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mardi, 30 octobre 2007

« Cent vingt-et-un moins moi » (Léo Ferré, Mon programme, 1969), par Francis Delval

Je remercie Francis Delval qui a bien voulu descendre une nouvelle fois dans l’arène avec un sujet important : il nous propose un texte sur Léo Ferré, la guerre d’Algérie et le célèbre Manifeste des 121.

 

 

Été 1960. Léo Ferré reçoit la visite d’Aube, la fille d’André Breton. Elle lui apporte un texte, un manifeste défendant le droit à l’insoumission des militaires en Algérie, texte qui sera connu sous le nom de Manifeste des 121, lui demandant s’il accepte de signer ce texte. Léo Ferré refuse. Les historiens Hamon et Rotman [1] auront une formule lapidaire et sans appel : « L’anar Léo Ferré se défile ».

Cette note a pour but d’essayer de comprendre le sens du refus de Ferré de figurer parmi les signataires : ils seront 121, puis très vite, 140, 180, 220 et plus…

Que penser, avec le recul, des arguments que Ferré avance pour ne pas signer ? C’était son droit, nul n’est tenu à s’engager s’il ne le désire pas... Cette décision a-t-elle modifié, infléchi son rapport en tant qu’artiste à la politique, ou est-ce une péripétie sans conséquence relevant de l’anecdote ? Nous devrons aussi tenter de comprendre certains propos tenus sur les signataires et qui, même avec le recul et le regard froid sont totalement inacceptables ; d’autant plus qu’en 1987, dans un échange avec L.- J. Calvet, il les reprendra sans changer un iota, vingt-sept ans après…

 

1) Chronologie abrégée de l’année 1960

- 5 janvier : Le Monde publie le rapport de la Croix-Rouge sur la torture en Algérie.

- 20 février : début des arrestations dans le réseau mis en place par le philosophe Francis Jeanson, réseau des « porteurs de valises », ces Français qui aident le FLN en transportant armes ou argent.

- 15 avril : conférence de presse clandestine de Jeanson à Paris.

- 25 avril : arrestation de Georges Arnaud. Publication du livre Le Déserteur de Maurienne, pseudo de l’instituteur et officier déserteur Jean-Louis Hurst.

- 10 mai : arrestation de Laurence Bataille, fille de Georges et belle-fille de Lacan.

- 17 juin : procès de Georges Arnaud [2].

- 29 juin : S. de Beauvoir et G. Halimi révèlent « l’affaire Djamila Boupacha », jeune Algérienne torturée et violée par les paras.

- 5 septembre : ouverture du procès du réseau Jeanson, sans Jeanson qui n’a pu être arrêté.

- 6 septembre : publication dans le magazine Vérité-liberté d’un manifeste, signé de 121 intellectuels. Les journaux sont saisis dans la nuit.

- 3 octobre : manifestation de la droite. Le slogan le plus courant est : « Fusillez Sartre ».

- 9 octobre : manifeste de deux-cents intellectuels de droite pour la défense de « l’Algérie française ».

- 27 octobre : meeting FEN-UNE, et pétition pour la paix en Algérie.

 

2) Qu’est-ce que le Manifeste dit « des 121 » ?

Face à la répression et aux vagues d’arrestation dans le réseau des porteurs de valises, et envers les déserteurs, face à la banalisation de la torture, quelques intellectuels liés aux éditions Gallimard décident d’agir à leur manière. Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Claude Lanzmann lancent un large appel aux intellectuels pour défendre le « droit à l’insoumission ». Blanchot rédige le texte, revu par Mascolo. Le texte n’appelle nullement à l’insoumission : il la défend comme un « droit ». Droit relevant de la conscience de chacun face aux exactions de l’armée. Le texte de trois pages demande donc de respecter le droit de chacun à aider s’il le désire le peuple algérien, et ainsi de contribuer à en finir enfin avec le système colonial.

Le texte est suivi de 121 signatures, qui dépasseront très vite les 220 et plus… Écrivains et philosophes en nombre (Sartre, Beauvoir, Leiris, Breton, Limbour, Tzara, Guy Debord, presque tout le nouveau roman, Butor, Simon, Sarraute, Duras, Robbe-Grillet, Schwarzbart, J.-L. Bory…), peintres (Pignon, Lapoujade, Reyberolle), musiciens (Boulez, Leibovitz), historiens (Vernant, Vidal-Naquet), cinéastes (Truffaut, Resnais), un grand nombre d’acteurs (Terzieff, Cuny, Roger Blin, S. Signoret). Parmi les amis de Ferré, on retrouvera Ch. Estienne, M. Joyeux et Catherine Sauvage, la seule artiste du monde de la variété à avoir signé !

Très vite, les sanctions tombent : universitaires radiés ou suspendus, spectacles arrêtés pour cause d’interdiction de travail frappant les acteurs, interdits de scènes ou de plateaux (Terzieff sera plusieurs années sans  pouvoir travailler), C. Sauvage interdite d’antenne pendant deux ans, d’autres seront agressés, matraqués, plus tard l’appartement de Sartre sera plastiqué par l’OAS, en représailles.

De plus, depuis le 6, la provocation à l’insoumission peut être punie de trois ans de prison ! Face à cette pluie de sanctions, de nombreux intellectuels progressistes étrangers se solidariseront avec les « 121 et plus » : Fellini, Moravia, Sean O’Casey, Heinrich Böll, N. Mailer… Il y aura un « manifeste de soutien » des intellectuels américains.

 

3) Le contre-manifeste et la pétition FEN-UNEF

Le 3 octobre, les « patriotes » descendent dans la rue ; les vitres de L’Express explosent. L’association des écrivains combattants, dont Aragon vient de démissionner, est au premier rang. Un contre-manifeste sort le 9 dans Carrefour, signé de plus de deux-cents intellectuels de droite, unis derrière le maréchal Juin : Dorgelès, Jules Romains, M. de Saint-Pierre et tous les hussards, Déon, Blondin, Nimier, J. Laurent, groupés autour de Fraigneau...

27 octobre : meeting de la FEN et nouvelle pétition, avec le mot d’ordre « Paix en Algérie », manifeste moins connu où l’on retrouve les signatures des intellectuels que les historiens accusent ordinairement de ne pas avoir signé le 6 :  E. Morin, C. Lefort, Merleau-Ponty mais aussi Barthes, Étiemble, Escarpit, Prévert, Jean Rouch, etc. Pétition dont François Maspéro dira qu’elle n’a servi qu’à apaiser les consciences de ceux qui avaient refusé de soutenir le droit à l’insoumission... Session de rattrapage, en quelque sorte...

 

4) Léo Ferré et le Manifeste

 

Et l’Algérie est-c’que tu crois que je la porte

Autrement qu’à Sakiet sur un tombeau sans risque

(Écoute-moi, version 1962) [3]

 

Quelles positions sont les siennes ? Pourquoi ce refus de signer ? Comment comprendre les propos qu’il a tenus ?

Il faut repartir de la lettre de ses dires, notamment des extraits d’entretiens compilés par Q. Dupont dans Vous savez qui je suis, maintenant ?, La Mémoire et la mer, 2003, et de quelques autres sources.

Comme la plupart des Français, il se dit « concerné », il suit les événements de près. Quant au Manifeste, il en trouve l’idée « généreuse », mais pour lui signer ne suffit pas : qui est d’accord pour aider le FLN doit aller sur le terrain, et il salue et respecte le travail de Jeanson et des porteurs de valises. Il est, quant au fond, en accord avec Malraux disant à sa fille Florence, signataire : « Va te faire tuer dans les djebels, mais ne pétitionne jamais ».

C’est le premier argument : si je suis convaincu, alors je vais sur le terrain.

Deuxième argument : « Je fais un métier public »… et je sais bien que si je signe, je ne pourrai plus faire mon métier de chanteur ; plus de radio, plus de télé, Ferré chanteur, ce sera terminé. Je veux continuer, donc je ne signe pas.

Troisième argument : « Une pétition d’intellectuels, c’est prétentieux, on signe parce qu’on a un nom connu » et, dit-il, il aurait fallu « trois millions de signatures, il fallait faire signer les ouvriers de chez Renault ». On peut parler ici d’un aveuglement de Ferré ; outre qu’une pétition de ce type n’eût pas été discrète, Renault est encore une citadelle du PCF et de la CGT. Or, la politique anticoloniale du  PC n’est plus celle d’avant-guerre. Le PC est plus nationaliste : participation de nombreux FTP au massacre de Sétif en 1945 (cinquante mille Algériens nationalistes tirés à vue, car assimilés aux fascistes), soutien à la répression de la rébellion malgache de 1947, vote en 1956 des « pouvoirs spéciaux » au gouvernement Mollet... Sa politique anti-coloniale est loin derrière… De plus, de nombreux militants ont quitté le Parti après l’invasion de la Hongrie. Il n’y aura que neuf membres du PC à signer le Manifeste

Jusqu’ici, rien de bien convaincant dans l’argumentaire de Ferré. Le plus irrecevable est le propos tenu à maintes reprises, encore en 1987 avec L.-J. Calvet  : « Les signataires étaient des planqués, dans leurs bureaux, leurs cafés, ils ne risquaient rien ». Or, il ne pouvait ignorer que la plupart l’avaient payé très cher, et ce n’est pas très sympa pour ses amis Ch. Estienne, M. Joyeux ou C. Sauvage !

Calvet suggère dans son livre « expéditif » de 2003 que « Madeleine lui a fortement recommandé de ne pas signer pour ne pas nuire à sa carrière ». Ce qui, en soi, n’est pas un argument : était-il tenu en laisse ? Si l’influence de Madeleine est plus que probable, il pouvait passer outre… Il avait son libre-arbitre [4].

Cela dit,on peut penser qu’il y a eu, au-delà de cette mauvaise foi du discours maintes fois ressassé, une prise de conscience de Léo Ferré. Il ne signe pas, mais il saute le pas d’une autre manière : il va s’engager davantage en tant qu’artiste et prendre parti tout en faisant son métier,mais autrement.

Ferré a chanté dans les années 50 des chansons satiriques, sociales, mais la politique est peu présente : Mon Général n’est pas très agressif, Monsieur Tout-Blanc très allusif, La Vie moderne amusante… Le registre va changer à partir de 1961. Ses chansons prennent une dimension nouvelle. Les Temps difficiles, fin 1961, dénonceront en public la torture en Algérie (il aurait à cette époque commencé à rassembler des documents sur la torture en Algérie et tenu un journal – à vérifier)… Puis il y aura La Gueuse, Miss Guéguerre, Y en a marre, Sans façons (manifeste anti-gaulliste), Franco-la-Muerte, Pacific blues, La Révolution, Ils ont voté… Plus tard Le Conditionnel de variétés, Words… words… words…, Le Tango Nicaragua ou la dédicace de Thank you Satan à Bobby Sands, soutien explicite à la lutte de l’IRA… Et bien d’autres textes, on ne peut tout citer.

Soyons clair : jusqu’en 1968, Ferré est quasiment le seul chanteur à intervenir politiquement en France. Une nouvelle séquence s’ouvre, de 1968 à 1977 environ, où d’autres chanteurs interviendront, en général sur des positions antiparlementaristes. Ferré n’est plus le seul : il y aura F. Béranger, Kerguiduff (bien oublié !), Glenmor et surtout Gilles Servat et Colette Magny. Ils chantent les grèves ouvrières, les luttes paysannes, le soutien aux Bretons, aux Basques, aux Irlandais, aux militants du Black Power. Quand nous réécoutons, la violence des textes nous surprend.On réenregistre les chants de la Commune (Mouloudji, Solleville). Mais cette séquence ne durera pas dix ans. Ferré, lui continuera jusqu’au bout. Enregistrant L’Europe s’ennuyait dans son dernier disque, retour aux sources, hommage aux premiers résistants.

Le refus de signer le Manifeste, malgré la mauvaise foi répétée des arguments, semble (ce n’est qu’une hypothèse) avoir pu servir de déclencheur à un engagement politique jamais inféodé à un parti ou à un syndicat. On pourrait reprendre le terme d’Alain Jouffroy : « individualisme révolutionnaire ».

À chacun de juger selon ses convictions, les éléments sont sous les yeux du lecteur.

Terminons sur une citation de Maurice Joyeux, à qui on posait la question : « Pourquoi avez-vous signé ? » et qui répondit : « [ce manifeste]… cri de révolte contre l’impuissance à mettre fin à la guerre d’Algérie, il est, que ses auteurs le veuillent on non, d’essence anarchiste, et c’est alors moi qui retourne la question : pourquoi n’avez-vous pas signé le Manifeste des 121 ? » (Le Monde libertaire, n° 64, novembre 1960).

_________________ 

[1]. Bibliographie : Hamon et Rotman, Les Porteurs de valises, Seuil, 1982 ; Droz et Lever, Histoire de la guerre d’Algérie, Seuil, 1982. Deux films à voir : La Bataille d’Alger de Pontecorvo ; Avoir vingt ans dans les Aurès de R. Vautier. De nombreux sites internet existent sur le Manifeste. Un seul donne, outre le texte de Blanchot, la liste complète des signataires et et le texte du manifeste américain ; taper dans Google : « Manifeste des 121. Tinhinane ».

[2]. Georges Arnaud, l’auteur du Salaire de la peur (que Ferré connaît : c’est par lui qu’il aurait rencontré Madeleine) est accusé de non-dénonciation de conférence de presse clandestine à Paris. Défendu par J. Vergès, il aura un fort comité de soutien, réuni autour de Kessel et Armand Gatti. Une pétition de deux-cents journalistes défendant le secret professionnel fera reculer le gouvernement. Il aura deux ans de prison avec sursis et ira vivre en Algérie jusqu’en 1970.

[3]. Sakiet : village tunisien bombardé en 1958, alors que la Tunisie est indépendante depuis 1956.

[4]. L. Ferré, Vous savez qui je suis maintenant ?, notamment pp. 199-200.

[5]. L.-J. Calvet, Léo Ferré, Flammarion, 2003.

N. B. : F. Jeanson sera amnistié en 1967 et Malraux le nommera directeur de la Maison de la Culture de Châlon-sur-Saône.

jeudi, 25 octobre 2007

Une leçon de ferrémuche, II

Le premier cours de ferrémuche se fondait essentiellement sur la chronique Je donnerais dix jours de ma vie. Pour cette seconde leçon, on utilisera Mes enfants perdus contenu dans la plaquette Mon programme, auto-éditée fin 1968 et datée 1969 sur la couverture. Ce texte a une particularité : il est composé à la première personne du singulier et le narrateur, Ferré lui-même, cède brusquement la place à la narratrice : Pépée. On ne s’étonnera pas que Pépée parle ferrémuche.

Elle s’adresse à Léo Ferré : « Allez, Léo, file-moi un toscan, que je m’enliane un peu la fesse à mézigue ». Ça, c’est de l’argot simple : le toscan est un cigare, Pépée en fumait quelquefois. Quant à l’usage qu’elle veut ici en faire, il se comprend sans difficulté. Un peu plus loin, on peut lire : « Moi, quand le poutachou a oublié le toscamuche à la cagna, eh bien je ne fume que des Celtiques ». La traduction est facile : « Moi, quand Léo a oublié les cigares à la maison, je ne fume que des Celtiques ». Un aspect du ferrémuche concerne les noms propres et sobriquets. Ainsi, Léo Ferré avait été surnommé « Pouta » par la fille de Madeleine, lorsqu’elle était enfant. « Pouta » devint « Poutachou », sans doute par adjonction du vocable « chou » considéré comme un mot tendre. Par extension, la famille entière devint « les Poutachoux », avec la marque du pluriel en X. Un diminutif naquit aussi à l’intention du poète, « Poutachounet ». Cela ne dépasserait pas la sphère intime que cela ne nous concernerait pas. Mais « les Poutachoux » se trouve dans le texte et, par conséquent, intègre de droit le ferrémuche : « Ils ont pleuré les poutachoux, quand vous êtes passé de l’autre côté », déclare encore Pépée à André Breton, évoquant son décès. Ici, « le poutachou » ou « les poutachoux » perdent leur capitale, comme on la observé dans le cours précédent.

Pépée continue, quelques pages plus loin avec de l’argot courant : « régulière » pour « épouse », « belle-doche » pour « belle-mère », « charrette » pour « landau ». Puis elle use de l’adjectif comme Ferré l’affectionne : « la buanderie saint-sulpesque » (pour « saint-sulpicienne », naturellement). Et soudain, il y a changement de narrateur, sans prévenir : ce n’est plus Pépée qui parle mais, de nouveau, Léo Ferré. Curieux texte, parfaitement incohérent du point de vue de la narration, très émouvant, authentique.

Pépée, intelligente et rusée, comme on le sait, fut un temps surnommée Ysengrine, nom du renard, ici féminisé. Elle fut aussi dite « Pichtagrune » et, par un diminutif, « Pichtagrunette », mais je ne connais pas exactement l’origine de ce nom et me demande – sans en être sûr du tout – s’il a un rapport avec le « pichetegorne », nom donné au vin.

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lundi, 22 octobre 2007

Une leçon de ferrémuche

On a dit ici plusieurs fois que la langue de Léo Ferré était celle de tous les registres : langage châtié, langage parlé, préciosité, argot « commun », argot personnel, incidentes en langues étrangères, poésie classique mêlée de prose et de vers libres… En bref, il revendique toutes les cordes de l’instrument. Ce n’est pas fondamentalement nouveau. Ce qui l’est davantage, c’est que ces registres sont très souvent mêlés dans un seul et même texte – et cela est intéressant car là, l’outil est neuf et affûté.

Parlons aujourd’hui de l’argot personnel, dit aussi « ferrémuche ». De quoi est-il constitué ? Entre autres, d’une forme cédant au langage parlé en de nombreux endroits. Cela paraît relever de Céline qui, on le sait toutefois, travaillait énormément ses effets « parlés ». En réalité, ce n’est pas la même chose. Cette forme de langage apparemment bâclée – apparemment seulement – est déjà dans la correspondance de Verlaine, particulièrement celle échangée avec Delahaye. Pot-pourri de prose relâchée, de mots d’esprit, d’associations d’idées, de complicité avec le correspondant – ici, le lecteur – d’allusions, de tournures anglaises…

Ferré écrit dans Je donnerais dix jours de ma vie, qu’il publie dans la revue La Rue, n° 1, mai 1968 : « J’ai commandé deux wagons-lits pour toumoronaïte… ». Ne cherchez pas « toumoronaïte» dans un atlas. Ce n’est pas un lieu dans l’espace, mais un lieu dans le temps : tomorrow night. Demain soir. Ferré poursuit : « Pas vrai, papa Étiemble ? » René Étiemble qu’il admirait et dont le Parlez-vous franglais ? [1] plut très certainement à l’auteur de la chanson La Langue française. On ne se moque que de ceux qu’on aime. Il ajoute : « Celui-là, j’aimerais bien lui serrer la pince un de ces quatre… »

Certes, si « toumoronaïte » avait été un nom de lieu, il eût appelé un T majuscule. Mais précisément, le ferrémuche se joue parfois des capitales obligatoires, comme s’il voulait réduire à un nom commun ce qui est un nom propre. Cet affranchissement de règles simples et communément admises est une caractéristique de cet argot personnel, qui comprend un jeu constant avec les mots.

« Dégueulasse » devient « dégueultarte », ce qui est peu courant dans l’argot usuel (tout en ne perdant pas de vue que l’argot évolue sans cesse). Plus classique, « elle est émue » se métamorphose en « elle chavire du battant » – le battant étant naturellement le cœur, à ceci près qu’on le nomme habituellement « palpitant ». Toujours classique, « pacsons » pour « paquets ». Plus nouveau, la métaphore ferréenne se glissant dans le ferrémuche : le chemin de la ferme, dans les bois de Perdrigal, est qualifié de « golgotha chimpanzifié ». L’image, c’est le Golgotha (sans majuscule) parce qu’il s’agit d’une épreuve, à la fois parce que le chemin est dur et parce qu’il mène aux chimpanzés dont il faut prendre soin. Le ferrémuche, c’est le néologisme en forme d’adjectif : « chimpanzifié ». Arracher les tuiles devient « détuiler ».

Si Ferré use de l’anglais, il ne se prive pas, au contraire, de franciser certains mots. Ainsi, son chien Madame est un « coquère ». À l’opposé, il écrit quelques lignes plus loin : « Je retourne at home (…) On mange purée d’pois and saucisses ». On trouve ici une expression anglaise, une apocope et un mot anglais. Cette forme curieuse est suivie de « C’est fou, la cuistance », c’est-à-dire une expression familière et un mot d’argot commun.  Deux lignes plus loin, un mot italien, morbidezza.

Plus loin, « coinstot » pour « coin » est un mot d’argot courant mais, quelques lignes après, on retrouve la disparition des capitales usuelles : « blédine », « butagaz »… et, de plus, « butagaz » devient « butachose ». « Dans le coco », « partir en couillosof » sont des tournures aisément compréhensibles. Plus curieux, le « nestelé », évidemment sans majuscule, est la transformation en nom commun d’un nom propre, plus précisément d’une marque : le lait Nestlé, bien sûr. Survient la mise en mot d’un sigle (je ne crois pas qu’on ait déjà parlé d’acronyme, à l’époque) : oèretéèfe pour ORTF, l’Office de radio-télévision française. Transformation d’un nom propre en périphrase : Pépée devient « mademoiselle Ferré-Chimp’s ». Les informations deviennent les « informes », ce qui n’est pas extraordinaire mais l’amusant est que le mot est écrit entre guillemets, comme s’il s’agissait pour l’auteur de s’excuser pour une simple abréviation, alors que tout le texte est empli de libertés prises avec la langue, la grammaire et la syntaxe.

Zaza garde sa capitale et, quatre lignes plus loin, la perd en devenant « la zazounette ». « Dans la voiture » se mue en « in the char », soit deux mots anglais et un québécisme. « Barbiturique » devient « barbicontu ». « Au matin » se transforme en un anglicisme… phonétiquement francisé : « to morninge ». Le chargeur de batterie est qualifié de « biduloscop » (heureusement, le contexte permet de comprendre) et l’EDF devient un sigle en bas de casse : edf. Brusquement, toutes les majuscules des noms propres disparaissent : « La sibérie, zaza, la lame de bise, pépée frissonnante ».

L’imprimerie installée dans la ferme de Baradesque est nommée « ma carrée d’imprime », ce qui est classique : « carrée » pour « chambre » est connu, comme sont connues, un peu après, les tournures : « une petite lichette de rouquin » pour « un petit verre de vin rouge », « sèche au bec » pour « cigarette aux lèvres », « un chouya de mou aux minets » pour « un peu de mou aux chats ».

S’agissant d’imprimerie, il faut évidemment comprendre « je m’en balance le garamond » comme « je m’en tape le coquillard », « je m’en fiche ». Quant à « la cafetière est sur la table », il faut se souvenir que ce n’est nullement du ferrémuche, mais le titre d’un pamphlet de Pierre de Boisdeffre contre le nouveau roman [2]. Mais ici, la phrase est à comprendre stricto sensu, Léo Ferré ayant tout préparé la veille afin de reprendre le lendemain son travail d’imprimeur après son petit déjeuner. C’était son roman Benoît Misère qu’il comptait initialement publier lui-même.

Un jeu de mots en forme d’allitération se profile dans le récit : « l’Austin est à l’hosteau » (il s’agit évidemment d’une voiture en réparation). Encore un sigle devenu acronyme mais là, Ferré n’invente rien, Citroën l’avait voulu ainsi : « ma déesse » pour « ma DS », bien entendu. Un néologisme : « si je m’enverglasse », du verbe imaginé « s’enverglasser », qui se comprend très aisément.

Encore une mise en mot d’un sigle : « céèneèreèsse » pour CNRS. On note que, comme dans le cas, déjà cité, de l’ORTF, cette transcription orthographique est toujours, dans le contexte, ironique. Comme, s’agissant d’Étiemble, l’expression « ses sorbonnes etecétéra », la Sorbonne perdant sa capitale et se retrouvant au pluriel, lequel pluriel paraît ne pas être suffisant puisqu’il est augmenté d’un et caetera revu et corrigé.

Pompidou devient Pompadouche (pompe à douche, naturellement) et Ferré ajoute : « et ça s’explique… et ça te le met dans le baba en extrême profondeur et comme s’il te rentrait un berlingot extra dans ton thème astrologique », ce qui se comprend parfaitement ; cela dit, le « thème astrologique » pour le « fondement » est amusant. On retrouvera plus tard, dans la chanson À mon enterrement, cette acception particulière : « Des cartes perforées me perforant le thème ».

Le sujet n’est pas du tout épuisé. Il y aura d’autres leçons de ferrémuche, ultérieurement. 

____________________________

[1]. René Étiemble, Parlez-vous franglais ?, Gallimard, 1964. 

[2]. Pierre de Boisdeffre, La cafetière est sur la table ou Contre le « nouveau roman », collection « Les Brûlots », n° 4, La Table Ronde, 1967.

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lundi, 15 octobre 2007

La blessure et la source

L’amour du sexe féminin a été chanté par Léo Ferré en de multiples occasions, de Cette blessure à Ta source avec, naturellement, Alma Matrix qui est un long texte sur le sujet. Il a dit aussi combien la menstruation le fascinait.

Ta source est une chanson qui présente immédiatement l’imaginaire ferréen – « Elle naît tout en bas d’un lieu géométrique / À la sentir couler je me crois à la mer / Parmi les poissons fous c’est comme une musique / C’est le printemps et c’est l’automne et c’est l’hiver » – par le choix des mots : géométrique, couler, mer, fous, musique, litanie des saisons… avec reprise de la litanie interrompue au quatrain suivant : « L’été ses fleurs mouillées au rythme de l’extase », qui n’est pas sans rappeler la structure interrompue de la chanson On s’aimera, où l’été, par une brisure de la construction, est traité différemment des autres saisons.

Il y a, dans le courant du texte de Ta source, un changement de direction dans le propos. La chanson commence par la désignation d’une « source », disons : non définie ; au troisième quatrain, le propos s’élargit, s’étend aux « sources » en général, avec, encore, une allusion aux règles. Les quatrième, cinquième et sixième quatrains, eux, constituent une adresse à une femme en particulier. En particulier… bien qu’elle soit inconnue : il s’agit d’une personne faisant partie du public de l’artiste, une femme qui pose un jour, sur le plateau de son électrophone, un disque – le chanteur ne le sait pas – et se retrouve séduite par sa voix. Cette séduction intellectuelle conduit cependant à l’amour charnel clairement décrit, le texte s’achevant sur un hexamètre célébrant les caresses buccales et l’amour de Ferré pour la cyprine. On voit qu’en six quatrains, le poème a dit plusieurs choses, comme souvent chez l’auteur.

Cette blessure, évocation de la même partie du corps, tenait un propos plus régulier : on y évoquait simultanément l’amour physique et la naissance de la vie, d’une manière indissociable. Inéluctablement, la chanson s’achevait sur la présence de la mort, célébrant l’extase et scellant ainsi, comme toujours chez les poètes lyriques, le couple amour-mort – avec, toutefois, un ultime octosyllabe : « Cette blessure dont je meurs » qui, ambigu, peut être compris de plusieurs manières : « dont je meurs d’envie », « dans laquelle je meurs » (extase) et « dans laquelle je meurs » (parce que j’en suis né et que la vie et la mort, c’est pareil).

La dimension métaphysique de Cette blessure n’est pas présente dans Ta source où les allusions à la musique, par contre, ont leur place entière, comme si, au fil du temps, elle avait su remplacer l’inquiétude.

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mercredi, 10 octobre 2007

Chez le disquaire

Les trois camarades dont, souvent, il a été question ici, regardaient régulièrement la vitrine du disquaire Raphaël, sur la Canebière. Un disquaire disparu depuis longtemps déjà, comme la quasi-totalité de cette profession. On n’allait pas acheter un disque, on allait chez Raphaël comme, pour faire l’acquisition d’un livre, on allait chez Flammarion (ou chez Tacussel, ou chez Maupetit, ou chez Laffitte, mais surtout chez Flammarion), juste un peu plus haut sur l’avenue. Des mythes.

Le magasin Raphaël – un temple de trois niveaux – employait entre autres personnes une jolie fille dont on a « oublié le visage et la voix » comme dit la chanson, et cette charmante personne se trouvait « sortir avec » un ami des trois camarades. Lesquels, dans leur candeur juvénile, ne firent ni une ni deux et s’en allèrent, quelque jour, chez le dit Raphaël prier la jeune femme de leur faire écouter un disque de Léo Ferré.

L’époque était aux cabines d’écoute individuelles à portes battantes de bois clair. La vendeuse disposait le disque sur une table de lecture située où ? et on l’écoutait, sans gêner personne, dans la cabine, avec un matériel d’une qualité évidemment bien supérieure à celle des tourne-disques des parents. Ils se tinrent à trois dans l’étroit logement, tandis que la chanson s’élevait. De quel disque s’agissait-il ? Oublié, comme le reste. Mais l’adorable les avait prévenus : elle ne pouvait pas faire durer l’audition au-delà de quelques instants. Pas question de demander le disque complet. Ce furent des instants pris, comme ça, au vol, par les trois jeunes gens.

Est-il possible aux jeunes d’aujourd’hui de comprendre cela ? En un temps où l’on achète des « intégrales », comment faire admettre que les disques étaient précieux parce que chers, qu’on n’en possédait pas beaucoup et qu’une chanson ainsi écoutée, c’était formidable ?

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lundi, 08 octobre 2007

Chanter Baudelaire

On sait que Léo Ferré posait le volume de vers sur son piano et cherchait. Si cela ne marchait pas très vite, il tournait la page et passait à un autre poème. C’est lui-même qui, à plusieurs reprises, a expliqué ainsi (en substance) sa manière de composer sur les textes des poètes. Dans la note Des musiques pour Verlaine, j’avais fait quelques observations sur l’origine des poèmes retenus, recueil par recueil. Dans le cas de Baudelaire, si l’on exclut L’Étranger, seule pièce du Spleen de Paris à avoir été chantée, tous les autres titres proviennent des Fleurs du mal, et pour cause. On ne peut donc tirer d’enseignement du choix de tel ou tel livre : il n’en existe qu’un.

Pourtant, quelques remarques peuvent être formulées, dont je ne suis pas sûr qu’elles aient une signification.

Au total, si je ne me suis pas trompé, Léo Ferré a mis en musique, au fil des années, cinquante-six poèmes extraits des Fleurs (je compte ici, bien sûr, la livraison de 1957, celle de 1967, les titres épars dans le disque de 1986 et les vingt maquettes de travail dont on ne connaît que les douze que Murat vient d’enregistrer). Sauf erreur, le recueil comprend cent cinquante-cinq poésies. C’est dire que Ferré a mis en musique plus du tiers du livre, ce qui est considérable. Il ne s’agit pas, toutefois, de calculer des pourcentages mais de rapprocher ces chiffres de ce qu’il disait de sa méthode de travail. Car au vrai, la table des matières des Fleurs, si l’on vient y cocher les poèmes mis en chansons, met en lumière quelques évidences. Un certain nombre de titres sont isolés, mais de grands pans se détachent. Ainsi, on s’aperçoit que :

Le Guignon et La Vie antérieure se suivent.

« Avec ses vêtements… », Le Serpent qui danse et Une charogne se suivent.

Harmonie du soir et Le Flacon se suivent.

Ciel brouillé et Le Chat se suivent.

À une Malabaraise, Bien loin d’ici, Moesta et errabunda et Le Revenant se suivent.

Les Hiboux, La Pipe, La Musique et Sépulture se suivent.

L’Examen de minuit et L’Héautontimorouménos se suivent.

Le Soleil et À une mendiante rousse se suivent.

Recueillement et À une passante se suivent. 

« Je n’ai pas oublié… », « La servante au grand cœur… » et Brumes et pluies se suivent.

Ces « ensembles » sont de deux à quatre titres. Comme on le sait, il reste encore une huitaine de poèmes dans les maquettes de Léo Ferré et peut-être cela modifiera-t-il encore ces relevés de titres.

Cela implique-t-il que Ferré, qui pouvait « tourner la page » quand la musique ne lui venait pas, parvenait quelquefois, a contrario, à mettre en musique plusieurs textes consécutifs, peut-être dans un élan d’inspiration et de travail ? Mais ces mises en musique n’ont pas été faites au même moment. Alors ? On observe cependant que Ciel brouillé et Le Chat figurent dans la même livraison ; À une Malabaraise et Moesta et errabunda également ; Les Hiboux et La Pipe aussi ; Recueillement et À une passante encore. Ou bien, justement, revenait-il parfois, feuilletant le volume, à des endroits déjà chantés et, à ce moment-là, tournait-il la page dans un sens ou dans l’autre et trouvait-il une musique pour le poème précédent ou suivant ?

Peut-on déduire quelque chose de tout cela ?

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mercredi, 03 octobre 2007

De la durée comme sens

Les récitals de Léo Ferré ont toujours été parmi les plus longs. Dans les années 80, ils le seront davantage encore et s’établiront à trois heures (le spectacle de 1984 au Théâtre des Champs-Élysées, par exemple), parfois un peu moins : deux heures et demie (le spectacle Léo Ferré chante les poètes au TLP-Déjazet, en 1986). Il en ira ainsi jusqu’au bout.

Existe-t-il une signification particulière à cette durée très rare – au moins dans ce qu’il est convenu d’appeler « variétés » ? Dans ces années, Ferré n’est plus contesté, il chante dans un silence complet et une attention soutenue. Puis le public l’applaudit debout, à la fin du récital. Progressivement, il va même être applaudi debout dès son entrée en scène (par exemple, au TLP-Déjazet en 1990, entre autres). C’est dire qu’il dispose, pour chanter, du meilleur accueil et d’un public qui est a priori dans d’excellentes dispositions.

À ce moment de sa vie, il n’a vraisemblablement rien à craindre, artistiquement parlant. Il pourrait aussi bien ne se produire qu’une heure et demie, comme le font la plupart des chanteurs. Il chante deux fois plus longtemps. Pour le spectacle consacré aux poètes, il aurait pu chanter une demi-heure de plus, ne serait-ce que parce que son répertoire comprenait encore beaucoup de poèmes mis en musique, qui n’ont pas été retenus pour ce programme : il se limite cette fois-là à deux heures et demie, ce qui est de toute manière exceptionnel.

Cet allongement de la durée des spectacles se produit, paradoxalement, dans ces années où il chante le plus et où il parcourt, même si ce n’est pas lui qui conduit, le plus de kilomètres. Autant de raisons qui pourraient l’amener à chanter moins longtemps. Il n’en est rien. Sa résistance physique est un moyen, un outil, mais elle n’est pas une réponse à la question que je me pose : quelle est le sens de cette importante durée, ce à quoi rien ne l’obligeait ? Existe-t-il une réponse d’ordre artistique ?

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lundi, 01 octobre 2007

Aznavour

On sait que Léo Ferré débuta au cabaret Le Bœuf sur le toit, fin novembre 1946, en même temps que Charles Aznavour qui se produisait alors en duo : le tandem Roche-Aznavour. La tournée en Martinique, qui eut lieu en 1947, fut refusée par Aznavour et Ferré l’accepta.

En 1967, dans le Jean-Roger Caussimon qu’il rédige pour les éditions Seghers, Ferré traite Aznavour de la façon suivante : « Ne voit-on pas le « poète » Aznavour, perclus de dollars et « d’engagements » haut le pied, tel une locomotive lancée sur les rails de l’indifférence générale ? Chaque époque a le poète qu’elle mérite : parolier subtil, musicien « à l'écoute » qui touche plus de droits d’auteur que Debussy, et que Ravel, et que Stravinsky, Hugo du tout-venant qui a mis l’octosyllabe dans l’escalier de France-Dimanche en précisant qu’il revient tout de suite ». Il ajoute une longue note : « Je tiens à préciser que mon propos est ici de Poésie et de chanson d’Aujourd'hui. Ce n’est pas en tant que confrère que je parle d’Aznavour mais en tant qu’introducteur à Caussimon. Une élégance tacite, d’ordinaire, nous interdit, à nous autres les artistes de « variétés », de parler de l’un ou de l’autre et souvent l’on nous fait dire ce que nous n’avons jamais dit. Le cas d’Aznavour est assez significatif pourtant, il se met d’ailleurs lui-même assez en vedette pour qu’il n’ait pas à s’offusquer de se voir au « pinacle » une fois de plus, sans que j’aie à prendre plus de précautions oratoires qu’il ne convient. Si ses activités « littéraires et musicales » me paraissent en défaut, son talent « commercial », par contre, est sans égal et je n’apprendrai rien ni à lui, ni à quiconque dans ce sens. Cependant, comme on l’a intitulé, lui aussi, « Poète d’Aujourd’hui », il m’eût paru malhonnête de ne pas aller au bout de mon sujet et de prendre un chemin de traverse. La critique de hasard est ainsi faite qu’elle n’admet pas les règles de « fair play » que certains critiques de métier admettent eux, parfois, pour des raisons extra-professionnelles. Qu’Aznavour se rassure ! J’ai autant de mésestime pour ce qu’il écrit que j’en ai pour ce qu’écrit un autre « Poète d’Aujourd’hui », qui s’est plu à se sanctifier lui-même sous le nom de Saint-John Perse, ancien diplomate et Prix Nobel de Littérature. C’est dire que je laisse Aznavour en bonne compagnie. C’est ce que ne manqueront pas de lui faire savoir bon nombre de « littéraires » en renom. Bien entendu, je prends l’entière responsabilité de tout cela et Pierre Seghers, promoteur de cette brillante collection, serait en droit de me demander « d’alléger » ma pensée... mais je sais qu’il ne le fera pas et l’en remercie » [1]. La charge est très dure. Elle ne me gêne pas, car je tiens Aznavour pour ce qui se fait de pire : prétention abominable, thèmes empreints de démagogie dégoulinante (La Mamma, La Bohême, Comme ils disent...), « effets » appuyés, interprétation qui « en fait des tonnes », prosaïsme, musique inexistante…

En 1969, lorsque Ferré chante durant vingt jours à partir du vendredi 3 octobre au cabaret parisien Don Camilo, 10, rue des Saint-Pères (Littré 65-80 ou 71-61) dans un dîner-spectacle, Gainsbourg, qui habite à quelques mètres, vient le voir souvent, mais il n’est pas le seul. Aznavour se rend le samedi 4 au Don Camilo et les journalistes photographient les deux hommes dans l’escalier, comme on peut le voir ci-dessous.

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Leur rencontre paraît plutôt cordiale. En tout cas, Paris-Jour des 11 et 12 octobre 1969 en fait l’unique illustration de l’article consacré à Ferré (ci-dessous).

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Le samedi 29 avril 1978, Aznavour, à qui TF 1 consacre un Numéro un, invite Ferré à l’accompagner au piano dans son émission, tandis que lui-même chante La Chambre. Léo Ferré accepte. L’extrait correspondant a été ajouté récemment aux archives de l’INA. Souriants, les deux hommes s’embrassent ensuite. On pensera ce qu’on voudra de cette interprétation du poème de Baer par Aznavour. Il reste que les rapports entre les deux hommes sont très étonnants.

Le jeudi 22 mars 1990, Ferré fait un séjour de très courte durée à Paris pour un spectacle privé, destiné à RTL. Une soirée exceptionnelle qui se déroule en présence, entre autres, d’Aznavour.

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Publiquement au moins, Aznavour n’a jamais dit que du bien de Léo Ferré, à ma connaissance. Il s’est toujours montré bon camarade, je le reconnais volontiers. Ferré, lui, semble être revenu sur son opinion, en tout cas être à même de dissocier l’auteur Aznavour et l’individu.

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[1]. Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, collection « Poètes d’aujourd'hui », n° 161, Seghers, 1967.

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