jeudi, 21 décembre 2006
Glose sur une préface
Dans sa biographie de Ferré, Belleret a raconté dans quelles circonstances Frot est venu à l’île Du Guesclin prendre livraison de la préface écrite pour son roman et comment il a été accueilli. Il s’agit de son premier livre, publié par Gallimard en 1965, intitulé Le Roi des rats. Frot y règle ses comptes avec ses souvenirs de la guerre d’Indochine dans un style dérivé de celui de Céline, ce faux style parlé en réalité extrêmement travaillé, écrit. Mais Frot n’a pas la plume de Céline et il est permis de trouver son livre à peu près illisible, comme le seront d’ailleurs les suivants et les nombreux textes qu’il publia en revue. Cette illisibilité n’exclut toutefois pas la force de son verbe, en certains endroits. Ce qui nous intéresse aujourd’hui est la préface composée à son intention.
Cette préface est une des plus longues de Léo Ferré (si l’on considère que son Caussimon n’en est pas une mais un livre en soi, comme on l’a avancé précédemment) : près de six pages serrées.
Le premier « je » du poète se présente au début du deuxième paragraphe, soit à la seizième ligne. On en trouvera quelques uns, moins, cependant, que dans d’autres introductions. Ici, une différence importante. Ferré nous parle de Frot, abondamment. En apparence. Il ne parle réellement que de lui. Au moment où il rédige ce texte, il connaît l’auteur du Roi des rats depuis neuf ans. Il nous brosse de lui un portrait amical, d’autant plus amical – et complexe – qu’il se dépeint en réalité personnellement : « On n’écrit jamais que pour un miroir possible, pour se regarder d’abord, et puis partir dans des yeux lecteurs dont on ignore à jamais les capacités de rapt », des considérations sur la révolte et la métaphysique de l’anarchie, la confrontation avec les autres et le sentiment d’altérité, le rejet des décorations, la mort, la solitude.
Une préoccupation apparaît, qui est classique lorsqu’on sait combien Ferré pouvait fonctionner à l’amitié : le souci de connaître l’autre. Cette préoccupation transparaît ainsi : « Je croyais connaître Frot. C'était faux. On ne connaît bien que les gens qui se travestissent (...). Quel meilleur travesti que le fait littéraire, toujours à la merci du songe, de la folie, du vrai, de l’incroyable ». Voilà qui en dit long sur la faculté de Léo Ferré de s’inventer des vies (Dobrowitch ou la fille aux souliers à semelles de crêpe dans Benoît Misère) et de transfigurer la réalité, revécue, remangée, ce qui sera, entre autres caractéristiques, un aspect des Lettres non postées.
On trouve aussi quelques formules ferréennes bien frappées : « Frot a une poche spéciale pour ses souvenirs : il les fait remonter et les remange. C’est un ruminant. À son pis s’égoutte tout un breuvage d’inavouables ratages », « La jurisprudence anarchiste n’est qu’une suite de rejets, de renvois. Une comptabilité de la solitude », « L’enfer de Frot, c’est lui-même, parce qu’il est un Autre », « à farfouiller l’indicible et le sacrilège », « le safran de sympathie dont Frot se saupoudre le souvenir », « La misère, il la regarde, sous lui, dans la rue, à Clichy, sous les apparences d’un sexe fortuit à qui il invente des misaines », de nombreuses tournures si reconnaissables, mêlant l’aphorisme à la métaphore et tirant du raccourci une force singulière.
On remarque, au long du texte, cette espèce de souci étonné qu’a toujours manifesté l’auteur pour ceux qui, servants de toutes les formes d’art, doivent cependant travailler pour subsister. Ceux qui ne vivent pas de leur art, de ce qu’ils font. Même s’il n’en a pas toujours bien vécu, Ferré n’a jamais fait autre chose qu’écrire, composer et chanter. Au moment où Frot écrit, il vend du bois à Clichy : « Frot, le jour, vend du contreplaqué pour acheter ses plumes qu’il usera, la nuit, loin de ses amis qui ne sauront le reconnaître qu’à force d’illusions dominées ». Plus loin : « Je lui ai dit qu’il en sortirait tôt ou tard, de son chêne filiforme et alimentaire ». Et encore : « Si l’on avait pu, à ce jour, établir au moins un coutumier du non-conformisme, les gens comme Frot ne vendraient pas du bois ». Enfin : « Frot est un solitaire. À son comptoir, sa misère même est contreplaquée ». Ferré a toujours reconnu qu’il avait eu beaucoup de chance de pouvoir vivre et faire vivre les siens de son travail artistique.
Ferré évoque enfin le style de l’auteur qu’il présente : « Il est difficile de parler du style, à propos de Frot et de son catalogue de démissions. Il a un verbe, anonyme, dur, et qui frôle le langage vulgaire. J’entends par là le mot vrai, sain, dans toutes les bouches et dans toutes les oreilles, mais jamais ENTRE, le mot dit par l’homme et qu’ignore l’écrivain. On finit par se faire à ce naturel gros, sans ambages et qui photographie la pensée sans la complicité d’une métaphore ou la morgue d’un subjonctif. Frot emploie le parler télégraphique qui se souvient du bonneteau et de la parole-misère ». Et Ferré poursuit, parlant d’« un vocabulaire qui le [Frot] muselle et qui part seul, par les chemins d’une syntaxe apprise, non encore assimilée, une syntaxe qui doit tout à l’écriture et rien à l’écrivain ». Cette tendance à la parole libérée, à la littérature qui « sort des livres » est une idée dans l’air du temps, en 1965. Il faut répéter que 1968 n’est pas né de rien et que, souterrainement, des mouvements et des révoltes grondaient depuis longtemps, y compris contre le parler supposé figé et l’écriture décrétée académique. On note qu’on n’est pas loin des idées déjà exprimées en 1956 dans la préface de Poète… vos papiers ! « La poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie », ce n’est pas fondamentalement différent de « La littérature commence à sortir des livres. Céline l’avait déjà préparée à cette fête, car c’est bien d’une fête qu’il s’agit, d’un congé », comme l’écrit Ferré dès l’ouverture de sa préface.
Dernier salut à l’écrivain, sous forme d’un masque qui tombe : « Il a fait son deuil de l’amour ambiant et il n’y a plus que lui qui l’intéresse ». Sous ce masque, il y a peut-être le visage de Frot, il y a en tout cas celui de Léo Ferré qui a toujours voulu tendre à l’indifférence sans y parvenir jamais.
Durant quelques jours, il n’y aura pas de nouvelle note. La publication reprendra début janvier 2007.
(photo X, 1954)
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (2)
mercredi, 20 décembre 2006
Gourdon, 11 juillet 1985, par Jacques Miquel
Jacques Miquel m’a envoyé ce souvenir, qu’il présente comme un écho à la note Trois amis et les pops.
Ce soir-là, Léo Ferré chante pour la Renaissance du Carillon de Saint-Pierre à Gourdon. Le récital est prévu pour se dérouler sur le parvis de cette église gothique, mais dans l’après-midi il est décidé de changer de lieu et un chapiteau de cirque est dressé à la hâte aux portes de la ville, dans un champ fraîchement fauché. Sous la toile, l’odeur de bâche se mêle à celle des foins coupés. Dans la foule qui lentement prend place, certains aperçoivent Marie-Christine Ferré, l’enfant du pays, et l’interpellent familièrement : « Marie ! Mimi ! » Souriante, elle s’arrête pour échanger quelques mots avec les uns, embrasser les autres. Les gens semblent ravis qu’elle les ait reconnus et leur parle devant tout le monde. Il y a une sorte de fierté et de gentillesse dans l’air…
L’obscurité envahit l’espace et Léo Ferré paraît dans son halo et sous les applaudissements complices. La brise est favorable, les voiles hissées, le chapiteau appareille pour une traversée onirique sur des flots de poésie et de musique. À un moment, l’artiste s’amuse qu’on ait fait appel à lui pour faire renaître le carillon de l’église, se trouvant tout de même un point commun avec les cloches qui, comme lui, savent se faire entendre. « Les mains battent des sourires… » Peu après, le propos est plus amer. De Gourdon, il ne garde pas que des souvenirs heureux… cette femme… il lève les yeux semblant chercher dans les lointains les tours de Perdrigal. On devine à quoi il pense… Avec le temps… qu’il enchaîne par Pépée. Les derniers accords de la bande-orchestre tombent plus lourds de sens que jamais. « On couche toujours avec des morts ». Léo s’incline légèrement, les bras tendus vers une Pépée imaginaire qui lui saute au cou. Le public pétrifié assiste en silence à cette scène pleine de tendresse, quand des premiers fauteuils fuse l’outrage : « Ferré au zoo ! ». Hors de lui, le chanteur descend des tréteaux, tonnant dans le micro : « Qui a dit ça ? Qui a dit ça ? » tandis que le projecteur fouille les rangs d’où est partie l’invective. Décontenancé, tassé au fond de son siège, un spectateur finit par se désigner implicitement en risquant d’une voix mal assurée : « On est en République, non ? » Dans un grondement amplifié par la sono, la réponse cingle : « République mon cul ! T’es chez moi ici ! Fous l’camp ! Fous l’camp ! Fous l’camp ! » – ces derniers mots martelés jusqu’à ce que l’importun finisse par déguerpir piteusement. Le chanteur regagne l’estrade et se concentre quelques secondes avant de renouer le fil du récital au moment où, du fond des travées, s’élève la même voix. La poursuite lumineuse se braque aussitôt sur le personnage qui, regrettant sa bévue, balbutie quelques excuses. Ferré n’a pas l’intention d’insister et il s’adresse à l’éclairagiste pour qu’il ramène le projecteur sur lui : « Laisse tomber, Maurice… » Bien sûr, Maurice Frot n’est plus aux manettes depuis belle lurette. Visiblement ému, Léo balaie le lapsus d’un geste vague et poursuit le concert. La fin du voyage est éblouissante alors que, dans la coupole du chapiteau, les fantômes continuent à bousculer les étoiles.
00:00 Publié dans Les invités du taulier | Lien permanent | Commentaires (4)
mardi, 19 décembre 2006
Le préfacier
Il ne sera pas question ici des très nombreux textes que Léo Ferré a pu rédiger pour d’autres chanteurs – et singulièrement pour des interprètes de ses œuvres – qui figurent sur des pochettes de disques ou dans des programmes de spectacles. On pense davantage au préfacier, celui qui introduit le travail d’un autre à la demande d’un éditeur, pour une publication en volume.
Trois textes, parmi les seize connus à ce jour, me paraissent intéressants à retenir dans cette optique. La préface de 1961 aux œuvres de Verlaine [1], celle de 1967 aux textes de Caussimon [2], celle de 1991 pour Francis Simonini [3].
La préface écrite pour Verlaine – je ne sais toujours pas dans quelles circonstances exactes elle lui a été demandée – relève du texte d’humeur, amical, ému, tel qu’on pouvait alors le concevoir et le publier dans une collection dénommée « Le Livre de Poche classique », c’est-à-dire avant qu’une optique universitaire stricto sensu n’impose une présentation plus critique, plus fouillée, plus précise. Avant, surtout, que l’évolution des mœurs et des habitudes de lecture, doublée de l’augmentation considérable du nombre d’étudiants après 1968, n’impose le livre au format de poche comme un instrument de travail et non plus comme l’attribut d’une élite cultivée mais aux moyens financiers limités. Dans le même temps, la critique change d’âge et de visage. Les éditions populaires elles-mêmes s’entourent d’appareils critiques, de variantes. Aux notes, vraiment très succinctes, de Jacques Borel, succèdent celles, plus détaillées et plus importantes, du normalien Claude Cuénot. La préface de Ferré demeure un texte chaleureux, elle sera là jusqu’à la fin des années 80, mais disparaîtra de la collection publiée par Hachette, des années plus tard.
Le texte rédigé par Ferré pour son ami Caussimon est d’une nature différente. Dès l’abord, le double visage de la collection imaginée par Seghers fait d’ailleurs se poser une question : s’agit-il d’un livre de Caussimon préfacé par Ferré ou d’un ouvrage de Ferré sur Caussimon ? C’est plus qu’une anthologie présentée par un tiers, la collection « Poètes d’aujourd’hui » présentant souvent une préface et un choix de textes pratiquement aussi importants en nombre de pages. Personnellement, j’ai toujours considéré cette œuvre comme un livre de Ferré sur Caussimon, ainsi d’ailleurs que tous les volumes de cette collection prestigieuse : ce sont des essais sur tel poète, suivis d’un choix de ses textes. Cette introduction à Caussimon est un livre de poète. Quand un écrivain préface un autre écrivain, il le trahit presque à coup sûr en parlant non du modèle, mais de lui. Comme il a déjà été dit ici, le premier « je » arrive sous la plume de Léo Ferré à la septième ligne et la fin de son texte présente un « nous autres » pour le moins inattendu. Là encore, Ferré œuvre au sentiment. Le livre disparaîtra quelques années après du catalogue de l’éditeur qui, en 1969, a cédé sa maison à Robert Laffont. Lorsqu’il sera réédité ailleurs, l’introduction de Ferré deviendra cette fois une préface à part entière, actualisée par quelques lignes [4]. Cette réédition, à mon sens, implique un changement de nature du texte, pourtant presque identique. C’est en tout cas l’impression que l’on a.
Ces deux préfaces représentent, chaque fois, un nombre de pages relativement important. À l’opposé, Ferré donne à Francis Simonini un texte très bref : une page. Il le fait aussi pour beaucoup d’autres, mais celui-ci est intéressant en ce qu’il présente un roman, ce qui n’est arrivé que trois fois [5]. Là, Ferré met surtout son nom en avant pour aider l’auteur. Verlaine, Caussimon : les deux fois, il s’agissait d’un auteur envers qui Ferré était autorisé – il les avait tous deux chantés et était l’ami personnel d’un d’entre eux. Mais il permet à Simonini d’avancer sous les auspices de son nom à lui, sésame éditorial sans doute. Les éditeurs raffolent des noms connus qu’ils peuvent imprimer sur leurs couvertures. Cela étant, le registre reste identique : le préfacier parle de lui, mais c’est pour évoquer cette fois des souvenirs de jeunesse contemporains de l’intrigue (en 1931, un village d’Italie sous le poids du fascisme).
Une constante, en tout cas. Là comme ailleurs, Léo Ferré réagit à l’amitié, toujours. C’était vraiment chez lui un moteur. Verlaine ne fait pas exception : son rapport aux poètes tient incontestablement aussi de l’amitié.
______________________
[1]. Paul Verlaine, Poèmes saturniens suivi de Fêtes galantes, collection « Le Livre de Poche classique », n° 747, 1961.
[2]. Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 161, Seghers, 1967.
[3]. Francis Simonini, Il était une fois Strappona, collection « Voix d’Europe », L’Harmattan, 1991.
[4]. Jean-Roger Caussimon, Mes chansons des quatre saisons, Plasma, 1981 (rééd. Le Castor astral, 1994).
[5] Romans de Maurice Frot, Francis Simonini et Jean-Michel Lambert.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 18 décembre 2006
La veine chansonnière
On ne refera pas ici, pour la centième fois, l’explication détaillée des Temps difficiles. Il est bien plutôt question d’envisager l’ensemble de la production ferréenne qu’il est possible de situer dans une veine chansonnière incontestable.
On observe en premier lieu que ce courant commence, chez lui, par La Vie moderne (1958), se poursuit avec Les Temps difficiles I (1961), Miss Guéguerre (1961), Les Temps difficiles II (1962), T’as payé (1962), Monsieur Barclay (1965), Les Temps difficiles III (1966) et s’achève avec La Révolution I et II (1969). Quand Ferré reprend La Vie moderne entre 1984 et 1986 – une version amputée de couplets devenus moins compréhensibles avec les années et augmentée d’autres, plus intemporels – ou Monsieur Barclay en 1982 – en supprimant les noms des journalistes de radio qu'on ne connaissait plus – c’est un épiphénomène. En tout état de cause, après 1969, la veine chansonnière cesse d’irriguer son œuvre, tout au moins si l’on considère sous cette définition des chansons caustiques, satiriques, comportant un certain nombre de noms propres, des allusions aux événements du moment, des « effets » nombreux et, si possible, une « chute ».
Cependant, de nombreuses chansons pourraient a priori être rattachées au mode chansonnier et, cependant, ne doivent évidemment pas l’être. Je pense à L’Esprit de famille, Monsieur Tout-Blanc, Le Temps du plastique, Les Rupins, Cannes-la-Braguette, La Langue française. Pourquoi ? Est-ce la gravité du sujet (Monsieur Tout-Blanc) ? Cela ne s’applique toutefois pas aux autres titres. En quoi Le Temps du plastique, Cannes-la-Braguette ou La Langue française se différencient-ils de La Vie moderne ? Parce qu’ils ne comportent pas d’allusions nominatives ? La chanson Les Rupins tiendrait-elle, en dépit de son ton, du portrait (à l’instar des Retraités) plus que de la satire ? Comment faut-il envisager, enfin, Ils ont voté (1967) ? Ce n’est pas un texte de chansonnier, peut-être parce qu’il prend parti alors que le chansonnier raille systématiquement les puissants en place ? Quel doit donc être le sort de la version de 1988 à la fin modifiée par l’apparition d’une personne réelle, Madonna ?
Objectivement, Vitrines (1953) n’a pas cette appartenance satirique évidente alors que son contenu autoriserait à penser à un texte de chansonnier. Là encore, pourquoi ? Sans doute à cause des différents refrains qui exposent des thèmes qui ne sont pas de ce ressort. Vise la réclame (1955) n’est pas non plus de ce registre quand tout, pourtant, pourrait le donner à croire (satire des slogans publicitaires, interpellation du passant-client-victime…) La Maffia (1958) est un coup de gueule et, malgré la citation nominative de clausule, n’est pas de ce domaine. C’est la vie (1966) se trouverait dans ce cas si la fin du texte ne manifestait subitement une allusion personnelle (« L’enfant que je ne t’ai pas fait ») suivie d’une inquiétude métaphysique résignée (« Toujours un d’moins à s’emmerder / Dans la vie »). Et La Complainte de la télé (1966) ? Est-ce parce que les noms propres et les titres d’émissions cités sont travestis en jeux de mots ? Enfin, Le Conditionnel de variétés (1971) serait entièrement dans la lignée chansonnière par ses allusions constantes à l’actualité, mais ne s’y trouve pas, vraisemblablement à cause d’un ton plus grave et d’un registre plus polémique que satirique, qui fait aborder le texte aux rives du manifeste.
La tradition chansonnière remonte, en France, aux pont-neufs et aux mazarinades. Elle est même présente, déjà, dans Villon où l’ironie et l’allusion sont fréquentes, codées toutefois par peur du gibet. Ferré s’inscrit dans un mouvement d’écriture et de satire socio-politique durant des années, avant de l’abandonner définitivement. Il continue parfois de créer des chansons aux marges de la chansonnerie mais ne s’y laisse plus enfermer. Il dépasse ce stade. Par quels moyens le dépasse-t-il ? Cela tient-il au ton, à la musique, à la voix, à l’ampleur du propos ?
Je n’ai pas réellement de réponse à apporter à toutes ces interrogations. Cela ne signifie pas qu’elles ne soient pas intéressantes à étudier.
Les dates indiquées sont celles des partitions publiées par La Mémoire et la mer dans le coffret Paroles et musique de toute une vie et-ou celles des enregistrements originaux qui ont parfois eu lieu bien plus tard.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 17 décembre 2006
Œuvres de Léonid Sabaniev (1881-1968), par Jacques Miquel
À l’automne 2005 paraissait dans Les Copains d’la neuille l’article « Léonid Sabaniev, maître de musique de Léo Ferré ? » retraçant le parcours singulier de ce musicologue et compositeur avant-gardiste russe, disciple de Scriabine. Victime de l’ostracisme des artistes prolétariens soviétiques, en 1926 Sabaniev s’expatria en France où il vécut surtout de ses ouvrages de musicologie et de cours dispensés à des compositeurs en devenir comme le Français Lucien Delrieu. C’est dans l’exercice de cette activité de maître de musique que Léo Ferré le rencontra à Nice pendant l’Occupation. Au fil des entretiens, il a évoqué laconiquement ces cours et les conseils que lui avait prodigués Sabaniev, comme l’illustrent ses propos recueillis par Marc Robine à l’été 1992 : « J’ai pris des cours, oui, avec un musicien russe qui était l’élève de Scriabine. Et puis j’ai travaillé beaucoup… »
Lors de la parution de l’article sur Sabaniev, confrontés à des impératifs de mise en page et d’espace disponible, le responsable de la publication et l’auteur ont convenu en plein accord d’écarter les annexes qui sont proposées ci-dessous :
1 – Œuvres musicales de Léonid Sabaniev (aperçu)
Pièces pour piano (Collection américaine).
Quatre préludes Op. 2.
Deux préludes Op. 3.
Impromptu Op. 5 n° 2.
Prélude Op. 5 n° 2.
Poème Op. 6 n° 1.
Étude Op. 6 n° 2.
Étude Op. 8 n° 2.
Feuillet d’album Op. 9 n° 1.
Esquisse Op. 9 n° 2.
Poème Op. 9 n° 3 .
Prélude Op. 9 n° 4.
Huit préludes Op. 10.
Six poèmes Op. 11.
Quatre fragments Op. 13.
Quatre préludes (sans n° d’Op.)
Deux trios avec pianos (1907-1924).
Sonate à la mémoire de Scriabine (1915).
Deux sonates pour violon et piano (1917-1924).
L’Aviatrice, ballet (1928).
Flots d’azur, poème symphonique (1936).
L’Apocalypse, oratorio (1940).
Suite pour Quintette à vent.
Plus de quarante mélodies.
Transcriptions d’œuvres symphoniques de Scriabine.
Prométhée, poème du feu (1913) transcription pour deux pianos à quatre mains.
Poème en forme de sonate (1926), transcription pour piano de Poème divin.
2 – Bibliographie sommaire de Léonid Sabaniev
Prometheus von Scriabine (étude), Der blaue Reuter, Munich, 1912.
Scriabine, Moscou, 1916.
Claude Debussy, Moscou, 1922.
Lettres de Scriabine, 1923.
The music of speech, 1923.
Mes souvenirs de Scriabine, Musikalaniye Sektor, Moscou, 1925.
Histoire de la musique russe, Moscou, 1924 (traduction allemande, Leipzig, 1926).
Modern russian composers (traduit du russe par Judah A. Joffre), Ayer Co. Pub., New York, 1927.
Musical tendencies in contemporary Russia (traduit du russe par S.W. Pring), Londres, 1930.
Taneiev, Paris, 1930 (en russe).
Music for the films (Aspects of films), Londres, 1935.
3 – Note à l’intention des chercheurs
La Bibliothèque Nationale de France conserve différents manuscrits et documents de Scriabine légués par les héritiers de Léonid Sabaniev. Ce fonds est susceptible de recéler d’autres pièces ayant appartenu à celui-ci, ainsi que les coordonnées de ses ayants-droit.
00:00 Publié dans Les invités du taulier | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 16 décembre 2006
Trois amis et les pops
Jeudi 9 mars 1972. À Marseille, le Palais des Congrès se trouve dans l’enceinte du parc Chanot. Trois jeunes de vingt ans – pas tout à fait – rôdent autour, mais tout est fermé. Pas de Léo Ferré à l’horizon. On l’annonce pour le soir même : il joue avec le groupe Zoo. Le spectacle est organisé par les concerts Mazarine. L’année précédente, les mêmes trois camarades ont assisté, au théâtre Axel-Toursky où Ferré venait pour la première fois, à la préparation du spectacle, ils ont vu Frot régler les lumières, Ferré faire la balance et recevoir des journalistes. Ils s’étaient glissés dans la salle et installés silencieusement dans un coin, à la fois ravis et impressionnés. Richard Martin, la trentaine et les cheveux aux épaules, était là aussi, et Popaul. Mais cette fois-là, il ne se passe rien. Ils repartent dans le soleil d’hiver.
Une fourgonnette arrive alors, sous les pneus de laquelle crisse un gravier peu consentant. À leur hauteur, elle freine, un homme en descend rapidement : « Eh les gars, on est à la bourre, vous nous donnez un coup de main, je vous fais rentrer grato ce soir. » Sic. Les trois jeunes gens ont des billets pour le lendemain mais voir Ferré deux soirs de suite, ça ne se refuse pas. Les voilà maintenant secondant l’équipe technique des Zoo – car c’est elle, évidemment – pour décharger les instruments, la sonorisation, les amplificateurs, les micros, la batterie. Installer tout ce matériel en empruntant deux minuscules escaliers situés de part et d’autre d’une scène très haute n’est pas facile. Il n’y a pas de coulisses, pas d’accès à la scène autre que ces quelques marches étroites. Ce n’est pas une salle de spectacles, c’est un lieu de réunion. Hisser les claviers tout là-haut ! Un rêve de vingt ans, cependant. Les régisseurs des Zoo parlent de Ferré en l’appelant affectueusement « le vieux » (il aura cinquante-six ans dans l’année). Et puis ensuite, il y a le réglage des lumières : il faut quelqu’un pour figurer l’artiste derrière son micro. Désigné, un des trois garçons s’y colle, terrifié, et prend dans les yeux toute la puissance de la lampe à arc. C’est violent comme une première fois.
Le travail terminé, les trois copains repartent chez eux prévenir… qu’ils doivent ressortir. C’est un temps sans téléphone. Dans l’allée gravillonnée est maintenant garée une Citroën noire au museau de requin. Sur la plage arrière, une grande enveloppe de papier kraft, libellée au nom de l’artiste. Mais personne aux alentours.
Le soir venu, les trois amis se présentent à la porte du Palais des Congrès. Il y a foule et pas mal d’agitation. Il semble que des jeunes veuillent entrer gratuitement… Alors eux trois, avec leur sésame : « On est invité par les Zoo », ne sont pas pris au sérieux, pas crus un instant. Et puis arrive celui qui avait fait cette promesse et venait tout naturellement la tenir. Il les fait entrer, ce qui provoque un grondement de mécontentement. « C’est parce qu’on a travaillé cet après-midi », risque l’un des trois. C’est vrai, mais ça tombe mal.
Le spectacle aussi se passera très mal, très très mal. Une dizaine (une douzaine ? une quinzaine ?) de jeunes entrés en force ou à l’usure, qui sait, vont huer, jeter, conspuer l’artiste, l’insulter, lui cracher dessus, là, juste en bas de la scène pourtant haute. Ils sautent pour cracher. Et lui chante jusqu’au bout. Et nos trois jeunes consternés mais incapables de bouger… Et une salle entière qui proteste mais n’intervient pas. Enfin, c’est comme ça. Frot descend dans la cage aux fauves. Il faut dire ici une chose vraie : le courage physique de Frot dans ces années où, de ville en ville, Ferré se fera régulièrement agresser verbalement durant ses spectacles, voire physiquement dans la rue. Frot sait s’y prendre. En parlementant, en disant quoi donc ?, il parvient à calmer tout le monde et le spectacle s’achève tandis que les contestataires, garçons et filles, se contentent désormais de danser sur la musique des Zoo, au pied de la scène, tandis que Ferré chante quand même.
Honte rétrospective des trois lascars : « On n’a pas bougé, on n’a rien fait ». Non. Qu’auraient-ils pu faire, d’ailleurs ? Ça n’empêche pas le sentiment de culpabilité. Reste le spectacle du lendemain. On croit toujours que ce qui s’est produit une fois va se répéter ; ce doit être le stupide besoin d’éternité des hommes. Le lendemain, donc, tous les trois vont battre le rappel des amis, les costauds de préférence. Beaucoup avaient prévu d’assister au récital et ont réservé. On va gratter le fond des poches et des tiroirs pour se cotiser et payer des places à ceux qui n’en ont pas. L’un des trois passe la journée sur sa mobylette blanche, à courir du lieu de location (Gébelin-Pianos, 77, rue Saint-Ferréol) à ceux où se trouvent les amis. Le quartier général est un petit café à côté du lycée, le Jimmy, que tous ont fréquenté ou fréquentent encore : un endroit où l’on ne vend pas d’alcool (pas de licence IV), tenu par un taulier dit « le Gros » et son épouse, nécessairement dite « la Grosse » alors qu’elle ne l’est pas. La serveuse s’appelle Georgette, elle est gentille et patiente. Le quotidien Le Soir du vendredi 10 mars, qui vient de paraître, titre : « Face aux fauves du Palais des Congrès, un albatros rugissant soutenu par de jeunes lions : les Zoo ». L’article est signé Edmée Santy, une journaliste qui, dans ces années, écrira sur Léo Ferré des critiques pleines d’admiration, lyriques, proches du rêve étoilé et de la transe amoureuse. Le soir, au Palais des Congrès, une rangée entière, une grande rangée sera occupée par des copains, bien décidés à faire le coup de poing si nécessaire. C’est stupide ? Peut-être. On a vingt ans… Il ne se passera rien. Ce sera un beau spectacle qui se déroulera sans encombre.
10 mars 1972, Palais des Congrès, Marseille (photo X)
00:00 Publié dans Souvenirs | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 15 décembre 2006
Le pain retrouvé
On a cru bon de qualifier de « pain perdu » la technique d’écriture (que Françoise Travelet a, bien plus justement, qualifiée d’« écriture par provignement ») qu’utilisait quelquefois Léo Ferré, reprenant des fragments de textes, détournant de son chemin initial sa propre production pour en faire autre chose, récrivant une intention pour faire naître une création nouvelle. Outre que cette notion de « perdu » et de récupération est très péjorative, elle induit une baisse de qualité alors qu’en cuisine, le « pain perdu » est une recette à part entière, plutôt savoureuse.
Elle relève surtout, et avant tout, d’une méconnaissance totale de la création artistique et tout particulièrement de l’écriture. Car, au vrai, tous les auteurs procèdent ainsi, sans exception. Ils ne le disent pas, agissent avec, peut-être, davantage de discrétion, mais, en réalité, qui a déjà vu un menuisier jeter un morceau de bois dans lequel il peut encore tailler une planche ? J’ai travaillé un été comme manœuvre dans une miroiterie, j’avais seize ans, et c’est ainsi que faisaient tous les compagnons. Chaque « chute » était conservée pour y découper ultérieurement un morceau encore. Il ne serait venu à l’esprit de personne de s’en étonner, c’était, à l’évidence, constitutif du métier.
L’écriture littéraire procède du même artisanat. La reprise de textes ou de parties de textes par leur auteur est un exercice légitime, leur remise en situation, leur changement d’optique et de problématisation l’est également. L’auteur a seul droit de décision sur sa production, l’usage qu’il veut en faire et le visage qu’il désire lui donner. A fortiori lorsque sa carrière s’étend sur près d’un demi-siècle. La composition musicale ne diffère en rien de cela. L’étude de l’écriture de Ferré fait qu’au bout d’un temps, on ne sait plus si tel texte provient de tel autre d’où l’auteur l’a extrait, ou si, au contraire, c’est l’autre qui a été refondu au premier. Le temps ne signifiait pas grand-chose pour l’auteur, qui pouvait ainsi reprendre ou mêler des textes des années, voire des décennies, plus tard. Par parenthèse, cette façon de procéder va dans le même sens que ce qu'on avançait dans la note précédente : un homme et une création inséparables, un auteur qui dispose à sa guise de ce qui est constitutif de lui-même, à savoir cette production artistique qui sourd de sa tête. On peut aller jusqu’à se demander si ce n’est pas en partie de cette osmose que naissait sa capacité à émouvoir, notamment dans les dernières années.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (19)
jeudi, 14 décembre 2006
Ferré, qu’est-ce que c’est ?
L’habituelle lignée à laquelle on rattache Léo Ferré commence avec Rutebeuf, se poursuit avec Villon, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire et Breton. C’est oublier le fait qu’il a mis en musique de nombreux autres poètes, mais passons. En musique, on cite Beethoven, Ravel, Bartok et d’autres. Ce qui compte n’est pas qu’il soit ou non l’égal de ces grandes ombres, mais bien – ce qui est incontestable – qu’il en soit nourri et que, selon toute vraisemblance, son œuvre n’aurait pu exister ou eût été différente si cette filiation n’avait pas eu lieu. Or, si l’on peut, pour chacun d’entre eux, citer au moins une œuvre impérissable, qu’en est-il pour Léo Ferré ? Il n’est évidemment pas question de se livrer ici au petit jeu classique et inepte de la chanson préférée, mais bien de se demander si l’on peut, parmi les cent domaines dans lesquels s’est exercée l’activité créatrice de Ferré, déceler une dominante, une œuvre maîtresse. Je ne le crois pas. Plus les années passent ; plus s’éloigne le moment adolescent où, dans la cour du lycée Victor-Hugo, à Marseille, un mien ami m’avait dit : « Et Ferré, tu aimes ? », ce à quoi j’avais répondu : « Ferré ? Je ne connais pas » ; plus grandissent mon trouble de vieillir et mon exigence de lecteur et d’auditeur ; plus je me convaincs que, décidément, on ne peut guère isoler un fragment de cette création tous azimuts. Ferré, j’y crois de plus en plus, est un tout englobant l’homme et ce à quoi il a donné naissance, un tout qui serait monolithique tout en étant fortement composite – et c’est par là que l’auteur échapperait à toute forme de classification. Prise isolément, aucune parcelle de son œuvre n’est l’équivalent des Fleurs du mal ou des symphonies de Beethoven. Considéré dans sa totalité, l’iceberg devient une somme d’une richesse baroque qui, non seulement n’a pas d’équivalent dans le domaine de ce qu’on appelle la chanson – ne serait-ce que parce qu’elle comprend bien d’autres choses que des chansons – mais n’est réductible à rien. Si l’on ne peut considérer Benoît Misère comme un sommet, on ne peut envisager l’œuvre sans Benoît Misère. Même si l’on ne considère pas la mise en musique des poètes comme indépassable – c’est cependant ce qu’on conteste le moins chez Ferré – on ne peut la séparer de ses propres textes chantés, d’où, d’ailleurs, l’erreur de certaines firmes phonographiques qui persistent à séparer les disques consacrés aux poètes de son « intégrale » proprement dite. Pour ces raisons, je crois qu’il sera difficile, pour longtemps encore, d’en arriver au stade de la critique littéraire dépassionnée et érudite. Ce regard-là n’est pas possible pour le moment, même s’il est déjà plus autorisé qu’autrefois.
00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (25)
mercredi, 13 décembre 2006
Jamblan « le doux chansonnier », par Jacques Miquel
J’accueille aujourd’hui Jacques Miquel qui inaugure la catégorie « Les invités du taulier » avec un sujet qu’il a lui-même choisi et auquel il a donné la forme qui lui a plu.
Jacques Miquel est né en 1948. Il intervient régulièrement sur le thème « poésie et chanson » dans l’émission hebdomadaire de Christian Saint-Paul, Les Poètes, sur Radio Occitanie. En 1999, il a publié, en collaboration avec Jacques Lubin et Marc Monneraye, « Discographies de Jacques Brel et de Léo Ferré » dans Sonorités – Cahiers du patrimoine sonore et audiovisuel.
« J’ai fait un seul grand voyage dans ma vie, en Martinique. C’est très loin, très, très loin. J’en ai rapporté une allergie au rhum, au ti punch comme ils disent, et la certitude qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil… » [1]. Si l’image surréaliste d’un Léo Ferré en smoking, tapant du piano dans l’étuve tropicale, a maintes fois été évoquée, en revanche, on ne sait que peu de choses sur la tête d’affiche de cette tournée désastreuse, dont le nom de scène reste cependant attaché à l’œuvre de Ferré au travers de quatre chansons qu’ils ont co-signées. Il s’agit bien sûr de Jamblan, « charmant garçon » dont Léo accompagne le tour de chant en 1947 à l’autre bout du monde et qu’il évoque bien des années plus tard comme son camarade.
De son vrai nom Jean, Marie Blanvillain, il voit le jour en 1900 à Bressuire, qu’il quitte à vingt-cinq ans pour tenter sa chance à Paris, préférant l’incertitude de la bohème au singulier métier de tailleur de soutanes qui est alors le sien. Ses débuts sont incertains et difficiles et si, en 1927, son nom est associé à celui du peintre abstrait Jean Hélion dans la fondation d’une éphémère revue avant-gardiste, ce sont plutôt ses prestations de chansonnier dans des boîtes de seconde zone qui lui assurent tant bien que mal l’ordinaire. Conjointement, il écrit des paroles de chansons sans prétentions et l’une d’elles, Béguin biguine,mise en musique par Michel Emer, est enregistrée en 1932 par Jean Sablon, dont le nom commence à scintiller dans la galaxie du music hall.
Le filon semble bon et Jamblan parvient à placer quelques titres auprès d’artistes en vogue, comme Berthe Sylva [2] ou le duo Pills et Tabet [3]. Le guitariste Django Reinhardt ne dédaigne pas de poser ses notes sous ses paroles [4] tandis que, dans un registre tout différent, la sulfureuse Suzy Solidor inscrit la chanson Obsession d’amour [5] à son répertoire. Jamblan lui-même enregistre certaines de ses propres œuvres et notamment une romance plutôt naïve, Ma mie [6], avec laquelle il ne fait toutefois pas ce qu’il est convenu d’appeler un tabac… Mais, d’une façon générale, les années 30 lui sont plutôt favorables, que ce soit comme parolier d’interprètes de renom, ou chansonnier se produisant sur des scènes aussi prestigieuses que le Théâtre des Deux-Ânes et Bobino, ou encore second rôle de cinéma dans Le petit chose [7].
Malgré l’Occupation, la décennie suivante se présente tout aussi bien avec, une nouvelle fois, Jean Sablon pour tremplin. Devenu vedette internationale, celui-ci passe les années noires sur le continent américain. Le 28 mai 1942, il entre aux studios Decca à New York pour une séance d’enregistrements qu’il débute par les versions française et anglaise de Ma mie, le titre déjà ancien de Jamblan et Herpin. Cette fois la chanson est remarquée et recréée sous le titre de All of a sudden my heart sings [8] dans la comédie musicale Anchors Aweigh [9] bientôt portée à l’écran. Le succès est considérable ; rebaptisée My heart sings, elle devient au fil des années un des plus grands standards américains repris par Duke Ellington, Nat King Cole, Errol Garner, Paul Anka, Dany Kaye pour ne citer que les plus célèbres. L’engouement atteint la France où Jamblan adapte de nouvelles paroles et la chanson, devenue En écoutant mon cœur chanter, est enregistrée dès 1946 par Charles Trenet et Lys Gauty.
Lorsqu’au printemps 1947, la tournée pour la Martinique est mise sur pied, cela fait plus de vingt ans que le chansonnier montmartrois bat les planches et, avec plusieurs succès populaires à son actif de parolier, il fait figure de professionnel accompli ; de seize ans son cadet, Léo Ferré, quant à lui, n’a fait ses premiers pas sur une scène parisienne que quelques mois plus tôt. Mais ce qui semble les différencier le plus, ce sont les sources d’inspiration de leurs répertoires respectifs. On sait qu’à cette époque L’Opéra du ciel est déjà écrit et que Mon Général va faire partie du tour de chant antillais du poète. Pour sa part, Jamblan chante des couplets gentillets entrecoupés de monologues humoristiques, dont la mesure lui vaut le surnom de « doux chansonnier ». Il n’en demeure pas moins qu’une certaine complicité s’instaure entre les deux artistes, et que c’est vraisemblablement au cours de ce séjour dans « l’Amérique des Îles, des pluies, du rhum » [10] où ils ont beaucoup de temps à tuer, qu’ils écrivent les quatre chansons qui marquent leur collaboration. En 1950, Léo Ferré intègre deux d’entre elles dans son récit radiophonique De sacs et de cordes. Il s’agit de C’est la fille du pirate et Les Douze, cette dernière interprétée par les Frères Jacques. Les textes des deux autres titres, Le Marin d’eau douce et Zingare, figurent en 1952 dans le recueil de vers de Jamblan Ordre alphabétique [12], avec la mention de leur mise en musique par Léo Ferré. À cette époque, Suzy Solidor [13] enregistre la première de ces deux chansons, et il faut attendre 2003 pour que Zingare le soit à son tour par les Faux Bijoux [14]. On ne connaît à ce jour aucune interprétation par Léo Ferré de ces quatre titres dont il a signé la musique et qui restent somme toute anecdotiques au regard de son œuvre. En réalité, si prolongement de ce bref compagnonnage il y a, il est sans doute à rechercher dans la manière des chansonniers adoptée par Ferré pour des chansons telles que La Vie moderne, T’as payé et plus encore Les Temps difficiles, dans lesquelles il fait montre d’une réelle maîtrise du genre, peut-être en partie acquise en accompagnant Jamblan au piano. En tout cas, la collaboration concrète entre les deux hommes prend fin à l’orée des années 50.
Dans les temps qui suivent, Jamblan s’affirme comme un pilier du Caveau de la République et, régulièrement, on retrouve sa gouaille et sa bonhomie dans l’émission de radio Le Grenier de Montmartre. Parallèlement, il continue à écrire des paroles de chansons dont certaines se taillent un succès appréciable, comme La Bague à Jules [15] défendue par Patachou [16]. Une de ses dernières collaborations notables a lieu avec Jean Ferrat, qui met en musique et enregistre sa chanson Ma fille [17]. À la fin de sa carrière de chansonnier, Jamblan se retire dans son Bressuire natal, où il tire accidentellement sa dernière révérence en 1989.
_________________________________
[1]. Texte pour une émission sur Europe 1 en janvier 1960 et publié dans le quotidien Libération en juillet 2003.
[2]. Viens danser quand même (musique de Jean Delettre, 1933), repris par Lucienne Boyer en 1939.
[3]. Gwendoline et Femmes (années 30).
[4]. La rumba da boum (paroles de Jamblan, musique de Django Reinhardt, T. Waltham et P. Olive, 1934), interprétée par Éliane de Creus et ses boys.
[5]. Paroles de Jamblan, musique de Laurent (Henri Herpin), 1935.
[6]. Musique de Henri Herpin, 1934.
[7]. Film réalisé par Maurice Cloche (1938).
[8]. Paroles américaines de Harold J. Rome.
[9]. Titre français : Escale à Hollywood. Film réalisé par George Sidney (1945) avec Gene Kelly, Frank Sinatra et Kathryn Grayson, qui y interprète All of sudden my heat sings.
[10]. Jamblan in Ordre alphabétique (cf infra).
[11]. De sacs et de cordes, Jean Gabin, Léo Ferré, CD, Le Chant du Monde, 874 1165 (2004).
[12]. Jamblan, Ordre alphabétique, Les Éditions du Scorpion, Paris, 1952. Couverture illustrée par Peynet.
[13]. Le Marin d’eau douce, 33-tours, 25-cm, Decca, 133.618.
[14]. Léo Ferré, les inédits, CD, La Mémoire et la mer, 10 088.89.
[15]. Musique d’Alec Siniavine.
[16]. 33-tours, 25-cm, Philips, 76.097 (1959).
[17]. 33-tours, 25-cm, Decca, 123.991 (1961).
00:00 Publié dans Les invités du taulier | Lien permanent | Commentaires (1)
mardi, 12 décembre 2006
La langue anglaise
Ferré chanta, dans son disque de 1962, La Langue française, avec un humour corrosif, mais il ne s’agissait pas d’une croisade académique pour la belle et chère langue française. Il était bien plutôt question de dénoncer un snobisme courant, le ridicule d’une mode, l’action d’un impérialisme. Il eut, à ce sujet, l’occasion, bien des années plus tard, de parler d’« une certaine honnêteté linguistique ». [1]
Pour le reste, il ne s’est jamais interdit d’utiliser l’anglais, à sa guise. Au hasard d’une œuvre importante, on peut relever des titres, à discrétion : Thank you Satan, Love, Words… words… words…, I have a rendez-vous avec le wind, Mister the wind, Death… death… death…, Night and day, Dans les nights. C’est donc entendu, la langue française n’est pas la seule, d’autres existent. Il a chanté en italien, glissé des expressions allemandes dans ses textes et intitulé une chanson Muss es sein ? Es muss sein ! Et puis, a long time ago est une expression qui lui est chère.
L’anglais, il l’inclut dans sa langue, comme l’argot et le néologisme fréquent. Il ne s’interdit rien et La Langue française n’est pas un manifeste conservateur et xénophobe. La belle, la noble langue française ? « Enfin, Malherbe vint… Et Boileau avec lui… et tous les phalanstères de l’imbécillité ! » avait-il écrit dans un autre contexte. [2]
Si, un temps, l’expression « C’est extra » fit florès, ce fut par l’influence de son poème. Mais il moqua l’emphase, l’inflation du vocabulaire, avec un texte intitulé Le Superlatif, dont les différents refrains n’hésitèrent pas à utiliser les expressions « C’est dément, c’est super / C’est génial et c’est dingue / Et c’est vachement terrible »… Rien n’échappe à sa dent dure, même pas les modes du langage créées par lui, « c’est extra » comme le reste. Parallèlement, il a marqué certaines manières toutes faites, comme dire dans le courant d’une conversation, à propos d’un sujet quelconque, « avec le temps ».
Hormis l’usage qui en est fait dans La Langue française, l’anglais peut être ressenti chez lui comme exprimant, chaque fois, un état d’intimité ou de complicité. Ce n’est peut-être pas par hasard que les mots employés en anglais désignent la nuit (Night and day, Dans les nights) ou le vent (Mister the wind, I have a rendez-vous avec le wind). Si Night and day est repris du titre d’un air de Cole Porter dansé avant-guerre, celui de Dans les nights n’est pas innocent. Les nights ne sont pas seulement les nuits, chez Ferré. Ce n’est pas dans les nuits que l’on rencontre « la mort qui jouit sur une Kawasaki », mais dans ces nights que l’on devine copines et mystérieuses, complices et dramatiques, nights de tragédie. Quant au wind, il est d’abord du nord, nécessairement, et marin, évidemment : « Entends-le siffler mon amour c’est pour toi qu’il s’est encapé / De pied en roc d’écume en gueule de lèvre en vide » [3]. Le wind n’est pas Le Vent, qui était, lui, moins dramatique et plus câlin. C’était un vent amoureux, ce sera un wind noir.
Quant au diable, le poète ne lui dit Thank you Satan que par anti-référence à une chanson plus ancienne, qui s’intitulait Merci mon Dieu. Mais peut-être aussi par une espèce de fraternité, à la fois gouailleuse et inquiète. Il semble en effet évident qu’on ne puisse dire que thank you lorsqu’il s’agit de remercier le diable, pour tout ce qu’il offre dans le domaine de l’« anti », du non conventionnel, du contre-tabou. Encore Ferré termine-t-il sa chanson, quelquefois, par un « Merci Satan », qu’il crie debout, sans musique, après avoir interprété tout le texte au piano et utilisé l’anglais lors du refrain…
Reste enfin l’ironie qui lui fait inclure un peu d’anglais dans le poème de Verlaine : « Tout suffocant / Et blême quand / Sonne l’heure / Je me souviens… I remember… / Des jours anciens / Et je pleure », voire même prendre l’accent américain pour la strophe suivante. Chez Ferré, il y a droit de cité pour tous les mots, pour toutes les langues.
_____________________
[1]. Chic-chaud, RFI, 11 avril 1987.
[2]. Préface de Poète… vos papiers !
[3]. I have a rendez-vous avec le wind.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (4)
lundi, 11 décembre 2006
Les grands spectres
La chanson Les Anarchistes figure dans un 30-cm paru en 1969, qui aurait dû être publié dès 1968 si diverses considérations juridiques ne l’avaient retardé.
Remarquablement équilibrée et composée, cette poésie, servie par la musique de Ferré et les arrangements de Jean-Michel Defaye, servie encore par la voix et le souffle de l’artiste, devint quelque chose comme un hymne, ce que Léo Ferré ne souhaitait pas car il ne désirait pas se poser en héraut de quoi que ce soit. Ses poèmes, même lorsqu’ils étaient l’expression de protestations, demeuraient toujours sa parole propre et sa « prophétie » personnelle. C’est pourquoi, un temps, il supprima Les Anarchistes de son récital. Comme il en supprima également Avec le temps. Au rebours des auteurs à l’affût de la facilité démagogique, il n’exploitait jamais un succès en-dehors de l’envie propre qu’il pouvait avoir, sur le moment, de le chanter ou non. Le texte des Anarchistes fut initialement publié dans un numéro de la revue libertaire La Rue [1] avec une variante : « Faudrait pas oublier qu’ça descend dans la rue / Les anarchistes » fut d’abord écrit « Il faut pas oublier qu’y a toujours dans la rue / Un anarchiste ».
Il n’est pas interdit de considérer Les Artistes comme un des trois volets d’une trilogie, dont les deux autres parties seraient Les Poètes et Les Musiciens. Ce triptyque deviendrait alors, sinon un portrait de l’auteur lui-même, du moins une évocation des trois grands « titres » qu’il revendique en ce qui le concerne.
Les Artistes : trois huitains d’alexandrins composent cette évocation d’artistes de toutes disciplines, puisqu’on y reconnaît chanteurs, peintres, musiciens.
La chanson joue d’une opposition entre les artistes célébrés et les autres, dénommés « vous ». On ne sait pas qui est réellement ce « vous ». Si l’on craint d’y reconnaître le public, c’est-à-dire soi-même, on n’a pas totalement tort. Mais il n’y a pas là d’élitisme. Ferré ne fait que rappeler que la condition première de l’artiste est d’être libre pour pouvoir créer, c’est-à-dire concevoir et réaliser les choses de l’esprit qui nous enchantent et nous aident à vivre. Ensuite, « Ils vous tendent leurs mains et vous donnent le bras », mais qu’on n’aille surtout pas s’aviser, tenant ces mains et ces bras, de vouloir les retenir car, en réalité, « Ils décident de tout quand tu veux les soumettre ».
Bien sûr, il y a là revendication, par Léo Ferré, de sa singularité, mais pas uniquement. On ne voit pas pourquoi quelqu’un qui a toujours respecté son public et l’a attendu durant quinze ans se mettrait tout à coup à le repousser. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que le « vous » laisse la place, à la fin de la chanson, au « tu ». Ferré, comme souvent, interpelle directement un « tu » anonyme qui est, en réalité, l’ensemble de son large public mais fait que, chaque fois, l’auditeur dans son salon, le spectateur dans la salle, le lecteur devant son livre se sentent personnellement concernés par cette mise en cause. Chacun doit bien laisser passer ces « gens d’ailleurs ».
_______________________________
[1]. La Rue, n° 5, 3e trimestre 1969.
00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 10 décembre 2006
La langue en accordéon
La langue de Léo Ferré paraît poser des problèmes d’interprétation à certains auteurs. Voire même de simple compréhension. Je retrouve, dans mes papiers, cet extrait d’un ouvrage publié en 1992, intitulé L’Argot des musiciens [1].
On lit : « Piano du pauvre : accordéon. Notons qu’excepté Léo Ferré dans Le Piano du pauvre (chanson écrite en 1954) ou encore « Toi, ton piano et ses flonflons / Tu les fous à la verticale (…) Avec ton Pleyel en sautoir » dans Mister Giorgina (voir Jorgina), cette comparaison entre piano et accordéon, attachée à l’image du misérable musicien de rue du siècle dernier, a toujours joui d’une plus grande faveur auprès du public qu’auprès des musiciens.
L’appellation est d’ailleurs d’autant moins flatteuse qu’avant l’apparition de l’accordéon (double plaisanterie musicale certes), le seul « instrument de musique » ainsi baptisé, était le légume connu sous le nom de flageolet.
Quoi qu’il en soit, le terme de piano du pauvre est en passe de devenir obsolète, certains modèles d’accordéon atteignant de nos jours des prix astronomiques ».
Cette exégèse est erronée. Léo Ferré n’a rien inventé avec l’expression « du pauvre », qui existe dans la langue française et signifie « qui se contente de ce qu’il a, faute de mieux ». Et même : « qui aime ce qu'il a ». Elle n’est aucunement péjorative, au contraire. Ferré l’accolera plus tard à l’une de ses propres productions, L’Opéra du pauvre où il chante et dit lui-même tous les rôles du livret. C’est donc l’opéra du pauvre, par opposition à celui du riche, avec plusieurs chanteurs. En 1958, sur la scène de Bobino, il présentera ses musiciens, dont « Paul Castanier au piano du riche », c’est-à-dire un piano à queue. Le piano du pauvre n’est pas l’accordéon stricto sensu mais l’accordéon qu’on a, à défaut de mieux et, par exemple, d’un piano, supposé instrument de prestige. On peut peut-être aller jusqu’à comprendre, chez ceux qui emploient cette forme : « mon piano à moi », c’est-à-dire une notion d’attachement, voire de revendication impliquée par cette tournure. « Du pauvre » n’est pas de Ferré mais se retrouve souvent dans la langue française, comme une tournure familière et explicite car imagée. En aucun cas, il ne s’agit là d’argot de musicien.
___________________________
[1]. Didier Roussin, Madeleine Juteau et Alain Bouchaux, L’Argot des musiciens, Climats, 1992.
Avec cette trentième note quotidienne se clôt le premier mois d'existence de ce lieu.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 09 décembre 2006
Authenticité
Le poète dans son siècle, c’est celui qui épingle de Gaulle et ses ministres, on l’a vu. C’est aussi celui qui sanctionne, tout au long de sa carrière, les grands de ce monde. Qui n’a-t-il pas cité, en bien ou en mal – et souvent en mal ? Le pape Pie XII, Castro, Franco, Johnson, le Vatican. Les artistes : Danielle Darrieux, Aznavour, Jean Cardon, Castanier, Barthémémy Rosso, Dylan, Grooteclaes, Brigitte Bardot, Dalida, Gabin, Madonna, Van Gogh, Boulez, Johnny, Mozart, Gauguin, Beethoven, Rembrandt. Les écrivains et les poètes : Shakespeare, Saint-John Perse, Baudelaire, Villon, Balzac, Sartre, Breton, Verlaine, Sagan. Les gens du spectacle : Stark, Coquatrix, Barclay. Les journalistes : Max-Pol Fouchet, Filipacchi, Lucien Morisse. Les politiques : Cohn-Bendit… Il a évoqué sans les nommer Buffet, Bontemps, Pompidou, Marcellin, Geismar… Il est aussi une série de personnes de sa famille ou de ses proches. On ne fera certes pas ici une liste exhaustive, on remarquera seulement que ce qui est curieux dans ce Panthéon comme dans cet anti-Panthéon, c’est qu’ils n’étonnent pas. Pourtant, ce n’est pas tous les jours qu’on entend cela en chansons. L’auditeur finit par s’habituer et trouve tout à fait naturel que l’on considère les poètes comme ses voisins de palier, qu’on invective les puissants et qu’on s’en prenne même à l’univers. Il trouve parfaitement logique de croiser Pépée et Verlaine dans un même monde, cités à égalité dans l’imaginaire et l’affect de l’auteur. C’est ce qui est intéressant chez Léo Ferré : cette façon de ne douter de rien, de tout se permettre avec l’assurance tranquille et inconsciente d’un enfant. Don Quichotte est toujours là. De plus, cela souligne l’interpénétration réelle de la vie et de l’œuvre de l’auteur. Il n’y a jamais eu de frontière, de séparation. Il est important de comprendre, qu’on aime ou non Léo Ferré, qu’on apprécie peu ou prou telle ou telle œuvre, qu’il est en permanence sincère. Cette authenticité est une chose dont il faut avoir conscience pour aborder son œuvre. Elle a sa part dans la formation intellectuelle des jeunes gens de notre génération, celle qu’on pourrait appeler « des soixante-huitards tardifs », c’est-à-dire ceux qui étaient encore adolescents au moment de Mai.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 08 décembre 2006
De la terre à la lune
Écrite en 1954, Y a une étoile attendra 1990 pour être enfin enregistrée par Léo Ferré dans son disque Les Vieux copains, paru chez EPM. Cette valse lente s’inscrit au registre des considérations métaphysiques de Léo Ferré, quand il lui arrive, et c’est fréquent, d’interpeller sans façons le soleil (Le Soleil de Baudelaire, Soleil de Bérimont, Ça s’lève à l’est…), la lune (La Lune), la terre (Elle tourne... la terre), le vent (Le Vent, Mister the wind, Vous savez qui je suis, maintenant ?), la nuit (La Nuit, La Sorgue), la vie (La vie est louche, La Vie, C’est la vie, La Vie d’artiste, La Vie moderne…), la mort (La Mort, Ne chantez pas la mort de Caussimon, Je vous attends…)
Ici, tout se rejoint, l’étoile, la terre, le soleil… On s’adresse à la terre qu’on remet à sa place, à qui l’on demande de bien vouloir ne pas geindre en permanence (« Salut ma vieill’ copin’ la terre / T’es fatiguée ben ! nous aussi »). Il y a une étoile, deux étoiles, mille étoiles qui veillent sur le poète. Heureusement, car la terre, pendant ce temps, que fait-elle ? Ferré lui dit son fait : « Tu dormais (…) / Tu peinais à charrier sur ton dos des continents d’misère ». À cette prétentieuse, il rappelle les réalités : « Y a des amants qui font leur lit / En se fichant pas mal de tes frontières ».
La terre, ce n’est pas la première fois que le poète l’engueule. En 1948-1949, il lui disait déjà sa façon de penser dans Elle tourne… la terre : « Tu peux tourner moi j’m’en balance (…) car j’ai ma chance (…) moi j’ai tout l’temps ». Pour finir, il l’apostrophait : « Essaie donc la marche arrière (…) / Vas-y la terre… moi j’suis pas pressé ».
Ces chansons ne sont pas innocentes. Ce sont des valses, elles sont dansantes, elles tournent (c’est bien le moins, en l’espèce). Mais elles n’esquivent pas les problèmes essentiels et induisent deux des grands thèmes lyriques : le temps qui passe et, donc, la mort. Une lueur d’espoir, cependant, pour donner à la terre une chance ultime : voler quelques unes de ces étoiles et, avec elles, « mettre au front d’la société / Des diamants qu’on pourrait / Tailler à notr’ manière ». Cette manière-là, c’est celle de ceux que Léo Ferré montrera, au fil des années, dans le triptyque Les Poètes, Les Artistes, Les Musiciens, complété par Les Anarchistes qui, en quelque sorte, viennent s’y ajouter, pour constituer une tétralogie.
00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 07 décembre 2006
Gaby de l’Arlequin
En 1953, Léo Ferré chante, depuis des années, dans des cabarets parisiens. Il est remarqué d’un petit nombre de connaisseurs, pas du grand public. Il n’a pas encore connu les grandes scènes de music hall. À Saint-Germain-des-Prés qui, pour lui, évoque les difficultés plutôt qu’un magnifique temps jadis, il existe pourtant un cabaret, l’Arlequin.
L’endroit a été créé en mars 1951. C’est un établissement plutôt grand, puisqu’il peut accueillir deux-cents personnes. Ouvert de 22 h 30 à 3 h du matin, il se situe à l’angle du 131 bis, boulevard Saint-Germain et du 1, rue du Four, à la sortie du métro Mabillon. On réserve à Odéon 59-10. La presse qualifie l’endroit d’« un des plus authentiques temples de la chanson » [1]. Ferré y est déjà passé, en décembre 1951. Il s’y produit maintenant en vedette, vêtu d’une chemise rouge à col ouvert. Avant lui, des sketches de Pierre Dac, le tour de chant de Catherine Sauvage, l’orchestre de Jean-Claude Fohrenbach. C’est là que Catherine Sauvage et Ferré chantent chacun Paris-Canaille, puisqu’aucun des deux n’a voulu renoncer à interpréter ce qui est le succès du moment. C’est là que Ferré crée Judas et L’Homme. Certains soirs, Francis Blanche est là, qui adore les chansons de Ferré et met à la porte ceux qui ne les aiment pas. C’est là que le prince Rainier vient écouter son compatriote, le jeudi 17 décembre 1953. Le patron s’appelle Gaby. Comme le cabaret se trouve en sous-sol, sous un café dénommé La Pergola, l’imaginaire ferréen aura tôt fait, dans cette chanson du souvenir, de le nommer Gaby Pergola.
Le beau salut, par-delà la mort, qu’est Gaby, a été enregistré en 1986 pour le double album, publié chez EPM-Musique, On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. Le refrain est repris, à peine modifié, de L’Opéra du pauvre (« Dans les draps que l’amour referme sur la nuit / Tous les amants du monde… » devient ici « Dans les draps que l’amour referme sur la nuit / Tous les amis du monde… »)
Texte de curieuse facture, puisqu’il s’agit d’une adresse à un personnage et qu’y alternent prose parlée et refrain chanté, Gaby est aussi, en même temps, une évocation non pas nostalgique (Ferré n’aime pas la nostalgie et comment pourrait-il avoir celle d’un temps où il ne mangeait pas à sa faim ?) mais attendrie, d’une amitié lucide et cordialement moqueuse, narquoise, cependant indéniable (en effet, pourquoi, trente-trois ans plus tard, Ferré écrirait-il un texte contre un homme décédé ?)
Les souvenirs affluent, voici Francis Blanche, voici le Polonais… Les hommes de lettres de Saint-Germain n’existent plus (« tous crevés ces littérateurs, et leurs livres les saluent, bah, il faut bien qu’ils aient quelqu’un qui les regarde »). Gaby, lui, n’y connaissait rien, ne s’en occupait pas et Ferré le taquine à ce sujet : « La littérature, toi, ça te descendait des oreilles ». Léo Ferré est fidèle en amitié. Gaby a droit à son coup de chapeau.
Évocation authentique, en tant qu’elle est maîtrisée, resserrée autour de l’amitié plutôt que mouillée de stériles regrets, d’un temps révolu de la nuit parisienne, d’un mode de spectacle anéanti, d’un lieu disparu, Gaby n’est certes pas une complaisance morbide. Si « Tous les amis du monde ont droit qu’à leur cercueil / La foule vienne et prie », c’est bien qu’ils en valent la peine. Et si Gaby Pergola semble avoir, un jour, demandé à Léo Ferré de quitter son établissement, celui-ci ne lui en veut pas. D’ailleurs, s’il regrette d’avoir dû partir, c’est qu’il s’y sentait bien. Il l’avoue : « L’Arlequin… Ce nom-là m’allait comme un gant ». À l’Arlequin ou ailleurs, pour Ferré, le temps des cabarets durera encore.
_________________________
[1]. L’Aurore du 3 novembre 1953.
00:00 Publié dans Personnages | Lien permanent | Commentaires (22)
mercredi, 06 décembre 2006
Tout finit à la République
Et puisqu’il faut sur cette terre
Que chacun passe solitaire
Vous avez le droit de rêver
(MON GÉNÉRAL)
Ce qui est intéressant dans une longue carrière, c’est qu’il est possible de situer l’artiste dans son temps, surtout d’un point de vue historique. Avec Léo Ferré, on n’est pas privé. Ce qui est intéressant dans une longue carrière, c’est qu’il est possible de situer l’homme politique dans son temps, surtout d’un point de vue historique. Avec le Général, on n’est pas privé. Il n’est évidemment pas question de solliciter les faits. Les deux hommes ne s’aimaient pas, ne se sont jamais rencontrés. Ce qui est curieux, c’est de suivre le poète dans son siècle et, pour commencer, durant des années, en ce qu’il a pu dire du Général et de ses hommes.
En 1940, de Gaulle rallie Londres et crée la France libre. Durant l’Occupation, Ferré cache parfois des juifs. En 1946, jugeant que « le régime exclusif des partis est revenu », de Gaulle quitte le pouvoir et se retire dans sa demeure de Haute-Marne.
L’histoire commence réellement en 1947 quand de Gaulle fonde le Rassemblement du peuple français (RPF) et que Ferré, jugeant qu’il s’agit là de « manœuvres par en dessous pour revenir au pouvoir » [1], écrit, depuis la Martinique où il se trouve pour une tournée de six mois, la chanson Mon Général. Dans ce texte, il prévient de Gaulle qu’il vaudrait mieux pour lui se retirer de la vie publique afin de ne pas ternir le prestige que lui a valu la guerre. Le soldat mort qui est censé être le récitant était gaulliste, à ce moment-là. Tout comme l’auteur : « J’étais gaulliste. Tous les gens bien étaient gaullistes… Ma mère était gaulliste, mon père pétainiste », racontera-t-il plus tard [2]. Le soldat mort qui dit « je » dans la chanson avertit le Général : « Des fois que vous comprendriez ».
En 1958, de Gaulle revient au pouvoir, rappelé pour mettre un terme à la situation dans laquelle la France s’enferre en Algérie. Le jour de l’anniversaire de la proclamation de la République en 1870, il prononce un discours place de la République, justement. Avant lui, Malraux, vibrant, « chauffe » l’assistance. Léo Ferré, estimant que cette prise de pouvoir est assimilable à un coup d’État – nombreux sont alors ceux qui pensent ainsi et les manifestations se multiplient – écrit La Gueuse. Le projet de constitution que présente de Gaulle est soumis à référendum le 28 septembre. Il est massivement approuvé. C’est la Cinquième République. Le parolier René Rouzaud, communiste, dit à Ferré : « Ils en ont au moins pour dix ans ».
En 1960, Léo Ferré a à souffrir d’une grotesque affaire de censure. Il présente à la radio la chanson Les Poètes et, dans son introduction, dit en substance que les ministres seront oubliés, pas les poètes et qu’il est heureux de chanter cette chanson « en ce moment ». L’émission est diffusée en différé trois jours plus tard. Les mots « ministres » et « en ce moment » sont coupés. Il n’aime pas ça. Il écrit alors un texte de protestation qu’il adresse à France-Observateur. Ce journal s’est d’abord appelé L’Observateur du monde, puis France-Observateur, puis Le Nouvel Observateur. À cette époque, ce sont des pages de grand format imprimées sur papier journal. Le texte paraît, avec un titre qui sonne comme une gifle : La Liberté d’intérim [3]. On ne dit pas ici que cette censure provient du président de la République lui-même, ce serait hasardeux et très probablement inexact. Mais elle émane certainement de responsables zélés ou, peut-être, du ministre de l’Information.
Il faut se montrer attentif au tempo très doux de la chanson Mon Général, telle qu’elle a été enregistrée en 1961 chez Barclay. Le disque a été interdit à la publication et le pressage détruit (en 1961, on ne touche pas à de Gaulle) mais la bande, conservée, est ressortie en 1980 dans un coffret rétrospectif. Rappelons qu’alors, Ferré n’écrit pas lui-même ses orchestrations. Dans quelle mesure a-t-il accepté celles-ci ? En tout cas, sa musique ainsi habillée ne porte pas réellement en elle de prise à parti.
En 1961, Ferré triomphe après quinze années de travail. Au Vieux-Colombier d’abord, au mois de janvier, puis en mars à l’Alhambra. Enfin, de nouveau à l’Alhambra, en novembre. Le putsch des généraux a eu lieu à Alger, cette année-là. Ferré chante La Gueuse en public. Il fait aussi allusion aux tortures à l’électricité qui ont lieu en Algérie dans Les Temps difficiles. L’Organisation armée secrète (OAS) organise une alerte à la bombe dans la salle. Prévenu, Ferré s’adresse au public et dit qu’il va continuer à chanter, invitant ceux qui le désirent à rester. Le public reste.
En 1962, de Gaulle échappe incroyablement à l’attentat perpétré contre lui au Petit-Clamart. Il décide ensuite que l’élection présidentielle aura lieu au suffrage universel. Cette mesure est jugée comme anti-démocratique puisqu’assimilée à un plébiscite. Ferré chante une seconde version des Temps difficiles dans laquelle il évoque le référendum, initiative favorite du Général. À la fin de 1962 et au début de 1963, il interprète Mon Général sur la scène de l’ABC avec une intention beaucoup plus polémique qu’en 1947 et des accents d’orchestre infiniment plus martiaux. Le texte n’a pas vieilli mais, brusquement, il semble dire autre chose, être plus menaçant. Le vers de clausule, « Des fois que vous comprendriez », n’est plus un conseil ou une mise en garde, mais une ironie grinçante.
En 1964, au plus haut du triomphe gaulliste, du redressement économique et de la fierté de l’indépendance française vue par l’Élysée – la force de frappe – Ferré écrit Sans façons, chanson très brutale, directement dirigée cette fois contre un personnage qui lui est devenu insupportable. Il l’apostrophe immédiatement et, dans le courant du texte, passe du « vous » au « tu » lorsqu’enfle le ton polémique.
En 1965, un 45-tours paraît, qui comprend une chanson contre la peine de mort, Ni Dieu ni maître.
En 1966, Ferré récidive. Une troisième et dernière version des Temps difficiles épingle de nouveau de Gaulle en lui souhaitant de mourir. Dans la même chanson, un coup de griffe, aussi, à son ministre préféré, celui des Affaires culturelles. Malraux, en effet, n’est pas intervenu en faveur du film de Rivette, La Religieuse, inspiré de Diderot. L’ancien aventurier, ancien combattant républicain en Espagne, a laissé s’exercer la censure contre cette réalisation. Toujours en 1966, de Gaulle est cité dans Salut beatnik, où « Charlot » est assimilé à Johnson, Castro et Mao. En 1966 enfin, il chante La Grève.
Léo Ferré ne cède pas. En 1967, Ils ont voté (« et puis après », dit le refrain) sanctionne les élections législatives. La Marseillaise est une prostituée sur le port de Marseille. La chanson Les Anarchistes est déjà écrite mais ne sera gravée que plus tard.
En janvier 1968, dans la chronique Je donnerais dix jours de ma vie [4], Ferré raille Pompidou qui s’exprime à la télévision. Puis ce sera le mois de mai et, après cela, les « purges » de l’audiovisuel.
L’année 1969, le disque de Ferré, un 33-tours à pochette blanche, comprend L’Été 68, Comme une fille et, justement, Les Anarchistes. Sa publication est retardée durant deux mois au motif qu’il y a « dans cette chanson dix-sept chefs d’accusation » [5]. Un enregistrement public à Bobino, conservé dans un 45-tours, propose La Révolution où sont stigmatisés les ministres gaullistes : Sanguinetti, Finalteri, Ortoli, assimilés, sur un ton de chansonnier, à une maffia. Le texte s’achève sur un salut à Max-Pol Fouchet, évincé parmi d’autres journalistes après les « événements » de 1968. Un double 33-tours, toujours enregistré à Bobino, donne une seconde version de La Révolution. Max-Pol Fouchet n’est plus seul, la chanson salue cette fois tous les journalistes licenciés. Mais la maffia gaulliste est toujours là. Par ailleurs, un 45-tours enregistré en public au centre culturel de Yerres propose trois chansons, dont Paris, je ne t’aime plus où l’on entend une allusion aux années de pouvoir (« de servitude ») du Général, une autre à Daniel Cohn-Bendit. La chanson sera enregistrée en studio pour le 33-tours de 1970.
En novembre 1970, de Gaulle s’éteint à Colombey-les-Deux-Églises. « La France est veuve », déclare le président Pompidou. Dans le numéro de janvier 1971 de Rock et Folk, le journaliste Philippe Paringaux demande à Ferré, ironique : « Tu es veuf, toi aussi ? Comme la France ? » et Ferré s’insurge : « Oh, quand tu vois ce qui s’est passé à la mort de ce mec, c’est absolument incroyable », faisant allusion à la grande émotion qui s’était emparée du pays [5].
Dans le disque La Solitude, en 1971, Ferré enregistre Le Conditionnel de variétés – chanson qui fut écrite dans une chambre d’hôtel, la veille de sa rentrée à Bobino, en novembre 1970 – où il évoque la censure du gouvernement de Pompidou, exercée contre le journal maoïste La Cause du peuple. Et aussi le ministre de l’Intérieur du moment, Raymond Marcellin.
Dans La Mort des loups, en 1976 (en réalité, la chanson fut écrite en 1972), Ferré évoque les deux condamnés à mort Buffet et Bontemps. Entre l’écriture et l’enregistrement, Pompidou est décédé et cela donne l’occasion d’un prologue évoquant la mort de celui qui n’avait pas exercé son droit de grâce en faveur des deux condamnés et les avait rejoints deux ans plus tard. Cette même année, André Malraux disparaît.
Mai 1988. Au Théâtre libertaire de Paris-Déjazet, dit « le TLP », à deux pas de la République où, trente ans plus tôt, de Gaulle avait prononcé son discours, Ferré reprend Mon Général… avec la bande enregistrée de 1961 qui, par son tempo doux et grave, l’oblige à des inflexions calmes. Il annonce la chanson en expliquant qu’elle fut écrite en 1947 et qu’il ne se doutait pas alors qu’elle serait encore valable tant d’années après. Un enregistrement public est effectué pour un triple 33-tours. Le spectacle est filmé par Raphaël Caussimon. On ne connaîtra ce film qu’en 2006, grâce à un DVD compris dans un coffret rétrospectif des enregistrements effectués au TLP. Ce récital avait eu lieu l’année des vingt ans de Mai et au moment de l’élection présidentielle [6].
_________________________________________
[1]. Rock et Folk, janvier 1971.
[2]. Françoise Travelet, Dis donc, Ferré…, Hachette, 1976 (rééd. Plasma, 1980 ; La Mémoire et la mer, 2001).
[3]. France-Observateur du 20 octobre 1960.
[4]. La Rue, n° 1, mai 1968.
[5]. Rock et Folk, article cité.
[6]. Voir le texte de Jacques Layani in livret du coffret Léo Ferré au Théâtre libertaire de Paris (1986-1988-1990), La Mémoire et la mer, 20041.46.
00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (5)
mardi, 05 décembre 2006
Miserere
Pendant huit ans, Léo Ferré fut interne en Italie, au collège de Bordighera, chez les Frères des écoles chrétiennes. Son père l’y avait inscrit, il y fut très malheureux. C’est là qu’il découvrit cette révolte dont il ne devait jamais se départir, qu’il lut en cachette Baudelaire, Voltaire et Mallarmé, qu’il prit conscience de sa différence et apprit la solitude. C’est aussi là, durant une sortie du jeudi avec sa mère venue lui rendre visite, qu’il découvrit la musique, avec Beethoven, entendu à la radio. De son enfance, il tirera le roman Benoît Misère.
Issu d’une famille catholique et contraint, huit années durant, d’observer, à son corps défendant, le rituel de la religion, Ferré est resté très influencé par le christianisme, sa vision du monde s’en ressentant inconsciemment. Au mysticisme, la plupart du temps involontaire, des poètes, s’ajoutent, fortement ancrées, les notions de bien et de mal qui font que, de tous temps, Ferré considèrera le plaisir comme marqué du sceau du péché. Avec cette différence que la transgression lui était délicieuse. L’amour charnel décrit dans ses poésies est la plupart du temps frappé au coin de l’interdit. Sa fascination pour les prostituées (en même temps qu’une grande compassion pour leur sort et un dégoût marqué du proxénétisme) se retrouve dans bien des textes.
Tiraillé entre les deux pulsions baudelairiennes (aspiration simultanée de l’homme vers Dieu et vers Satan), chez lui exacerbées, il pourra dire : « Tout ce qui est bon, c’est mal. Alors ? Tout ce qui est mal, c’est bon. Alors ? Damne-toi ! Damne-toi ! » en prélude à une chanson, justement intitulée La Damnation.
Merci mon Dieu, naturellement ironique par la distance prise dans l’adresse à Dieu, est une chanson qui choqua. Plus tard, Thank you Satan étonnera encore davantage par la revendication qui s’y trouve, de tout ce qui est anti, non conforme. Les allusions au Christ ne manquent pas, même s’il l’appelle familièrement « le crucifié » (Y en a marre). La prière est souvent tournée en dérision (La Grève), ou réputée inutile (Si tu t’en vas). Le curé, lui, « fait la manche / Avec son pot’ Dies illa / Y a pas qu’au guignol qu’y a des planches / Y en a aussi dans ces coins-là » (Les Retraités).
Par ailleurs, ses visions d’un monde meilleur, fraternel, humain, aseptisées de toute bondieuserie, sont chantées à travers des poésies lyriques qui, loin d’être des manifestes politiques prévoyant des cadres tout faits et proposant des solutions matérialistes, constituent le seul programme de Ferré – l’amour – évoqué à travers des titres comme L’Âge d’or.
Léo Ferré est évidemment à l’opposé de toute croyance mystique. Son intelligence, sa lucidité, ne pouvaient que la lui interdire. Toutefois, l’influence profonde de l’enfance et de l’éducation ne l’a pas épargné. Si, rapidement, il sut se défaire de ce catholicisme dont on l’avait empli, il conserva, inconsciemment, une empreinte qui – et ce n’est pas la moindre manifestation de son talent – ne l’empêcha nullement d’écrire une œuvre de liberté et d’affranchissement des dogmes.
On pourrait encore gloser sur l’influence, très nette à l’oreille, de la musique sacrée, du récitatif, du psaume, sur ses propres compositions, mais je laisse cela à de plus compétents que moi en matière musicale.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (3)
lundi, 04 décembre 2006
Ah, ça ira
Léo Ferré n’acceptait pas le terme d’engagement et prétendait, à juste titre, que l’artiste est engagé ou n’est pas. « Je suis né engagé », lui arrivait-il d’ajouter. C’est donc par commodité de langage qu’on utilise ici ce mot.
Ferré a pratiqué une forme de soutien artistique, sa vie durant, en réagissant essentiellement à l’amitié. C’est bien davantage pour des individus, plutôt que pour des causes, qu’il se mobilisait. En tout cas, c’était à la demande d’individus. Il a soutenu des théâtres pendant des années, chantant sans demander de cachet pour permettre à ces salles de survivre.
Sur un plan plus politique, Ferré a chanté, toute sa carrière, pour la Fédération anarchiste. Il a, depuis ses débuts, participé à des galas de soutien pour Le Monde libertaire, l’organe de la Fédération anarchiste ; pour le groupe libertaire Louise-Michel, animé par ses amis, Maurice Joyeux et Suzy Chevet ; pour Radio-Libertaire, notamment pour ses dix ans, au Palais des Sports de Paris, en 1991 ; pour le Théâtre Libertaire de Paris-Déjazet, qu’il a inauguré par des concerts non rémunérés, en 1986, et qu’il a toujours aidé jusqu’à la reprise de la salle par son propriétaire ; pour des groupes de province de la Fédération... Il a aussi donné de nombreux textes aux publications des anarchistes : La Rue, revue culturelle et littéraire d’expression anarchiste ; Le Monde libertaire ; La Cannibale ; Le Magazine libertaire... À l’ensemble de ces titres, il a également accordé de nombreux entretiens. Cette adhésion, toutefois, demeura morale, affective et fraternelle. Léo Ferré n’a jamais appartenu à quelque groupe que ce soit. Ses textes eux-mêmes évoquent, depuis toujours, ses amis libertaires : Graine d’ananar, Ni Dieu ni maître, Les Anarchistes. Les anars sont cités dans Thank you Satan comme dans À vendre, Bakounine l’est dans Le Chien...
Il a aussi donné des galas de soutien pour des journaux comme Politique-Hebdo, aux halles de Baltard, le 4 juin 1971 ; évoqué La Cause du Peuple, interdite, dans sa chanson Le Conditionnel de variété, enregistrée avec les Zoo en 1971.
Il a, à la fin des années 50 et au début des années 60, participé aux ventes et aux galas du Comité national des écrivains, auquel Aragon, qu’il venait de mettre en musique, l’avait introduit. Il a même participé, comme en 1961 et en 1988, à la Fête de l’Humanité. C’est d’ailleurs dans le cadre de cette fête qu’il est entré en scène pour la toute dernière fois, en septembre 1992, invité par Bernard Lavilliers à chanter deux chansons dans le spectacle de celui-ci. Venu tout exprès d’Italie, Ferré a donné un texte d’Aragon et... Les Anarchistes.
La dernière chanson interprétée en public par Léo Ferré, fidèle à lui-même et à ses amitiés, à ses convictions comme à sa sensibilité, est donc Les Anarchistes. On ne saurait être plus constant.
00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 03 décembre 2006
Chercher le style
En 1962, le critique d’art Charles Estienne publie un volume consacré à Léo Ferré, constitué d’une introduction, de photographies et d’un choix de textes. [1] Parmi ceux-ci, un chapitre intitulé « Proses » propose plusieurs œuvres courtes inédites. Hormis la préface qu’il avait donnée, six ans plus tôt, à son recueil Poète… vos papiers !, [2] on ne connaissait encore rien de la dimension du prosateur, de l’écrivain. Il s’agissait alors d’un nouveau visage. Le Style est présenté comme un fragment, mais nous ne connaissons pas le texte, plus ample, dont il est extrait. Il sera repris, trente et un ans plus tard, dans le recueil La Mauvaise graine. [3] Texte où les idées, riches, émues, sont emmenées à grande vitesse au fil d’une pensée vive, Le Style mêle le propos polémique et l’expression poétique. Il s’agit bien du second « manifeste » de Ferré, qui en donnera beaucoup d’autres, au fil du temps (La Liberté d’intérim, Les idoles n’existent pas, Bonsoir, La Violence et l’ennui, Le Chien, Il n’y a plus rien, L’Imaginaire…) Pour Ferré, la révolte est liée au style, c’est-à-dire aussi bien à la beauté, l’élégance naturelle (« un arrêt dans la culture ») qu’à l’explosion d’une pensée libre (« la poésie est une fureur qui se contient juste le temps qu’il faut »). Apparaissent ici les mots lancés dans la foule, tels des projectiles concrets, qu’on retrouvera dans Le Chien (« Et nous lancerons à la tête des gens des mots… »), mots qui demeurent verbaux, proches des cris. On trouvait déjà « la poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique (…) elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale ») dans la préface de Poète… vos papiers ! Là, « on lancera la poésie avec les mains, avec des caractères gutturaux ». D’ailleurs, un raccourci métaphorique suffit qui unit deux aspects de Léo Ferré, la voix et l’imprimerie : « du romain de glotte ».
Le principe est posé, « les idées sont dans l’homme » et, immédiatement après, on trouve un jeu avec les mots (« La difficulté c’est tout simplement de les contenir ») comme Ferré en est coutumier, sur le double sens de « contenir ». S’agit-il d’être assez vaste pour rassembler en soi toutes les idées ? Ou bien de les empêcher de sortir, d’éclater ? La provocation n’est jamais loin : avec « un commissariat de police des idées », Ferré n’hésite pas à user de l’image qu’on penserait a priori être la plus éloignée de son imaginaire.
Autre caractéristique importante de l’écriture de Ferré, la présence de l’autobiographie ou, tout au moins, de la notation personnelle (ainsi, cette allusion à l’île Du Guesclin, entre Saint-Malo et Cancale, qui lui appartenait, où fut enterré son saint-bernard Arkel). Ainsi qu’il le fait souvent, l’auteur se mêle lui-même à son propos : « J’ai en moi », « mes idées », « mon chien », « je leur demanderai », « souvent miennes », « elles me ressemblent », « qui ramassent mes idées et qui me les rendent » – et enchaîne avec les chevaux qui ne sont jamais bien loin, ces chevaux qu’il adore depuis son enfance et dont il a toujours opposé la chaleureuse simplicité à la duplicité des hommes. Ce qu’il note encore cette fois : « Avec des idées d’homme ils ne trouvent subitement plus aucun goût à l’avoine et ne comprennent plus ».
La présence des idées est une constante absolue dans les textes de Ferré. Cette omniprésence, obsessionnelle, montre bien celui qu’est Léo Ferré, le bouillonnement permanent de sa tête (« Dans l’ bric-à-brac / Où s’ fabriqu’ nt les idées » dira-t-il dans une chanson [4]), sa tête qu’il appelle volontiers « mon usine » et qui est toujours demeurée son dernier bastion de solitude, son ultime tour de guet.
_____________________________
[1]. Charles Estienne, Léo Ferré, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 93, Seghers, 1962.
[2]. Léo Ferré, Poète... vos papiers !, poèmes, La Table Ronde, 1956.
[3]. Léo Ferré, La Mauvaise graine, textes, poèmes et chansons 1946-1993, édition établie par Robert Horville et Léo Ferré, Édition n° 1, 1993 et Livre de Poche, n° 9626, 1995 (édition abrégée, sous deux couvertures).
[4]. Monsieur mon passé.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 02 décembre 2006
La voix, le chant, la diction et la musique
Léo Ferré est aussi un chanteur, il peut paraître invraisemblable d’avoir à le préciser. Toutefois, on rappellera ici qu’il fut longtemps contesté en tant que tel. On écrivit, en substance, à ses débuts, qu’il ne savait pas se tenir en scène ; qu’il se perdait dans les grandes salles, habitué qu’il était aux cabarets ; qu’il était un piètre interprète ; qu’il n’avait pas une belle voix ; qu’il chantait mal ; qu’il chantait faux.
Et puis, il devint peu à peu impossible de prétendre cela. La voix montra son ampleur, sa puissance. Servie par un souffle exceptionnel, elle sut dévoiler tous ses registres, en même temps que sa tessiture. Elle se fit pleine d’inflexions différentes, tendre, grinçante, hurlante, caressante, sourde, ironique, grave, ample, retenue, libérée, implorante, légère, attristée, pleine de sanglots, emplie de rires. Elle sut servir des écritures variées, se marier à des orchestrations multiples ou au seul piano.
Ferré a beaucoup parlé de sa propre voix, conscient de ce qu’elle était son instrument premier et le plus personnel, qu’elle faisait partie de son intégrité : « Ma voix dans quelque temps sous la lune en plastique », « Ma voix les bercera dans des berceaux de passe » ou « Ma voix microsillonne une terre ignorée » (Écoute-moi), « Et puis ma voix perdue que tu pourras entendre / En laissant retomber le rideau si tu veux (Le Testament). Il s’est aussi soucié des enregistrements de cette voix : « Je suis en or galvanoplaste et je m’égare / Sous la tête diamant d’un phonographe toc » (Écoute-moi), « Sur un EP / J’ai mis ma vie / Et pour vingt francs / Je chante aux gens / Les beaux discours / Qui toujours font / Quarant’-cinq tours / Et puis s’en vont » (EP Love), comme il se souciait des voix des poètes enfuis : « La voix d’André Breton » (Le Testament), « L’inflexion des voix chères qui se sont tues » (vers de Verlaine, dans Mon rêve familier), ou des amours mortes : « On oublie le visage et l’on oublie la voix » ou « On oublie les passions et l’on oublie les voix / Qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens » (Avec le temps).
Il s’est aussi montré conscient de ce que sa voix était également un instrument de travail : « Cela ne cesse de m’étonner, que je puisse nourrir tout et tout, tant et tant avec ma voix ! Si je n’avais pas de voix, il y a longtemps que je serais derrière une table de roulette… Croupier. Merde ! » [1], allant jusqu’à dire, à plusieurs reprises, qu’il n’aurait pas écrit s’il n’avait pas eu de voix, seule celle-ci lui permettant de se « publier » lui-même, puisque personne, autrement, n’aurait accepté de le faire. C’est pourquoi, à la date du 5 janvier 1968, il note : « Date bénie de la Sacem… C’est tout ce qu’il nous restera, ou à peu près, dans quelques années… quand je ne chanterai plus. Mais quand ne chanterai-je plus ? » [2] Il a chanté jusqu’au bout.
Un 45-tours Barclay intitulé Un chien à la Mutualité, enregistré en public au centre culturel de Yerres, le 13 décembre 1969, présente trois titres accompagnés au piano par Paul Castanier. Le premier s’intitule Le Chien et la pochette précise « poème ». Au vrai, cette étiquette embarrassée veut expliquer qu’il ne s’agit pas d’une chanson, avec une mélodie et un refrain. Le texte a été créé au Don Camilo en octobre, mais c’est la toute première interprétation enregistrée du Chien par Léo Ferré.
Par la suite, il ne cessera de dynamiter les genres et recourra souvent au texte – vers ou prose – parlé (La Solitude, Préface, Il n’y a plus rien, Et… basta !, L’Imaginaire…), sur une musique toujours exigeante, parfois symphonique, voire sur celle de Beethoven (Ludwig, dit sur l’ouverture d’Egmont). On n’osera plus mentionner « poème » à la suite du titre.
Ferré introduit dans son œuvre un registre autre, celui du diseur, qui va lui permettre de créer des choses nouvelles et d’aborder d’autres disciplines. Ainsi, L’Opéra du pauvre est dit par lui, en 1983, dans un album de quatre disques ; il joue tous les personnages en parlant ou en chantant. Et l’on s’aperçoit, par-là même, de l’étendue de son talent de diseur, qui lui autorise des voix différentes, plus celle du récitant.
Il introduit surtout une caution morale, pour les suivants. Avant lui, aucun chanteur, fût-il piètre, ne se serait permis la voix parlée. Depuis Le Chien, plusieurs ont franchi cette limite, imposée par la conception sociale du tour de chant.
En novembre 1946, Léo Ferré débute au Bœuf sur le toit. Il s’accompagne au piano… et s’y accroche. Le piano est son refuge. Il a trente ans, il est timide, il faut bien qu’il se cache. Il chantera longtemps assis. Lorsqu’il triomphera, debout cette fois, il se fera accompagner, soit par une petite formation, soit, ensuite, par son seul pianiste, Paul Castanier. Après leur séparation, qui eut lieu dans le courant de l’année 1973, Ferré n’aura plus d’autre pianiste. Il se réinstallera à son clavier, en alternance avec des bandes orchestrales. Mais entre-temps, il aura appris à « tenir » une salle. Le piano n’est plus une protection, il lui permet de faire entendre ses partitions, y compris dans leurs évolutions, car elles ne seront jamais harmoniquement figées.
On a beaucoup parlé de ses influences musicales. S’agissant de piano, on a dit qu’il avait emprunté son jeu à Bartok. En réalité, toutes empreintes confondues et recuites, son jeu pianistique, c’est du Ferré, pur et simple. Les allusions au piano sont fréquentes dans son œuvre (Mon piano, La Vie d’artiste, Et… basta !)
Il a dirigé l’orchestre des concerts Pasdeloup, l’orchestre symphonique de Milan, l’orchestre national de la Radiodiffusion française, l’orchestre de l’Institut des hautes études musicales, l’orchestre symphonique régional de La Rochelle, l’orchestre philharmonique de Lorraine, l’orchestre symphonique de l’Essonne, l’orchestre symphonique de RTL, l’orchestre symphonique de Lorient, et bien d’autres encore. Tout en conduisant ces importantes formations, Léo Ferré chante, ce qui suppose une mémoire simultanée du texte, de la musique (même en ayant les partitions devant lui) et du chant. Ce qui suppose aussi une gestuelle dominée, les mouvements de l’interprète ne pouvant, par définition, interférer avec ceux du chef d’orchestre. Il faisait cela avec une joie éclatante. Il a souvent répété que diriger un orchestre, c’était « faire dix-mille fois l’amour ».
Léo Ferré, qui s’est toujours voulu musicien avant tout, figurait au Who’s who comme « compositeur, artiste lyrique ».
________________________
[1]. « Je donnerais dix jours de ma vie », in La Rue, n° 1, mai 1968.
[2]. Ibidem.
00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 01 décembre 2006
Des odeurs dans Benoît Misère
L’importance du sens olfactif montrée chez Ferré fait partie de l’apprentissage de la sensualité et de la présence, dans l’imaginaire du petit Benoît Misère, d’un réseau de correspondances évidemment baudelairiennes, communes aux personnes sensibles. Ici, l’adulte Léo Ferré opère une correction dans son souvenir car, au moment où il rédige ces lignes, il a déjà vécu huit années de pensionnat religieux et sait donc de quoi il parle alors que, dans le temps du roman, Benoît ne les connaît pas encore.
« Les hérétiques sont d’abord des olfactifs » assimile, en un étonnant raccourci, la révolte à la sensualité. Cet extrait est exemplaire de la construction du roman. Loin d’une narration classique, Ferré livre un texte poétique et polémique où se mêlent des développements d’idées et des images magnifiques. Mais il ne s’éloigne pas de sa vérité car son propos, ici comme dans tout ce qu’il écrit, revient à restituer sa singularité. La vie prêtée aux objets (la sculpture romane), les néologismes (« encensuer »), la liberté de l’esprit (le citoyen qui « laisse son charme, sa vanité et sa liberté d’homme au vestiaire du bénitier »), la nourriture, les morales courantes inversées (« le pape jouera au PMU »), la fraternité des hommes debout, la formule assassine (« traiter l’encens à l’aspirine ») sont la pure expression de sa personnalité et de ses préoccupations. On retrouve également – autre constante de Léo Ferré – le ton de prophétie commençant par une injonction (« Supprimons », « remplaçons ») et suivi d’une série d’« alors » prophétiques, introduisant des futurs de l’indicatif prometteurs d’un âge meilleur.
Tout au long du chapitre, l’importance des odeurs ouvre les portes de mille jardins, dans la sensibilité de l’auteur et de son personnage. Avant l’encens, figurent des développements sur l’odeur de la mer, de la terre mouillée, de la femme, de la corde, de la bougie. À la suite, l’odeur des mandarines, des étoffes, des greniers, du vernis, des journaux et de l’encre.
Révélatrice enfin, est la phrase de conclusion du premier chapitre, qui lie définitivement l’acte d’écrire et de créer à une vérité sensuelle enfuie, à rechercher ; une blessure à fermer, si c’est possible : « Si je sortais de moi le carnet viscéral où gisent mes odeurs perdues et mon nez en cavale, je ne serais pas là à me défigurer de mes souvenirs sur cette machine électrique ».
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (2)