phonographique, et sont réalisés avec des accompagnements aussi divers que l’orchestre de J. Faustin ; au piano, Paul Castanier ; arrangements et direction d’orchestre de Jean-Michel Defaye ; arrangements et direction d’orchestre de Léo Ferré ; orchestre symphonique de Milan dirigé par Léo Ferré ; au piano, Léo Ferré ; a capella ; à l’accordéon, Jean Cardon. Certains ont été effectués en studio (parfois dans des versions différentes), d’autres en public uniquement (parfois dans des versions différentes, eux aussi), quelquefois les deux. Quelques uns existent, parallèlement au disque en public, en DVD, dans des récitals filmés par Guy Job.

Je trouve d’autant plus étonnant que Léo Ferré ait laissé ces poèmes en chansons ici et là, qu’il se disait lui-même, sur le plan de l’écriture, très influencé par Apollinaire : « Du point de vue poétique, j’ai surtout été influencé par Apollinaire. (...) Il avait cette espèce de parole d’avant la parole, il parlait comme un grand oiseau sur la pierre » [1]. On a vu précédemment qu’il avait même marché sur ses traces avec son Bestiaire.

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[1]. Françoise Travelet, Dis donc, Ferré..., Hachette, 1976 (rééd. Plasma, 1980 ; La Mémoire et la mer, 2001).

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mercredi, 24 janvier 2007

Du portrait à l’épure

Léo Ferré est aussi un portraitiste. La chanson Les Retraités le montre suffisamment : traits acérés, ton à la fois caustique et désolé, personnages situés dans un décor, il s’agit bien d’un portrait brossé sans complaisance. Les Parisiens en est un autre, d’un ton différent, plus humoristique, plus complice – mais tout aussi lucide, si davantage enlevé.

À l’opposé, le tryptique Les Poètes, Les Artistes, Les Musiciens ne constitue pas réellement une série de portraits, pas plus que Les Anarchistes. On peut se demander pourquoi Retraités et Parisiens sont des textes très visuels, les quatre autres moins.

Certainement parce que ces quatre autres sont plus allusifs, parce que l’auteur y emploie la troisième personne du pluriel : « Ils » désigne poètes, artistes, musiciens, anarchistes (ce « Ils » est moins fréquent dans Les Parisiens, pas du tout dans Les Retraités). On ne les ressent pas comme des personnages dans un décor, bien plutôt comme des entités éternelles, fraternelles. Ils sont surtout des épures. Et puis, on devine que de ces quatre-là, Léo Ferré se sent très proche, évidemment.

Un cas intéressant, celui des Copains d’la neuille qui est certes un portrait mais sans description précise, plutôt une suite de contours, de silhouettes et, surtout, une détermination essentiellement effectuée par les mots. Ici, le registre de langue paraît être la peinture même, ce qui constitue une piquante transmutation du matériau en création. Comme si l’outil devenait l’objet qu’il fabrique.

Naturellement, on n’oubliera pas la plaisante série de portraits en prose contenus dans le roman Benoît Misère, série que Georges Coulonges qualifia d’« aimable collection de gravures anciennes (...) que l’auteur contemple tour à tour avec tendresse ou avec une ironie désabusée » [1]. Cette définition n’est pas fausse. On peut encore considérer que L’Opéra du pauvre comprend beaucoup de portraits « indirects », ceux que dressent d’eux-mêmes les témoins appelés à la barre : ils se peignent alors par des mots, des déclarations, l’aveu de leurs rêves et de leurs problèmes. C’est un aspect de Ferré portraitiste qui vaut bien non une messe, mais une note. On y reviendra.

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[1]. Europe, avril-mai 1971.

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lundi, 22 janvier 2007

Censure à la radio

Voici quelques faits précis et datés, sans commentaires, suivis d’un souvenir personnel.

Le jeudi 23 avril 1953, le comité d’écoute de la Radiodiffusion française interdit Paris-Canaille.

Le jeudi 19 novembre 1953, le comité d’écoute de la Radiodiffusion française interdit Et des clous.

Le jeudi 12 juillet 1956, le comité d’écoute de la Radiodiffusion française interdit Le Temps du plastique.

Le mardi 13 février 1962, le comité d’écoute de la Radiodiffusion française interdit Regardez-les.

En 1960, Ferré présente la chanson Les Poètes à la radio, disant en introduction que les ministres seront oubliés mais pas les poètes, ajoutant être heureux de chanter ce texte en ce moment. L’émission passe en différé trois jours plus tard, les mots « ministres » et « en ce moment » sont coupés. Pour protester contre cette affaire de censure, il écrit La Liberté d’intérim, que publie France-Observateur dans son numéro du jeudi 20 octobre. On l’a vu dans une note précédente.

Les samedi 18 février, vendredi 17 mars et mercredi 26 avril 1961, il enregistre un 25-cm de chansons censurées à la radio, Les Chansons interdites de Léo Ferré, qui comprend Les Rupins, Miss Guéguerre, Thank you Satan, Les 400 coups, Pacific Blues, Regardez-les, Mon Général et La Gueuse. Ce disque est interdit à la publication et le pressage est détruit (il n’en demeure qu’un 45-tours portant le même titre et proposant Les Rupins, Miss Guéguerre, Thank you Satan, Les 400 coups).

À la fin des années 60, peut-être au début des années 70, j’achète pour cinq francs, chez un bouquiniste du cours Julien à Marseille, le double album Barclay Verlaine et Rimbaud chantés par Léo Ferré. Cinq francs, c’est une somme pour un lycéen, mais c’est peu de chose pour un double 30-cm. La raison de ce prix bas est très simple. Les deux 33-tours sont cassés. Ils sont cassés de la même manière, c’est-à-dire qu’un morceau de quelques centimètres manque, qui empêche l’écoute du premier morceau de chaque face, soit quatre chansons en tout. Cette brisure n’est pas accidentelle – d’ailleurs, on se demande comment on pourrait casser accidentellement un disque de cette manière, à plus forte raison deux disques. Manifestement, cela a été fait volontairement, sans doute avec une pince. Les deux disques sont estampillés « ORTF » sur l’étiquette centrale. C’est une censure par le fait, dirigée contre l’interprète car on ne voit pas pourquoi Verlaine et Rimbaud auraient été frappés d’ostracisme à la radio à ce moment-là. Par quel hasard ce disque appartenant à une discothèque de service public à Paris s’est-il retrouvé à Marseille, chez un marchand de livres et de disques d’occasion, tenant étal en plein air ? Pendant des années, le plateau tournant déjà, je poserai comme je pourrai le bras du tourne-disques au-delà des deux cassures. C’est une époque où le bras de lecture se manœuvre à la main ; il n’y a pas encore de levier avec descente amortie. Même avec un appareil de professionnel comportant cet équipement, aucun régisseur, à la radio et dans des conditions normales de travail, ne se donnera la peine de viser ainsi. Le disque est bel et bien inutilisable sur les ondes. Pendant des années, je ne pourrai pas écouter quatre morceaux de ce double album. Plus tard, je rachèterai ce disque, neuf, chez le disquaire Raphaël sur la Canebière, et je découvrirai les quatre chansons dont j’ignorais tout. Je regrette de n’avoir pas conservé l’ancien.

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samedi, 20 janvier 2007

De l’imitation

En art, le mot « imitation » a un sens spécifique. Le Petit Robert indique : « Le fait de prendre quelqu’un pour modèle (dans l’ordre intellectuel, moral). Imitation d’un maître, des ancêtres » et aussi « Action de prendre l’œuvre d’un autre pour modèle, de s’en inspirer. L’imitation des anciens ».

Léo Ferré, au-delà des influences qu’il a pu subir de par ses lectures, au-delà des auteurs dont il a pu se nourrir, a pratiqué l’imitation par deux fois au moins, celle de Villon et celle d’Apollinaire.

Son Testament phonographe qui donne son titre au recueil initialement publié chez Plasma en 1980, est évidemment imité du Lais de Villon, dans le tour (des huitains d’octosyllabes, la forme du legs répétée à l’envi) comme dans le fond (de multiples allusions autobiographiques cryptées, en réalité presque parfaitement claires pour qui connaît la vie et l’œuvre de l’auteur).

Son Bestiaire dont des extraits ont été donnés dans La Mauvaise graine, dautres dans lalbum de photographies de Marouani est, lui, imité du Bestiaire ou Cortège d’Orphée d’Apollinaire. Dans l’écriture (chez Apollinaire, ce sont essentiellement des quatrains d’octosyllabes, quelquefois d’alexandrins, mêlés de rares quintils ou sixains ; chez Ferré, la prosodie est plus vaste : il ne s’est pas fixé de contrainte) comme dans le ton (courts tableaux allégoriques et petites fables dans lesquels la présence d’animaux est un prétexte à l’illustration de vérités éternelles ou, au contraire, de petits riens du quotidien).

Que se passe-t-il dans l’esprit d’un créateur, quelle que soit sa discipline, lorsqu’il se met à imiter un illustre prédécesseur ? Il est bien évident qu’on n’est plus ici dans le domaine des simples influences littéraires ou artistiques, moins encore du pastiche, mais dans la reproduction consciente d’une œuvre existante et célèbre. S’agit-il d’un hommage ? Certainement mais pas uniquement, je pense. Y a-t-il volonté d’identification, de descendance revendiquée et assumée ? Existe-t-il un désir de rattachement à une lignée littéraire ? Est-ce au contraire vécu comme un  pur et simple exercice de style ?

Léo Ferré n’est évidemment pas seul dans ce cas. Quand Verlaine et, plus fréquemment, Théodore de Banville composent des ballades selon les règles, ils imitent les poètes médiévaux.

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jeudi, 18 janvier 2007

À propos du grand-œuvre

On sait que Léo Ferré doit à la chanson et à la scène sa notoriété, même s’il aurait préféré – l’a-t-il suffisamment répété – n’écrire que de la musique. S’agissant du spectacle, il possédait un incontestable métier. On peut supposer que les très nombreuses tournées qu’il effectuait, ses quelques trois cents spectacles annuels parfois, l’ont empêché, sur le simple plan du temps disponible, de mener à bien de nombreux projets.

On peut supposer également que ce manque de temps l’a contraint à extraire de textes très longs des chansons, c’est-à-dire des choses immédiatement utilisables à la scène et au disque, alors que le travail d’écriture de livres, son travail de prosateur, nécessitait évidemment davantage de disponibilité, de « patience et longueur de temps ». Je passe sous silence la durée de la composition musicale et du travail d’orchestration. Son sens du raccourci et de l’image a sans doute contribué à une aisance constante dans l’écriture de chansons et de textes plus ou moins brefs, plus ou moins longs, écriture qui n’était bien sûr pas celle d’ouvrages plus conséquents.

La chanson lui a donc permis – pas tout de suite – de vivre et de faire vivre les siens. Elle l’a aussi enfermé dans un mode d’expression qui, même s’il fit sauter toutes les barrières habituelles, notamment celle de la durée moyenne, peut figer dans l’esprit du public une image insuffisante d’un créateur qui se souciait peu des étiquettes.

Ce qui importe, c’est de comprendre qu’il pouvait s’exprimer, peut-être avec plus ou moins de bonheur, peut-être avec plus ou moins de difficultés, dans plusieurs domaines et que c’est l’ensemble de ces créations qui contituent son œuvre au sens où l’on entend « un » œuvre, c’est-à-dire l’œuvre complet, le grand-œuvre.

La chanson – l’œuvre présentée vocalement et sublimée par le disque et la scène – lui a aussi imposé les barrières (les limites) de l’oralité. Il ne faut pas prendre cela pour une déclaration péjorative vis-à-vis de la chanson mais pour un simple et unique constat. L’oralité n’aide pas forcément à acquérir ou à conserver la persistance nécessaire au travail écrit de longue haleine. Inversement, certains écrivains sont incapables de s’exprimer oralement et leurs entretiens radiodiffusés ou télévisés sont une catastrophe. Ferré, sans doute, eût pu concilier les deux aspects (notamment avec son sens du spectacle et de l’abattage), mais il lui aurait sans doute fallu plusieurs vies pour tout mener à bien.

Il faut en effet prendre la mesure des créations artistiques à l’échelle des vies de leurs auteurs. Un artiste qui débute à trente ans et devient célèbre à quarante-cinq dispose de suffisamment de temps pour vivre de son travail et de sa notoriété, mais pas pour achever l’ensemble de la construction qu’il prévoit… ou qui se découvre à lui au fur et à mesure des années. Ferré, en effet, avait beaucoup d’idées, ce qui conduit souvent les créateurs à l’inachèvement.

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mardi, 16 janvier 2007

De Méjean à Castanier

Courant 1956, Jean Méjean devient directeur du cabaret Chez Plumeau, 7, place du Tertre à Montmartre. Il possèdera plusieurs autres cabarets, au point qu’on le surnommera « l’Empereur ». Président-directeur-général de la Société parisienne de spectacles, il est aussi responsable de la programmation au théâtre de l’ABC, 11, boulevard Poissonnière (Central 19-43). Régulièrement, il mettra Léo Ferré à l’affiche.

Selon Gilles Schlesser, historien des cabarets [1], Méjean était généreux en matière de cachets et aimait les artistes. Il avait par ailleurs des accointances avec le milieu et était joueur. Il finira par devoir vendre tous ses établissements et purgera une peine de prison à Fresnes avant de partir quelque temps au Canada. À son retour, il ouvrira de nouveaux lieux.

On s’attarde ici sur cet entrepreneur de spectacles car il a, au moins indirectement, joué un rôle dans la carrière de Léo Ferré. S’il ne l’avait pas engagé en 1957 Chez Plumeau, Ferré n’aurait pas rencontré là celui qui allait devenir un compagnon durable de son aventure artistique.

medium_Untitled-1.4.jpgEn novembre 1957, en effet, il chante durant quinze jours dans ce cabaret. Il y rencontre le pianiste Paul Castanier, dit Popaul, né à Alger le vendredi 5 juillet 1935, rendu aveugle à cause de l’emploi d’un mauvais collyre dans sa toute-petite enfance. On connaît la fameuse réaction de Ferré – il l’a souvent racontée lui-même – quand il aperçoit Popaul pour la première fois : « Oh là là, ce type, même de dos, il a l’air intelligent ». Il faudra, quelque jour, reconstituer l’histoire de Castanier afin de comprendre dans quelles circonstances il quitte Alger et se retrouve pianiste accompagnateur, à vingt-deux ans, à Montmartre. C’est lui qui ouvre le bal à 22 h, avec Fred Orbeck.

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[1]. Gilles Schlesser, Le Cabaret « rive gauche », 1946-1974, L’Archipel, 2006.

(photo Geneviève Vanhaecke)

dimanche, 14 janvier 2007

De l’utopie

Le rêve d’un monde meilleur, chez les poètes lyriques, s’exprime toujours par l’évocation (l’invocation) de lendemains qui chantent. C’est cette expression qui contrebalance le désespoir exprimé au fil de leur œuvre et procure au lecteur ou à l’auditeur l’indispensable ressource d’espoir, ce même espoir dont le poète a lui-même besoin pour poursuivre et sa vie et son travail. Cette double postulation est constante, elle est même constitutive de l’art, dans toutes ses disciplines. On peut appeler « utopie » ces lendemains plus beaux, rêvés et promis.

Chez Léo Ferré, l’utopie s’exprime en de nombreux endroits, très souvent sous la forme « Un jour », très souvent aussi à travers le mot « Quand », sans même parler de l’appel, constant dans l’œuvre, à « l’an dix-mille ».

« Un jour nous nous embarquerons sur l’étang de nos souvenirs », est-il écrit dans L’Étang chimérique et cette prophétie est doublée d’un « Un jour nous nous embarquerons mon doux Pierrot ma grande amie / Pour ne jamais plus revenir ».

« Un jour » peut être exprimé d’une manière moins vague. Il s’agit alors de « Quand ». Quand… quoi ? « Quand il y aura » (Allende), « Quand je sombrerai » (Le Parvenu), « Quand je fumerai autre chose que des celtiques », « Quand le soleil se lèvera ». On remarque que ce « quand » peut être la mort (les Celtiques ou la fin du Parvenu ; ou bien encore, peut-être, le non-retour de L’Étang chimérique), celle-ci étant alors l’âge meilleur. Mais l’espoir est toujours présent : « Quand il y aura des mots plus forts que les canons / Ceux qui tonnent déjà dans nos mémoires brèves / Quand les tyrans tireurs tireront sur nos rêves / Parce que de nos rêv’s lèvera la moisson ». La chanson Allende est ainsi une suite de vers dédiés à l’espoir, dans une construction anaphorique.

Au « Quand » doit nécessairement répondre quelque chose, sans quoi le propos ne serait plus cohérent et l’artiste lui-même s’y perdrait. Survient donc « alors », qui est l’essor de la parole proférée vers le résultat du « Quand » enfin atteint. « Alors nous irons réveiller Allende », « Alors… Alors… le pouvoir fera sous lui ».

Bien sûr, le comble de l’utopie est atteint dans Il n’y a plus rien, dont le final disait initialement : « Un jour, dans dix-mille ans » avant de conclure : « Nous aurons tout dans dix-mille ans ». En 1984, au Théâtre des Champs-Élysées, le propos est modifié et comporte une rémission : « Un jour, bientôt peut-être », puis : « Nous aurons tout demain matin ». La même année, à l’Olympia, la chute devient : « Nous aurons tout demain matin, si tu veux ». Il y a toujours l’espoir, mais le « tu » (à la fois le public dans son ensemble et chacun des lecteurs-auditeurs-spectateurs individuellement) est mis à contribution et doit prendre sa part de responsabilités, assumer sa part d’action pour que survienne l’utopie.

Cette utopie, quelle est-elle ? Elle est expressément décrite dans L’Âge d’or : il n’est donc pas utile d’épiloguer, moins encore de paraphraser la chanson. L’âge d’or est présent dans notre littérature et notre imaginaire depuis – au moins – Virgile.

Il faudra quelque jour étudier l’emploi du futur de l’indicatif chez Léo Ferré, qu’il exprime une soumission à l’inéluctable (« Puisque les voyag’s forment la jeunesse / J’te dirai mon ami à ton tour ») ou une tension vers autre chose (« Je prendrai tes deux mains de brume dans mes mains / Et les tendrai vers quoi je ne puis tendre seul »). Il faudrait de même comparer l’emploi du conditionnel dans À vendre et dans L’Opéra du ciel.

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vendredi, 12 janvier 2007

Trois aspects de la recherche universitaire

Le commentaire ferréen, ce n’est pas seulement la rubrique des spectacles des quotidiens, les potins de tel ou tel magazine, les sites de vente et d’enchères. Discrètement, la recherche s’installe. La vie et l’œuvre de Léo Ferré font ainsi, parfois, l’objet d’études universitaires fort spécialisées qui portent sur des domaines très différents. J’ai relevé trois textes, mais il en existe certainement davantage.

 

Domaine juridique

Claude Champaud, « Apollon et Mercure, à propos de l’affaire Léo Ferré-Barclay », in Revue internationale du droit d’auteur, n° LXI, juillet 1969. Vingt-quatre pages (édition trilingue français-anglais-espagnol).

Passionnante étude de Claude Champaud, professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de Rennes, qui montre que l’affaire de la chanson À une chanteuse morte est un avatar du conflit permanent qui, entre l’art et le commerce, existe depuis la nuit des temps. Loin des potins et des cancans habituels, Champaud pose le problème de « la nature juridique du disque en tant qu’œuvre artistique, par exemple, et par voie de conséquence, la consistance et l’étendue des droits que l’artiste peut revendiquer sur cette œuvre ». Il pose une autre question, celle de « la censure que l’éditeur peut exercer sur l’œuvre de l’auteur-exécutant à raison des répercussions que les paroles censurées pourraient avoir à son égard ». Il étend les problèmes du droit de la propriété intellectuelle à ceux posés par l’invention du microsillon et du transistor. Dans une langue d’une parfaite limpidité, loin de tout jargon juridique, Champaud renvoie dos à dos mais avec une évidente sympathie et une grande honnêteté, Léo Ferré, « le poète, un vrai, qui chante aussi bien qu’il écrit les paroles et la musique », poète qui « remplit une fonction sociale évidente et défoulante en faisant vibrer la corde anarchiste qui, dans l’âme des Français, se rencontre tout à côté de la corde cocardière » – et l’éditeur, « efficace et chanceux, qui connaît son métier et son marché et sait aussi bien faire éclore les éphémères talents qu’éditer les génies confirmés ». Il met en scène l’ombre « de la chanteuse morte, sainte et idolâtrée » et « le personnage inquiétant de l’impresario de l’idole vivante ». Une étude d’une réjouissante intelligence et, j’y insiste, d’une parfaite lisibilité, avec toutes les analyses juridiques qu’on peut souhaiter et une conclusion ouverte, comme il se doit. Un texte de haute tenue.

 

Domaine littéraire 

Alain Corbellari, « De Rutebeuf à Léo Ferré : les fortunes du "poète maudit" », in Médiévales, n° 23, « Réception du Moyen-Âge dans la culture moderne », Amiens, Presses du Centre d’études médiévales de l’université de Picardie, 2002. Neuf pages.

Cette étude serait intéressante si, d’évidence, ne la sous-tendait pas une très nette défiance de l’auteur envers Léo Ferré. On s’étonne même d’une si faible sympathie dans la mesure où Corbellari reconnaît « la voix inspirée du chanteur », reconnaît encore qu’« on ne parviendra ni à prouver avec certitude que sa connaissance de l’ancien français est défectueuse, ni (et encore moins) que sa chanson [est] un patchwork stylistique ». Ce que l’auteur veut signifier, lorsqu’il en arrive, dans son étude, à Ferré, c’est que celui-ci a démonté les poèmes originaux pour effectuer un montage propre, ce que tout le monde sait depuis 1955. Ce qui est plus intéressant, c’est sa démonstration qu’en effectuant ce montage, Léo Ferré a fait de Rutebeuf son double et qu’il a tiré le sens des poésies originales vers une complainte du poète maudit auquel lui-même s’identifie. L’acharnement que met Corbellari à le prouver devient très étonnant, dans la mesure où on l’admet sans difficulté. Le problème est que, parlant de la chanson, le médiéviste avance deux dates et que les deux sont fausses. Il nous assure sans rire que Pauvre Rutebeuf date de 1958 (sans doute parce qu’il ne connaît que l’enregistrement effectué à Bobino en janvier de cette année) et parle ensuite d’une autre version « extraordinairement étirée » qu’il date de 1990 (il faut sans doute lire 1986, dans l’enregistrement du spectacle du TLP-Déjazet, Léo Ferré chante les poètes). Corbellari écrit : « L’équation pauvreté = liberté = génie dessine l’auréole du poète maudit autour du chanteur », ce qui est ignorer totalement le dégoût sans fin qu’inspirait à Ferré la pauvreté qu’il avait connue (« La vie d’artiste, l’important, c’est de pouvoir en sortir », disait-il, en cela précédé et conforté par Rimbaud : « J’exècre la misère »). Il déduit que « les modifications que Ferré apporte au contenu s’expliquent bien mieux par une adaptation directe du texte original que par un travail sur des versions plus ou moins traduites et un détail textuel (le "droit au cul", coquille pour "froit au cul") désigne sa source de manière sûre : c’est l’anthologie médiévale de la Pléiade, dirigée par Albert Pauphilet en 1952 ». On le croit sans peine. On aime moins lorsqu’il parle de « tripatouillage », avançant que Ferré « refusant (ou ne comprenant pas ?) la technique du "tercet coué" » transforme « les vers entrelacés de Rutebeuf en une série de petites strophes autonomes qui éloignent le texte de sa versification première pour le rapprocher des conventions modernes de la poésie strophique chantée » – ce qui est parfaitement exact mais le terme de « tripatouillage » évoque une malhonnêteté qui n’est certainement pas réelle. On mesure aussi combien Corbellari refuse (ou ne comprend pas ?) le travail de « mise en chanson », comme disait Aragon, d’un poème original : les textes d’Aragon (et de nombreux autres) devenus chansons sont aussi découpés et remontés, pas seulement chez Ferré (Ferrat s’en donne à cœur joie et Brassens coupe des strophes multiples chez Hugo). Au fond, c’est toujours le refus de la poésie chantée, problème longuement évoqué ici dans le texte Avec Luc Bérimont, question qui a fait se déchirer intellectuellement tant d’auteurs durant des années, au mépris de l’histoire de la poésie, chantée dès l’origine. La preuve : « Il a fallu attendre le livre de Nancy Freeman-Regalado, en 1970, pour voir paraître la première étude érudite sérieuse sur Rutebeuf, alors même que le poète connaissait un succès public si retentissant ; mais ceci explique peut-être cela ». Pour Corbellari, la chanson et le succès populaire empêchent l’étude sérieuse. Attitude de mandarin car, au vrai, en quoi est-ce incompatible ? On ne recopiera pas ici l’ensemble des accusations portées contre Ferré, ce serait long et vain. Il suffira peut-être de relever que l’auteur attribue à Léo Ferré, parmi ses transformations des poèmes originaux, « un suggestif syntagme ». Quel est-il ? « Pauvre d’hiver ». Est-il utile de préciser que la chanson ne contient nulle part ce syntagme ? On regrette cette aigreur de la part de l’auteur de l’étude : ce qu’il avance n’est pas faux, peut à tout le moins être pris en compte. Il n’était pas besoin de tant d’acrimonie pour exposer un point de vue légitime.

 

Domaine sociologique 

Peter Hawkins (du département de Français à luniversité de Bristol), « The career of Léo Ferré : a bourdieusian analysis », in Barbara Lebrun et Catherine Franc, « French popular music conference », actes du colloque de luniversité de Manchester, Angleterre, 19-20 juin 2003, publiés dans la revue Copyright Volume !, n° 2, 2003. La préface indique : « Analysant la carrière de Léo Ferré à travers le modèle sociologique de Pierre Bourdieu, Peter Hawkins démontre à la fois la fascinante ambivalence de l’artiste (dont l’engagement politique s’accompagne d’un fort succès commercial) et les limites de cet appareil théorique (qui souligne le processus de légitimation culturelle mais omet le rôle des facteurs politiques) ». Treize pages.

Très décevante communication, d’autant plus décevante qu’elle constitue – à ma connaissance, évidemment – le seul document en langue anglaise consacré à Léo Ferré. Une série de portes ouvertes qu’on enfonce gaiement. Rien de neuf n’est apporté. Il n’y a pas de commentaire à proprement parler, moins encore d’étude, seulement un bref exposé de la vie et de l’œuvre de Léo Ferré découpées en périodes (avec de nombreuses dates fausses). La conclusion est que Ferré n’a pas pu réunir les trois champs (chanson populaire, musique classique, poésie mise en musique et chantée) de sa création, champs que délimite Hawkins, suivant en cela Bourdieu, dit-il (tout en précisant que le modèle de Bourdieu est insuffisant puisqu’il ne comprend pas de champ politique). Il n’est pas parvenu à effectuer cette fusion qu’il portait en lui, c’est-à-dire à l’installer durablement dans la culture française. Selon Hawkins, Ferré était, politiquement, d’un anarchisme vécu non comme un programme politique mais comme une prise de position morale et individuelle, alors qu’il était plutôt proche, en réalité, du Parti communiste (adhésion de cinq minutes en 1948, disque d’Aragon, admiration de Marx, fête de L’Humanité sont les exemples donnés par l’auteur, sans aucune espèce d’éclairage).

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mercredi, 10 janvier 2007

Un OVNI artistique

On continue aujourd’hui à se demander si Léo Ferré est un poète ou un simple auteur de chansons de variétés. C’est un débat qui m’amuse et m’agace à la fois car il existait déjà lorsque j’ai découvert cette œuvre, en 1969. Je me rappelle les interminables discussions de 1971-1972, d’un peu après encore, à ce sujet. Si, en 2007, la question n’est toujours pas tranchée, c’est peut-être qu’elle n’a pas à l’être ou qu’elle est mal posée.

Je vais essayer de ne pas tenir compte de mon avis personnel et de raisonner objectivement. On a tendance, souvent, à comparer Ferré à Baudelaire, Rimbaud et autres poètes de cette envergure, ce qui a inévitablement pour résultat de provoquer l’ire ou l’ironie de ceux qui ne sont pas d’accord et trouvent cela nettement exagéré. On peut d’abord répondre que, s’il faut absolument comparer Ferré à d’autres, il suffirait de le comparer à ses pairs en chanson : il n’y aurait alors, je pense, aucune difficulté à le situer.

On peut également envisager d’apporter à la sempiternelle question la réponse que je proposais dans une note précédente : l’important n’est pas que Ferré soit ou non l’égal de ces grands artistes, mais qu’il soit nourri d’eux et de leur œuvre. Je crois que c’est la seule réponse sérieuse et objective qu’on puisse formuler. Ensuite, il est loisible de disserter sur la nature des influences subies et leur profondeur. Cette optique impose alors Léo Ferré comme un artiste (mot que personne, il me semble, ne contestera) authentiquement original en ce sens qu’il a supprimé les cloisonnements connus (subis ?) jusqu’à lui et qu’il a conjugué des talents multiples (tout le monde, là encore, sera d’accord). On aboutit donc à l’image d’un créateur inclassable, un OVNI intéressant qui, en un demi-siècle de carrière, a pu croiser plusieurs générations qu’il a su émouvoir par son authenticité. Ajoutons à ses influences un apport personnel, celui de sa voix qui participe énormément de l’émotion qu’il transmet. À cette voix, nulle comparaison avec de grands poètes ne peut être faite ou niée.

Bien entendu, ces mêmes remarques sont valables dans le domaine de la composition musicale.

Peut-être, finalement, cette solution est-elle la seule possible. Ferré, nourri de grandes ombres et de prédécesseurs illustres, devient un artiste original, sans filiation excessive ou exagérée et, à ce jour en tout cas, sans descendance artistique.

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lundi, 08 janvier 2007

À propos de Cecco, par Jacques Miquel

Après nous avoir présenté Leonid Sabaniev et Jamblan, Jacques Miquel continue à nous faire connaître ces personnages qui passent dans la vie et l’œuvre de Léo Ferré et sont moins célèbres que d’autres. Ces notes biographiques très documentées permettent de cerner mieux encore l’univers artistique de Ferré. Je remercie Jacques Miquel pour son goût de la recherche et pour l’aide qu’il m’apporte.

 

Vers 1981, Léo Ferré enregistre sous le titre de Cecco, un sonnet d’un poète toscan du XIIIe siècle plaqué sur l’orchestration symphonique de Pauvre Rutebeuf [1]. Le disque sort en Italie avec, au verso de la pochette, la transcription du poème original et l’indication de l’auteur, « Cecco Angiolieri 1260-1312 ? »[2], à propos de qui le chanteur souligne par ailleurs des similitudes existentielles avec Rutebeuf († 1280). Ce single vinyle n’est pas distribué en France où il faut attendre une vingtaine d’années pour que l’on découvre Cecco en CD [3]. Parmi les rares auteurs qui ont mentionné cette chanson, certains [4] ont malencontreusement attribué le texte à un autre poète italien, Cecco d’Ascoli.

Francesco Stabili dit Cecco d’Ascoli [5], cité où il vit le jour en 1269, enseigna l’astrologie à Bologne. À la fois poète et savant, son nom reste attaché à L’Acerba, une somme de vers à résonance scientifique dans laquelle il s’oppose à Dante. Accusé  d’hérésie et de sortilèges pour avoir commercé avec des succubes, il fut condamné au bûcher par l’Inquisition en 1327. Si cet opposant à l’oppression religieuse avait de quoi inspirer Léo Ferré, il n’est dit nulle part qu’à l’instar de Rutebeuf il connaissait « des problèmes de femme et d’argent » et il n’est pas le « Cecco » de la chanson.

Né à Sienne vers 1260, Cecco Angiolieri est de la même génération que Francesco Stabili ; comme lui, sa vie s’écoule dans une Italie divisée entre gibelins inféodés à l’empereur et guelfes fidèles au pape, situation localement aggravée par la rivalité politique entre Siennois et Florentins. Dans ce paysage troublé, le parcours d’Angiolieri confine souvent à la légende du poète maudit tour à tour guerrier puis déserteur, rétif aux lois de la cité et impliqué dans une rixe meurtrière, tâtant la paille du cachot et frappé de bannissement. En réalité, sa biographie ressort en filigrane de ses œuvres poétiques, constituées de plus de cent cinquante sonnets rassemblés sous le titre de Canzoniere ou encore de Rime. Au fil de ces vers, il se pose en contempteur sarcastique de son temps, nourrissant une rancœur farouche à l’égard de son père, riche patricien dont l’avarice le réduit à la pauvreté et au dénuement. Avouant cyniquement n’avoir pour seules passions que « la femme, la taverne, et les dés », ses provocations caustiques semblent n’avoir d’autre but que de masquer un profond désarroi et le dépit de voir son talent occulté par le succès de Dante. Allant jusqu’à l’autodérision, il parodie la noblesse des sentiments du Florentin pour Béatrice en lui opposant la trivialité de ses propres déconvenues amoureuses avec la fille d’un savetier, cupide et rouée. L’expression parfois crue de sa poésie est en fait une réaction littéraire au « style nouveau » qui s’affirme alors et qui n’est pas sans évoquer l’amour courtois. Mais les inspirations passionnées et les saillies burlesques qui font de Cecco Angiolieri le principal tenant de la poésie réaliste bourgeoise, ne doivent pas faire oublier la sensibilité à fleur de cœur d’un auteur floué par l’existence. Son œuvre, longtemps négligée, n’obtint une place de choix dans la littérature italienne qu’à l’aube du XXe siècle.

En France, le romancier et poète symboliste Marcel Schwob contribua à sortir le rebelle siennois de l’anonymat en lui consacrant sous le titre de Cecco Angiolieri, poète haineux  un chapitre de Vies imaginaires, recueil de contes paru en 1896 décrivant des personnages souvent méconnus, au destin atypique. Dans ce récit picaresque on découvre un Cecco à la bouche tordue, détestant dès son plus jeune âge son père, dont il souhaite ardemment la mort pour récupérer son magot. Fils prodigue désargenté, il gagne Florence où il n’a d’autre alternative que la mendicité. Amoureux transi de la belle et moqueuse Becchina pour laquelle il écrit en pure perte des vers enflammés, il ne cesse d’épancher sa bile sur Dante, son irréductible rival en littérature. « Pauvre et nu comme une pierre d’église » il entre dans les ordres, ce qui ne l’empêche pas de nourrir toujours une aversion viscérale à l’égard de ses semblables exprimée dans le fameux sonnet dont Marcel Schwob propose cette traduction tronquée : « Si j’étais le feu, pensa-t-il, je brûlerais le monde ; si j’étais le vent, j’y soufflerais l’ouragan ; si j’étais l’eau, je le noierais dans le déluge ; si j’étais Dieu, je l’enfoncerais parmi l’espace ; si j’étais Pape, il n’y aurait plus de paix sous le soleil ; si j’étais l’Empereur, je couperais des têtes à la ronde ; si j’étais la mort j’irais trouver mon père… si j’étais Cecco… voilà tout mon espoir… » Après avoir abandonné le froc et s’être joint à une horde de guelfes noirs mettant à feu et à sang le quartier des élites florentines, il apprend avec bonheur la mort de son père. Devenu riche et venant enfin à résipiscence, sans vergogne aucune il exhorte le pape à lancer une Croisade contre tous les fils indignes !

Léo Ferré connaissait-il ce sombre portait de Cecco dû à Marcel Schwob ? On l’ignore… Quoiqu’il en soit, il est probable qu’il ait découvert lui-même cet auteur par d’autres voies. On sait en effet qu’il s’était suffisamment penché sur la littérature italienne du Moyen-Âge pour souligner sa lisibilité à l’époque moderne, contrairement au vieux français devenu hermétique pour le commun des lecteurs. De plus, sa compassion pour Angiolieri dont il rapprochait la situation de pauvreté de celle de Rutebeuf, laisse penser qu’il avait fait une lecture attentive de son œuvre. Quant à la thématique du sonnet considéré, elle est réellement celle d’un « immense provocateur ». Se substituer au XIIIe siècle au pape ou à l’empereur pour assouvir sa misanthropie constitue déjà une grave transgression ; utiliser cet habile procédé pour inférer la cruauté des princes constitue un crime de lèse-majesté. Lorsque l’on agit de même avec Dieu, hier comme aujourd’hui, cela relève du sacrilège et au « Si j’étais Dieu » de Cecco fait écho le « Si j’avais les yeux du Bon Dieu » de L’Opéra du ciel de Ferré, tissant ainsi à travers les siècles une complicité libertaire entre les deux poètes. Peut-être est-ce au nom de cette fraternité intemporelle qu’en 1983, Ferré met en scène le Toscan dans L’Opéra des rats en lui faisant déclamer cette traduction [6] sinon littérale, en tout cas très fidèle à l’esprit du poème de Cecco Angiolieri :

Si j’étais le feu je foutrais le feu au monde

Si j’étais le vent  j’y foutrais la tempête

Si j’étais l’eau je le noierais

Si j’étais Dieu je l’enverrais au plus profond

Si j’étais le Pape je serais alors très joyeux

Car je me taperais tous les chrétiens

Si j’étais empereur tu sais ce que je ferais ?

À tous je couperais la tête

Si j’étais la mort j’irais chez mon père

Si j’étais la vie je foutrais le camp de chez lui

Je ferais pareil avec ma mère

Si j’étais moi  comme je suis et comme je fus

Je prendrais les femmes jeunes et chouettes

Et je laisserais les vieilles et les laides aux autres.


[1]. Le catalogue des orchestrations réalisées par Léo Ferré dans les années 70 (in Paroles et musique de toute une vie, La Mémoire et la mer, 1998, vol. 7) signale l’enregistrement, le 8 octobre 1973, de la bande orchestrale de Rutebeuf, suggérant que l’artiste avait l’intention de reprendre ce titre avec une partition plus élaborée que celle de 1955. Ce qu’il fera en 1984 sur un album live imputant l’accompagnement à l’orchestre symphonique de Milan. C’est ce dernier accompagnement qui est utilisé pour Cecco.

[2]. 45-tours single, G&G Records, GG 0016 avec, en face B, Allende (en français). Les deux titres sont repris sur un album italien proposant une compilation d’artistes français (Gli intramontabili, G&G Records, RL 8650).

[3]. La musica mi prende come l’amore, La Mémoire et la mer, CD 10.004 (2000).

[4]. Notamment Robert Belleret in Léo Ferré, une vie d’artiste, Actes Sud-Leméac, 1996 (p. 369) et Christophe Marchand-Kiss in Passion Léo Ferré, Textuel, 2003 (p. 162).

[5]. Ascoli Piceno, ville de la région des Marches (Italie).

[6]. Traduction de Léo Ferré extraite de L’Opéra des rats, © La Mémoire et la mer, 2000 - LMMCD004.

samedi, 06 janvier 2007

Le pain retrouvé, III : la mise en musique par regroupement

Faut-il considérer comme appartenant à la technique du « pain perdu » (quel que soit le nom qu’on veuille lui donner) la mise en musique, souvent à des années de distance, de poèmes précédemment publiés en volume ? On sait que Léo Ferré a mis en chansons un très grand nombre de pièces provenant du recueil Poète… vos papiers ! qu’il publia en 1956 à La Table Ronde. Ou bien, s’agissant d’un poème imprimé devenu une œuvre chantée, est-ce à considérer comme une création différente ? La caractéristique du travail de Ferré étant d’être pluridisciplinaire, quand y a-t-il nouvelle création ? Jusqu’où peut aller la notion de « pain perdu » ? On voit combien elle est fragile.

Un exemple encore, qui la bouscule et pose à nouveau la question de la re-sémantisation. Dans son livre de 1956, Ferré publie entre autres trois poèmes dans la section « Vers pour rire » : Les Passantes, Das Kapital et Sous le ban. Dans son deuxième disque paru en 1970 (33-tours Amour Anarchie, volume 2), il présente la chanson Les Passantes dont on sait qu’elle constitue le regroupement de ces trois textes [1]. Or, la chanson de 1970 n’a vraiment rien pour faire rire. Incontestablement, il y a, dans le regroupement suivi de la mise en chanson (musique, certes, mais aussi voix) l’apport d’un sens nouveau, obtenu  par la dramatisation de ce qui pouvait être perçu comme satirique.

Le regroupement d’Art poétique et de Poète… vos papiers !, qui donna, toujours en 1970 (33-tours Amour Anarchie, volume 1), la chanson Poète… vos papiers !, procède du même travail et pose les mêmes questions mais l’exemple est, à mon sens, moins frappant que celui des Passantes. Il y a, dans le cas de Poète… vos papiers !, complémentarité du sens et non apport d’un sens nouveau.

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[1]. En 1970, le recueil Poète… vos papiers ! n’était plus disponible depuis longtemps. Seuls ceux qui possédaient un exemplaire de 1956 ont pu se rendre compte du regroupement en question. Les autres n’en ont pris conscience que lors de la première réédition de l’ouvrage, au printemps 1971. Jusque là, ils avaient reçu la chanson comme une œuvre grave, dramatique. L’aspect satirique ne leur est apparu qu’a posteriori. C’est d’ailleurs avec cet exemple que j’ai pris, pour la première fois, conscience de cette méthode de travail qu’adoptait parfois Ferré.

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jeudi, 04 janvier 2007

Le pain retrouvé, II : de la re-sémantisation

Après l’évocation du « pain perdu » qu’on peut estimer retrouvé, du provignement ou du palimpseste, s’est posée, dans la discussion qui a suivi, la question de savoir si cette réutilisation par Léo Ferré de fragments de textes dans des œuvres différentes aboutissait ou non à une re-sémantisation.

Examinons le cas le plus extrême, celui de la chanson Je t’aime, figurant dans le triple album de 1982 (enregistré du 4 au 18 décembre 1981), chanson qu’on retrouve dans l’enregistrement effectué au TLP-Déjazet en 1988 (disque et DVD). De quoi s’agit-il ? D’une nouvelle version de la chanson L’Amour (dite L’Amour 1956 par opposition à L’Amour 1961), croisée ici avec la chanson Je t’aime (dite Je t’aime 1971) qu’on connaissait pour l’avoir entendue en scène, notamment lors de la tournée effectuée avec le groupe Zoo – mais accompagnée uniquement par Paul Castanier au piano – qui n’avait jamais été enregistrée mais se trouvait publiée dans le recueil Testament phonographe. Or, après L’Amour 1956 et Je t’aime 1971, Ferré enchaîne sur… L’Amour 1956. C’est la réunion de ces trois interprétations qui donne la chanson Je t’aime du triple album. On est donc en présence du schéma A + B + A = C, à ceci près que C porte le même titre que B et que le tout est chanté sur une musique qui n’est ni celle de A en 1956, ni celle de B en 1971, mais bien celle de C en 1981. Compliqué ? Certes, mais combien représentatif du travail de Léo Ferré, certaines fois.

J’ai choisi cet exemple à dessein car il présente une évidence. Si re-sémantisation il y a, elle est le fait de la musique, puisque les deux textes ne sont en rien modifiés. La réunion A + B + A et son interprétation entièrement nouvelle mettent-elles l’auditeur en présence d’une œuvre à part entière ? On conviendra que la solution qui consiste à appeler cela « pain perdu » n’est pas satisfaisante parce que pas suffisante.

L’Amour 1956 est une poésie érotique « décrivant » purement et simplement l’amour physique, chantée initialement sur un ton à la fois doux et enlevé. Je t’aime 1971 est une suite de métaphores érotiques, interprétée à l’origine sur un ton saccadé et un tempo rapide culminant sur le vers « D’être à la fois ma sœur mon ange et ma lumière » dans une montée de la voix qui fragmente la syllabe finale et prononce le dernier e muet. Je t’aime, dans l’association A+ B + A, est ramené à une chanson douce, sur un tempo lent. La partition pour orchestre symphonique indique « Adagio », ajoute à l’ampleur du texte et, sans en réduire l’érotisme, le rend plus calme, comme moins charnel.

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mardi, 02 janvier 2007

Sur un texte de 1960

Dans la note Tout finit à la République, j’ai raconté qu’en 1960, Léo Ferré avait eu à souffrir d’une affaire de censure. Il présentait à la radio la chanson Les Poètes et, dans son introduction, disait en substance que les ministres seraient oubliés, pas les poètes et qu’il était heureux de chanter cette chanson « en ce moment ». L’émission fut diffusée en différé trois jours plus tard. Les mots « ministres » et « en ce moment » avaient été coupés. Il écrivit alors un texte de protestation qu’il adressa à France-Observateur et qui fut publié dans la livraison du 20 octobre. Il me paraît intéressant d’évoquer la structure de ce texte, La Liberté d’intérim. Il est en effet typique des proses – souvent des libelles – que Léo Ferré pouvait écrire et qu’il publia ici et là à plusieurs reprises.

Un court « chapeau » indique : « Léo Ferré n’est pas content du tout, et il tient à le faire savoir. Voici le cri d’indignation que nous a adressé l’auteur de tant de chansons non-conformistes ». Un rappel : en 1960, le terme « non-conformistes » est quelque chose de très fort.

Le texte commence par deux paragraphes d’idées, variations sur la liberté qui s’achèvent par une phrase ouvrant sur les mots « la Radio ». À ce moment-là, « la Radio » avec un article défini et un R majuscule, c’est la radio d’État, la radio de service public.

Viennent ensuite deux autres paragraphes exposant le sujet de l’article à travers l’objet du débat : les mots supprimés.

Suivent six paragraphes (introduits par un intertitre qui est manifestement dû à la rédaction du journal) d’une glose sur la censure et la disponibilité à l’obéissance des fonctionnaires de la Cinquième République.

Enfin, deux paragraphes de conclusion introduisent le lyrisme au travers d’une écriture typique. Les deux premières phrases du dernier paragraphe commencent par « Je », alors qu’elles n’ont rien qui les rattache au propos initial. Ce lyrisme serait inattendu si, précisément, on ne connaissait l’auteur et sa manière de construire ses textes.

On remarque donc toujours cette présence de l’auteur dans son texte et cette quasi impossibilité à s’extraire, à dire les choses du dehors. Au bout du compte, La Liberté d’intérim devient non plus une information portée à la connaissance des lecteurs, non plus une protestation au nom de la liberté d’expression, non plus une colère contre la censure (bien que tout cela à la fois), mais un texte de Léo Ferré à part entière. On observe par ailleurs que les quatre articles du « Code de la peur » évoqué par l’auteur se retrouveront tels quels dans La Violence et l’ennui, plusieurs années plus tard. Des remarques similaires pourraient être faites à propos d’autres proses d’une nature pourtant différente, comme Guillaume, vous êtes toujours là ! ou Lettre ouverte au ministre dit de la Justice.

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