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mercredi, 30 mai 2007

Tout en haut de l’Échelle

On a évoqué ici la figure de Gaby, le taulier de l’Arlequin et celle de Blanche, la taulière du Bar Bac. Dans Et… basta !, Léo Ferré se souvient de « Mme Lechose, taulière blonde, un peu grasse, un peu… Taulière à L’Escalier de Moïse, où il y avait de tout, du Fernand, du Ferré qui chantait au piano, avec son chien et ses grimaces, et son petit cachet... » Curieux portrait, complété un peu plus loin : « Mme Lechose, un peu blonde, un peu... Je la regardais, des fois, en chantant, juste en face de moi, qui n’en perdait pas une, de ses fiches, et le whisky tant, et le gin-fizz tant, et le citron pressé tant... Et mon citron pressé ? La mère Lechose, un peu blonde, un peu grasse, toujours à l’heure, comme les vrais artistes, ceux qui travaillent, et comme ceux qui font travailler les artistes ».

daca4c4bf8d4c373b05dc9cbbe0cacbc.jpgL’Escalier de Moïse, c’est le cabaret L’Échelle de Jacob, évidemment, sis 10, rue Jacob, dans le sixième arrondissement de Paris, ouvert à Noël 1948. Mme Lechose, c’est Mme Lebrun, Suzy Lebrun, venue de Caen, une figure de Saint-Germain-des-Prés sur qui l’on possède plusieurs témoignages. Elle reprendra l’endroit qui, rénové, ouvrira le 15 décembre 1950. On réserve à Odéon 53-53.

Elle était, de l’avis unanime, une personne qui commettait beaucoup de fautes de langue, d’une certaine vulgarité, d’une avarice remarquable et… d’un sens artistique très juste.

Gilles Schlesser raconte : « Reine du pataquès, elle possède son propre langage, truffé de dérapages métaphoriques tout à fait réjouissants du type "nous sommes partis en fournée" (en tournée), le métier va "de charade en syllabe", "j’ai engagé les Guaranistes" (Les Guaranis, qui jouent de la guitare), "la petite avait un de ces craks" (trac), "le triptyque (strip-tease) va nous tuer", etc. Son défaut de langage s’accompagne d’un autre défaut : une extrême avarice, malgré sa fortune. Lorsque Cora Vaucaire commence à être connue, Suzy Lebrun lui propose de baisser son cachet, en lui faisant remarquer qu’elle va gagner de l’argent, que c’est tout à fait normal. Pour Brel ou René-Louis Lafforgue, pas de problème pour une augmentation, à condition qu’elle soit compensée par une diminution : "Une fois, Lafforgue, Brel et moi [François Deguelt], nous avions demandé une augmentation. Nous touchions 1200 francs, et nous voulions 1500 francs. Suzy, qui donnait 7 500 francs à Léo Ferré, nous a dit d’accord, mais à condition que Ferré baisse son cachet en conséquence. Léo était furieux après nous". Pierre Louki se souvient de son passage à L’Échelle de Jacob : "Elle avait vraiment un défaut de porte-monnaie. Un jour, un jeudi, je lui ai demandé si je pouvais être augmenté. Elle m’a répondu : "Mais Pierre, il fallait me le demander plus tôt". À la fin de la semaine, elle m’a donné mon enveloppe et m’a dit : "Comme vous ne m’avez parlé que jeudi, je vous ai mis mardi et mercredi à l’ancien tarif, et jeudi, vendredi et samedi, avec l’augmentation". L’augmentation, c’était bien sûr quelques francs. Et elle a conclu en me disant que notre collaboration était terminée" » [1].

Marie-Paule Belle se souvient : « Je suis aussi allée chanter à l’Échelle de Jacob, un cabaret en vogue à l’époque. La patronne, Mme Suzy Lebrun, était très économe. Elle nous donnait notre cachet dans une enveloppe qu’il fallait vider et lui rendre, pour qu’elle puisse l’utiliser pour le cachet suivant. Elle parlait bizarrement, disait "estrapontin" ». Et Françoise Mallet-Joris ajoute : « Mme Lebrun avait demandé à Jacques, mon ex-mari, de repeindre son enseigne. Ce qu’il avait fait. Après quoi, elle lui avait dit : "Je ne vous paie pas, mais vous aurez toujours votre verre de whisky ici à mes frais". Il est venu quatre, cinq fois. Il y avait de plus en plus d’eau dans son whisky ». [2]

Sur le plan artistique, cependant, elle « sent » sa programmation, son choix est sûr et elle engage Jacques Douai, Jacqueline Villon, Raymond Devos, Cora Vaucaire. Elle dit pouvoir se passer des journalistes et les met à la porte. Léo Ferré chante chez elle en mars 1953, tous les jours sauf le dimanche, à partir de 22 h 30.

Suzy Lebrun est ainsi évoquée par Ferré, qui commença à chanter en 1946 et par Marie-Paule Belle, qui naquit cette même année. Trente ans les séparent et Suzy Lebrun les fait se rejoindre dans un passé artistique commun, celui d’un cabaret parisien.

Aujourd’hui, L’Échelle de Jacob est un bar à cocktails.

 

(Photo X,

fonds de la Bibliothèque historique de la ville de Paris,

fin des années 60)

________________________

[1]. Gilles Schlesser, Le cabaret « rive gauche », 1946-1974, L’Archipel, 2006.

[2]. Françoise Mallet-Joris, Marie-Paule Belle, collection « Poésie et chansons », n° 57, Seghers, 1987.

Ajout du 22 juin 2011 : cet article a été cité (à l'exception des première et dernière phrases) sur le site de LÉchelle de Jacob, dans la rubrique   « Revue de presse ».

lundi, 28 mai 2007

La presse et la mort

À l’annonce de la disparition de Léo Ferré en 1993, une importante presse quotidienne puis hebdomadaire, mensuelle et trimestrielle, en France et à l’étranger, va paraître. Voici une revue des titres, à titre d’information. Est-il utile de préciser qu’elle n’est pas exhaustive ?

Dans les quotidiens du samedi 17 juillet : « Ferré, l’anarchiste poète est mort... un 14 juillet » (France-Soir), « Avec le temps, Léo... » (L’Humanité), « Léo Ferré : la mort d’un révolté » (La Marseillaise), « Ferré est mort » (Var-Matin), « Ferré : la mort en Toscane » (Nice-Matin), « Le vent a emporté le musicien des poètes » (France-Soir), « Léo Ferré est mort » (Le Provençal), « L’anar s’est tu, Léo Ferré est mort » (La Montagne), « Léo Ferré : la mort du poète "anar" » (Le Méridional), « Y en avait un sur cent » (Le Soir de Marseille).

Dans les quotidiens datés samedi 17-dimanche 18 : « Léo Ferré est mort » (Le Figaro-L’Aurore), « Avec Léo, va, tout s’en va » (Libération), « Léo Ferré tire sa révérence un 14 juillet ! » (Le Parisien), « Léo Ferré, "l’anar", est mort » (Ouest-France).

Dans les quotidiens datés du dimanche 18 : « Ferré l’anarchiste repose à Monaco » (La Marseillaise), « Avec le temps, Léo s’en va » (Le Journal du dimanche), « O fin de um velho rebelde » (Diário de noticias), « Léo Ferré repose à Monaco » (Le Méridional-dimanche), « Le "prince des anars" repose à Monaco » (Le Provençal-dimanche), « La canción francesa llora la muerte de Léo Ferré, una de sus voces más emblemáticas » (La Vanguardia), « Je t’aimais bien, tu sais... » (Le Bien public dimanche).

Dans les quotidiens datés dimanche 18-lundi 19 : « Léo Ferré, la révérence du poète anar » (La Croix), « Thank you, Ferré » (Le Quotidien de Paris), « L’anar chantant » (Le Monde), « Addio Ferré, poeta anarchico » (La Reppublica).

Dans les quotidiens datés du lundi 19 : « Léo Ferré, l’âme dans les étoiles » (Le Figaro), « Adieux à Léo » (Le Parisien), « Ferré, le caillou noir dans la mémoire française » (L’Humanité), « La vie Ferré » (Libération), « Léo, les mots du souvenir » (France-Soir), « Une graine d’anar s’est envolée » (Journal de Genève-Gazette de Lausanne), « Avec le temps, va, tout s’en va : même Léo Ferré est mort » (Le Soir de Bruxelles).

Dans les hebdomadaires datés du mercredi 21 : « Léo Ferré : ni Dieu, ni pompes, ni funèbres » (Charlie-Hebdo), « Là-haut Ferré (Le Canard enchaîné) ».

Dans les hebdomadaires datés 21 au 27 : « Léo Ferré : il est mort dans les bras de Marie, son seul amour » (Ici-Paris), « Merci Léo » (Globe-Hebdo).

Dans les hebdomadaires datés du jeudi 22 : « L’île Ferré a rompu ses amarres » (Rouge).

Dans les hebdomadaires datés du jeudi 22 au mercredi 28 : « La solitude » (Révolution), « À Ferré, la mort dans l’âme » (L’Express), « Léo the last » (VSD), « Léo Ferré, le dernier des grands » (La Vie), « Même les plus chouettes souvenirs... » (L’Humanité-dimanche), « Léo, et le reste » (Politis, l’hebdo), « Le roman du grand Ferré » (Le Nouvel observateur), « Léo Ferré, le plus grand » (L’Événement du jeudi).

Dans les hebdomadaires datés du samedi 24 : « Léo Ferré bas les masques ! » (Témoignage chrétien).

Dans les hebdomadaires datés samedi 24 au vendredi 30 : « Léo Ferré » (France-Dimanche).

Dans les hebdomadaires datés du lundi 26 : « Léo et les bas » (Elle).

Dans les hebdomadaires datés du mercredi 28 : « Léo, le soleil noir de la mélancolie » (Le Soir illustré).

Dans les hebdomadaires datés du jeudi 29 : « Léo Ferré, mort d’un lion » (Paris-Match).

Dans les hebdomadaires datés jeudi 29 juillet-mercredi 4 août : « Léo the last » (Révolution).

Dans les hebdomadaires datés du samedi 31 juillet au vendredi 6 août : « Salut l’artiste » (TV-Hebdo sud), « Léo Ferré un éternel révolté » (Télé loisirs), « Léo Ferré, salut l’artiste ! » (Télé K7), « Léo Ferré, le bonheur foudroyé » (Télé 7 jours), « Léo le provo » (Télérama), « Léo Ferré, le poète de l’espoir et de la révolte » (Télé-Poche).

Dans un hors série daté de l’été : « Spécial Léo Ferré » (Le Monde libertaire).

Dans un mensuel daté août : « Un poète nous a quittés : Léo Ferré » (Regard actualités).

Dans un quotidien du vendredi 6 : « Léo Ferré, jeho zivot - melancholicky slalom » (Litterarni Noviny de Prague).

Dans un quotidien du 8 : un article dans Standart, journal bulgare.

Dans les périodiques datés de l’automne : « Léo Ferré, le chanteur des pauvres » (Je chante !), « Monsieur Léo de Hurletout » (Chorus).

Dans un périodique canadien daté septembre-octobre : « Est-ce ainsi que les hommes meurent ? » (Chansons).

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samedi, 19 mai 2007

Aspects de la recherche régionale

Dans la note intitulée Trois aspects de la recherche universitaire, j’avais évoqué des travaux publiés dans les domaines juridique, littéraire et sociologique. Dans Aspects de la recherche musicale, une étude spécifiquement consacrée à ce domaine. Voici à présent une étude consacrée au domaine régional.

 

Roger Klotz, « Images de Monaco et Bordighera dans une œuvre de Léo Ferré », in Recherches régionales, n° 186, avril-juin 2007. Cinq pages.

Les érudits locaux ne pouvaient pas ne pas s’emparer de Benoît Misère, afin d’y traquer la source régionale, locale, et son interprétation par Ferré, sa transfiguration en fait littéraire. L’entreprise se justifie parfaitement. On regrettera seulement qu’ici, elle soit d’une qualité discutable. La paraphrase ne saurait tenir lieu d’analyse littéraire, historique, sociologique. Il ne suffit pas de citer des passages du roman et d’ensuite répéter leur contenu en le délayant.

Klotz attribue à Ferré une symbolique du peuple monégasque réduite à Barba Chino et à tante Magdaléna. Cela n’engage que lui. Dans la galerie de personnages que présente le roman, on se demande vraiment pourquoi il n’a cru bon de retenir que ces deux-là. Car ce choix, respectable en soi, n’est pas expliqué autrement que par des extraits du livre et leur paraphrase immédiate. Tout juste si Klotz précise en cinq lignes qu’il voit en ces passages « un exposé d’ethnographie qui souligne l’imprégnation du peuple monégasque [par] certains aspects de la culture italienne ». La chose est indéniable, mais il ne suffit pas de l’affirmer, la paraphrase n’ayant pas valeur de preuve, ni même de raisonnement.

L’idée maîtresse de cette étude est que Léo Ferré veut « se libérer d’une certaine anxiété par l’évocation utopique du pays de son enfance ». C’est certainement vrai, encore fallait-il montrer où se situait l’originalité de Ferré dans ce roman, car le refuge dans une enfance idéalisée est quelque chose d’extrêmement fréquent en littérature.

Klotz poursuit l’exposé de ses choix. Tante Magdaléna serait « une mère symbolique » dont le blanc (rappelons qu’elle s’occupe de la blanchisserie) « semble symboliser les vertus mariales ». Léo Ferré, et Benoît Misère avec lui, avait bien une mère aimante et qu’il aimait. S’il eut des problèmes, ce fut avec son père, jamais avec sa mère. Pourquoi serait-il allé faire un transfert, même uniquement littéraire, sur sa tante ? En tout cas, Klotz l’affirme et cette affirmation lui paraît un raisonnement suffisant. Il s’en prend ensuite au rouge, incarnant « le mystère de la vie », selon une citation qu’il fait du Dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant. Dont acte, cette fois encore. Ce qui lui permet de noter : « Il y a bien, dans cette manière dont Léo Ferré fait apparaître l’univers monégasque, une évocation symbolique de l’univers maternel ». C’est très possible, mais Klotz se contente de le dire. Ce n’est pas parce qu’il écrit : « Il y a bien » qu’il y a effectivement.

Il enchaîne en se demandant pourquoi Ferré a fait de Monaco un univers maternel utopique. Citation d’extraits et paraphrase, encore une fois. Ensuite, pourquoi Ferré a-t-il connu le désespoir à Bordighera ? Parce qu’il avait rompu avec l’univers maternel. Klotz écrit cela à la quatrième page. Malheureusement, on le sait depuis 1970, date de la première édition du roman. Peut-être le commentateur a-t-il quelque chose de nouveau à apporter ? Un éclairage particulier ? Non : il cite et répète en délayant.

Il conclut : « Benoît Misère est donc l’œuvre par laquelle Léo Ferré se libère de ceux qui ont encadré sa « prison » enfantine ». L’emploi de la conjonction « donc » est souvent amusant. Il laisse entendre qu’on a  démontré précédemment ce qu’on expose maintenant en un résumé. Ici, Klotz n’a rien démontré du tout.

La seule idée intéressante, dans cette étude, se présente à la fin : « Léo Ferré a peut-être eu besoin de revivre en rêve son utopie monégasque parce que sa ville est pour lui une cité essentiellement populaire : il s’appuie sur un univers maternel ensoleillé et plein d’une véritable bonté pour refuser un univers fondé sur des structures sociales bourgeoises ». Dommage que Klotz n’ait pas cru nécessaire d’écrire cela au début de son article et de développer ensuite en argumentant. Pour appuyer cette idée, que fait-il ? Il cite. Et, sans doute pour laisser à Ferré le mot de la fin, il ne se livre pas ensuite à la paraphrase habituelle. Que cite-t-il ? La préface de Poète… vos papiers ! Il a tout fait à l’envers.

 

Remerciements : Patrick Dalmasso.

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mercredi, 16 mai 2007

Comment la presse reçut le spectacle de 1954 à l’Opéra de Monte-Carlo

Après la rencontre avec le Prince Rainier, souvent racontée, et la préparation du spectacle du 29 avril 1954 qu’on a détaillée précédemment, voici une tentative de synthèse de la réception qui fut celle de ce concert unique.

 

La presse locale est enthousiaste. Résumons. Il s’agit de l’enfant du pays à qui le souverain a fait confiance. Il s’agit d’une soirée hors-programme. Il s’agit d’œuvres inédites, dont l’une est fondée sur un long poème a priori difficile. Il s’agit d’un auteur de chansons (le grand succès de Paris-Canaille est récent) qui vient diriger un orchestre symphonique exécutant des œuvres de sa composition. Il s’agit d’un chef d’orchestre que les musiciens ont connu enfant ou jeune homme, dont les amis de lycée et les parents se trouvent dans le public, le père, Joseph Ferré, étant honorablement connu à Monaco. Ce n’est pas une soirée musicale comme les autres.

 

Nice-Matin du 2 mai 1954 publie un long article de Suzanne Malard, dont le titre est déjà un programme : « Avant de devenir un succès mondial, La Chanson du mal-aimé de Léo Ferré, d’après Guillaume Apollinaire, connaît un triomphe monégasque ».

 

Quelques extraits de ce texte détaillé : « Salle Garnier, ou au cabaret, Léo Ferré reste Léo Ferré. Sans pseudonyme. Parce que les chansons – dont certaines sont très réalistes – qui l’ont fait connaître au monde entier, sont, chacune dans sa concision elliptique, à la fois attendrie et féroce – une œuvre, parfois un chef-d’œuvre. Le genre ne fait rien à la chose. Ni la durée ».

 

Et encore cette interprétation sensible : « La Symphonie interrompue nous a paru être à son auteur ce que la Pathétique est à Tchaïkovski. Une autobiographie. Une autobiographie qui, chez Léo Ferré, est non point passionnelle mais professionnelle : la symphonie à la recherche d’un thème perdu, c’est notre histoire à tous. Celle de la chanson que nous avons à dire, parce qu’elle est notre trésor unique, inaliénable et intransmissible par d’autres que par nous, et qu’il nous est si difficile d’achever a cause de tâches provisoires, urgentes, inéluctables, en raison, surtout, de la proximité dangereuse, envahissante et terrible des thèmes des autres... Et, pourtant, il faut l’extraire de nous pendant qu’il en est temps encore, cette idée qui n’a de sens que vêtue de mots ou de notes à nous ».

 

Un jugement esthétique : « Sa symphonie est très bien faite. Elle fut très bien conduite. Surtout, ô prodige, ses beautés n’échappèrent à personne ».

 

Suzanne Malard poursuit : « La projection, à la fois irréelle et tangible de la femme, du mal-aimé, de l’ange, du double, habillés par ce maître qu’est Pierre Balmain, éclairés par des jeux de lumière qui les rendaient hallucinants, n’est pas près de s’effacer de nos mémoires. La femme trop inconsciente, le mal-aimé trop conscient, l’ange trop timide, le double infernal, trop insistant, nous étaient tellement présents tous les quatre qu’on en oublierait de louer le talent vocal et dramatique de Nadine Sautereau, de Bernard Demigny, de Jacques Douai et d’Henri-B. Etcheverry, ainsi que le concours apprécié des chœurs habilement exercés par Albert Locatelli. On ne sait plus où finit la création lyrique de Guillaume Apollinaire, où commence celle de Léo Ferré… »

 

Elle se projette ensuite dans l’avenir : « La date du 29 avril est une grande date. Pour la mémoire d’Apollinaire. Pour l’avenir de Léo Ferré. Pour le prestige de Monaco. Pour l’honneur d’un genre qui, à plus d’un titre, est une formule « à valoir » : l’oratorio scénique ».

 

Elle décrit enfin « une salle où les autorités et les mélomanes de la Principauté prenaient conscience qu’un jeune homme qu’ils avaient vu partir bravement mais quasiment sans bagage vers Paris, Paris tout à la fois extinctrice d’illusions et allumeuse de gloires, était, non seulement un nom inscrit en capitales sur les affiches et des étiquettes de disques, mais quelqu’un ».

 

Un article, à peine moins long, est publié dans Le Patriote du 3 mai 1954, sous la signature de Jean Colin. Celui-ci relève « l’accueil triomphal fait par le public de l’Opéra de Monte-Carlo à la musique de Léo Ferré, enfant du pays, que tous les mélomanes voulaient voir à la direction de l’orchestre national de Monte-Carlo en train de diriger des œuvres de sa composition ».

 

S’agissant de la symphonie, il se demande : « N’est-ce pas toute l’âme du musicien qui cherche et recherche un thème, un mouvement venu comme un trait de lumière et disparu aussitôt ? Pourtant, cet air est pour beaucoup le chant qui doit retracer toutes les joies de la vie. Il est simple, naïf peut-être, mais il est ce que l’on ressent, ce que l’on aime… Et pour bien marquer la lutte, c’est un appel militaire qui s’obstine à détruire ce qui est « le fait » normal. Mais les quelques notes de joie, de poésie, s’élèveront bien claires et bien nettes, reprises par tout l’orchestre tandis que le thème s’éloigne à nouveau… Que de richesses dans ces expressions musicales où se révèle tout le coloris de l’inspiration, sans altération aucune ».

 

Jean Colin, un peu plus loin, trouve qu’« à certains moments l’expression est fascinante. À d’autres, c’est de la musique pure. II y a également des « échappées » qui semblent s’envoler plus haut que nous-mêmes. Mais le tout se reprend, s’enchaîne, « colle » à la scène où se chante et se mime le poème ».

 

En fin d’article, le journaliste, évoquant le compositeur, note : « Qu’il sache que sa musique, satirique ou sentimentale, ou bien dramatique, ne reste pas en chemin entre l’orchestre et le public. Il est des résonnances qui ne plaisent pas à tout le monde, qui ne correspondent pas au « canon » que suivent certains, mais auxquelles on ne peut nier la force de la vérité ».

 

La presse nationale n’est pas en reste, puisque France-Soir du 3 mai 1954 titre : « Léo Ferré, le compositeur tourmenté des « boîtes d’avant-garde » a dirigé en habit à Monaco un oratorio scénique de sa composition ».

 

L’article n’est pas signé, il provient vraisemblablement d’un envoyé spécial ou d’un correspondant local et a été dicté par téléphone à la rédaction parisienne. On lit : « Le hasard veut que ce soit parmi les siens que ce compositeur de chansons populaires ait créé hier soir son premier ouvrage lyrique ».

 

L’auteur indique : « La musique de Léo Ferré rappelle par son étrangeté et sa puissance celle de ses chansons. L’orchestration est la preuve d’une sûre technique. Cela n’est pas pour étonner, ses maîtres s’appelaient Raynaldo Hahn et Marc-César Scotto ».

 

Une indication de projet non réalisé est donnée : « La Chanson du mal-aimé sera probablement représentée l’hiver prochain à Paris. Des pourparlers sont en cours avec le théâtre des Champs-Élysées ». Il n’en sera rien, on le sait.

 

La presse régionale du Nord raconte à son tour cette soirée. « Léo Ferré a été prophète en son pays », titre Nord-France, dans sa livraison du 14 au 20 mai 1954. L’article est sous-titré : « Les musiciens de Monte-Carlo ont tourné une page de Léo Ferré ». Ce sont trois grands feuillets, très illustrés, signés Roger Coulbois, avec cette mention : « Rewriting de François Brigneau ». Est-ce un homonyme ou s’agit-il bien de Brigneau qui officiera plus tard dans le journal d’extrême-droite Minute ? Le ton un peu ironique, quelques allusions, permettent de le penser.

 

Ce texte ne rend pas compte, à proprement parler, de la soirée monégasque, il retrace plutôt la vie de Ferré et la genèse de la mise en musique du Mal-aimé. Il apporte toutefois une précision. Revenant sur la question des professeurs de musique qu’aurait eu Ferré, Coulbois écrit : « Il n’en eut jamais, bien que certains journaux en aient fait l’élève de Reynaldo Hahn et de Marc-César Scotto ». C’était donc bien une invention journalistique.

 

Il y eut certainement d’autres articles, mais mes archives s’arrêtent à ces quatre-là en ce qui concerne la réception de cette soirée monégasque. On observe que le thème de la Symphonie interrompue, qui est justement un « thème perdu », a intéressé et touché les chroniqueurs d’une façon plutôt directe, personnelle. On remarque également que les difficultés du poème d’Apollinaire ne paraissent pas les avoir rebutés.

 

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Henri-B. Etcheverry (le double), Bernard Demigny (le mal-aimé), Jacques Douai (l’ange) dans La Chanson du mal-aimé, le 29 avril 1954 (photo : Jacques Blot et Jean-Paul Chevalier)

samedi, 12 mai 2007

La préparation du spectacle de 1954 à l’Opéra de Monte-Carlo

On a beaucoup raconté la création de La Chanson du mal-aimé, oratorio lyrique que Ferré composa, de 1952 à 1953, sur le poème d’Apollinaire. Pour mémoire, on sait que le jeudi 17 décembre 1953, le guitariste Barthélémy Rosso (à la fin des années 40, il avait un quartet de jazz, à Monaco, dont le batteur était le Prince Rainier) entraîne Rainier au cabaret l’Arlequin pour lui faire écouter Ferré. Celui-ci, après son tour de chant, encouragé par sa femme, vient le saluer et lui parle de La Chanson du mal-aimé qu’il vient d’achever. Le Prince demande à Ferré de venir le voir à son hôtel le lendemain. Le vendredi 18, chez lui, il désire écouter l’œuvre, mais il faut un piano. Le Prince se déplace lui-même, l’après-midi, boulevard Pershing, où Léo Ferré a demandé à Jacques Douai de venir chanter la partie de l’ange. Rainier met à sa disposition, pour un soir, l’opéra de Monte-Carlo et l’orchestre. Il lui demande d’écrire une œuvre en complément de programme. Ce sera la Symphonie interrompue. Ferré dirigera lui-même. On ne reviendra pas ici sur tout cela ; on explorera plutôt de quelle manière le spectacle fut organisé, ce qui n’a jamais été dit. Comme on l’imagine, une telle soirée de musique ne s’improvise pas.

Le lundi 1er février, Ferré écrit à M. Zwerner à Monte-Carlo et lui envoie la réduction pour piano et les parties des choristes de La Chanson du mal-aimé, demandant que soit tiré le matériel nécessaire aux chœurs et insistant sur la nécessité de disposer de l’effectif complet. Il écrit aussi à Albert Locatelli, chef des chœurs. Il écrit enfin à M. Pez, directeur général. Le mercredi 21 avril, il écrit à Monte-Carlo à un destinataire non identifié au sujet des répétitions du proche spectacle et détaille la nomenclature des instruments nécessaires pour la Symphonie interrompue, qui exige davantage d’exécutants que La Chanson du mal-aimé : trois grandes flûtes (et piccolo) ; trois hautbois (et cor anglais) ; une petite clarinette mi bémol ; deux clarinettes si bémol ; une clarinette basse ; trois bassons (et contre-basson) ; quatre cors ; trois trompettes ; trois trombones ; un tuba ; une harpe ; percussions ; piano ; cordes. Il arrive à Monaco le vendredi 23 au matin. Le samedi 24 à 9 h, a lieu un service de répétition de la Symphonie interrompue. Lundi 26 au matin, Madeleine a rendez-vous avec les électriciens (on ne disait pas encore « éclairagistes »). Le jeudi 29 à 9 h, nouvelle répétition de la Symphonie interrompue.

À l’Opéra de Monte-Carlo, salle Garnier, le jeudi 29 avril à 21 h, pour le second anniversaire de son mariage avec Madeleine, sous le haut-patronage de Son Altesse Sérénissime le prince Rainier III, a lieu le concert où ses propres œuvres sont jouées par l’orchestre national et les chœurs de l’Opéra et dirigées par lui. Quatre-vingts exécutants, qui l’ont connu enfant ou jeune homme. Prix des places : cinq cents francs anciens (soit, en monnaie constante bien sûr, cinq francs, soit moins d’un euro). En première partie, la Symphonie interrompue (sous-titrée À la recherche d’un thème perdu), le cor anglais étant Jean Abrial. À l’entracte, le compositeur est reçu dans la loge princière. Rainier lui remet une plaquette en vermeil et un prix. Seconde partie : La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire (oratorio scénique pour soli, chœurs et orchestre), réalisation dramatique de Madeleine, maquette d’Hervé Morvan, avec : Nadine Sautereau, la femme, Bernard Demigny, le mal-aimé, Jacques Douai, l’ange, Henri Etcheverry, le double. Les costumes sont de Pierre Balmain, le chef des chœurs est, on l’a dit, Albert Locatelli. Le programme distribué dans la salle comprend deux textes non signés : l’argument de la symphonie et celui de l’oratorio scénique. Il y a dix rappels. Ferré porte un smoking à qui il écrira un peu plus tard une Lettre non postée, intitulée À mon habit. Il dédicace le programme à ses parents : « Pour mon Papa et ma Maman. Trop heureux de leur avoir fait une grande joie. Léotin Ier ». Cette soirée est enregistrée par Radio Monte-Carlo. Elle ne paraîtra au disque qu’en 2006 chez La Mémoire et la mer (longtemps, on a cru que la bande avait été détruite).

Le lundi 3 mai, le spectacle enregistré est donné à Radio-Monte-Carlo. Le jeudi 6, la direction artistique de l’Opéra adresse à Ferré, à Paris, les matériels d’orchestre et des chœurs de ses deux œuvres. L’envoi est effectué avec une valeur déclarée d’un million d’anciens francs. Le mercredi 19, la direction artistique de l’Opéra de Monte-Carlo lui écrit au sujet du paiement du copiste Regeard et du cachet supplémentaire accordé à Nadine Sautereau pour sa participation à la Symphonie interrompue. Le mardi 7 juin, il répond à ces demandes et remercie pour le don qui lui a été fait du matériel d’orchestre. Il dit avoir demandé au copiste d’envoyer sa facture qu’il annonce comme étant de vingt-cinq mille cinq cents anciens francs. Il rappelle l’accord selon lequel le cachet supplémentaire de Nadine Sautereau serait de dix mille francs anciens. Le mardi 13 juillet, M. Pez lui écrit de Monte-Carlo pour lui préciser que le matériel d’orchestre et des chœurs lui est laissé en propriété et qu’il pourra l’utiliser à sa convenance, mais non le céder à un éditeur. Il est stipulé que, si les deux morceaux devaient être rejoués à Monte-Carlo, le même matériel serait mis à disposition des organisateurs sans contrepartie.

Une autre note examinera la réception qui fut celle, dans la presse, de ces deux pièces de musique.

 

Remerciements : Catherine Aygalinc.

jeudi, 10 mai 2007

Six mois de paroles

medium_Untitled-1.18.jpgCe blog compte à présent six mois d’existence. À titre indicatif, la moyenne des visites mensuelles s’établit ainsi : 52 en novembre, 41 en décembre, 45 en janvier, 59 en février, 67 en mars, 57 en avril. Pour le moment, 59 au mois de mai.

Merci aux lecteurs, commentateurs et « invités du taulier ».

Amicalement.

 

(Photo Ouest-France, vers 1966)

mardi, 08 mai 2007

Ferré-sur-Seine

Ferré poète de la ville, Ferré urbain, Ferré de Paris… Cette veine existe incontestablement, bien que Ferré ne soit pas urbain par choix. Au début de son mariage avec Odette, il vit à Beausoleil (Alpes-Maritimes), au lieu-dit Grima, dans une ferme. Dès qu’il le pourra, il achètera des repaires bâtis dans la nature. Avec les droits de Paris-Canaille, il acquiert la Maison bleue (ou Mon p’tit voyou, selon les sources) à Notre-Dame-des-Puys, près Nonancourt (Eure-et-Loir). Puis, réunissant ses économies et vendant des chansons à un éditeur de musique, l’îlot Du Guesclin, attribué à Vauban, entre Saint-Malo et Cancale, sur la commune de Saint-Coulomb (Ille-et-Vilaine). Puis, quittant Paris pour que Pépée ait plus de place, le château de Perdrigal, près Gourdon, sur la commune de Saint-Clair (Lot). Enfin, il s’installera dans la campagne toscane, entre Sienne et Florence, à Castellina-in-Chianti. Toujours loin des villes.

Cependant, Ferré de Paris est incontestable. Sa veine urbaine comprend (bien entendu, on ne dresse pas ici une liste, on cite uniquement quelques titres pour mémoire) Paris (qui deviendra L’Europe s’ennuyait), Les Amants de Paris, Paris-Canaille, Paname, Paris-Spleen, Quartier latin, Paris, c’est une idée, Paris, je ne t’aime plus. On remarque d’ailleurs la progression dans le désenchantement, du chant de la capitale libérée par la population lorsqu’approchent les armées alliées au désamour post-soixante-huitard (avec un espoir à la fin, toutefois), en passant par une célébration sur le mode familier, le spleen de souvenirs personnels, la jeunesse enfuie, puis la réduction de la ville à une simple idée pour mieux l’appréhender et, certainement, tenter de l’aimer encore. Cette même inspiration comprend aussi La Rue, Vise la réclame, Les Copains d’la neuille, La Nuit (la chanson), des souvenirs disséminés dans Et… basta ! et de nombreux autres textes. À la ville, se joignent ses manifestations, ses allures, ses dehors, ses affiches, ses personnages, ses cafés, ses lumières. Ferré évoque cent fois la nuit dans son œuvre et cette vie nocturne (qui n’a pas nécessairement l’allure de fêtards en goguette) ne peut évidemment être qu’urbaine.

Si, au lieu d’habiter Paris durant quelques années, il avait vécu ailleurs, aurait-il chanté Paris ? Probablement, puisque Paris est un passage obligé pour un auteur de chansons. C’eût été un choix délibéré, un thème exploré. D’ailleurs, Les Amants de Paris furent d’abord de Lyon, lorsqu’à la Toussaint 1944, se dirigeant vers la capitale en compagnie d’Odette, il s’arrête quelques jours dans cette ville. Ce n’est que plus tard, reprenant la chanson avec Eddy Marnay, qu’il fera de ses amants ceux de Paris, que chantera Piaf en 1948. Quant au Flamenco de Paris, il n’est de Paris que symboliquement, afin de dire la solidarité des républicains français avec leurs amis espagnols exilés. Il aurait pu être de Toulouse ou de n'importe quelle ville du sud-ouest où les espagnols, fuyant Franco, s’étaient réfugiés. Dans Les Forains, Paris-sur-Seine est tout juste un décor. Pour le reste, Aubervilliers (Monsieur Tout-Blanc), la banlieue d’Aubervilliers ou celle des Lilas (Cloches de Notre-Dame), Auteuil (Les Rupins) restent des allégories, des signes.

En dehors, donc, d’un passage forcé par les modes musicales et l’habitude culturelle, le Paris de Ferré correspond à celui de sa jeunesse estudiantine et de son apprentissage, puis à celui de ses années difficiles. Indépendamment de cette optique très affective, il n’apprécie pas outre mesure le contexte urbain. L’Inconnue de Londres est une silhouette et la ville de Londres proprement dite n’est pas l’essentiel de la chanson. Les Noces de Londres, c’est une œuvre ramenée d’Angleterre (ou écrite peu après) mais ces Noces sont de Londres comme les Amants étaient de Paris, par circonstance.

Ferré a certes chanté d’autres villes que Paris mais on observe que ce sont surtout des ports (Marseille, Ostende, Rotterdam), sans oublier quelques évocations de cités espagnoles comme Madrid ou Barcelone. Or, les villes d’Espagne, dans son œuvre, sont surtout des symboles, davantage que des chants dédiés. Les ports, eux, ne sont pas entièrement des villes, ils ouvrent vers l’infini maritime et le rêve, le départ. De l’eau perle à leurs cils.

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samedi, 05 mai 2007

Aimez-vous Prévert ?

Ferré n’a jamais mis en musique des poèmes de Prévert. On peut se demander pourquoi. Prévert est très certainement, avec Mac Orlan et Aragon, l’auteur qui fut le plus chanté de son vivant comme aujourd’hui.

Dans la chanson de Léo Ferré, Vitrines, on entend : « Les vedettes à faits-divers / Paroles de Jacques Prévert ». Ce passage deviendra plus tard : « Les vedettes à nez refait / Paroles de Léo Ferré ». La première version n’est pas plus péjorative que la seconde, ni Prévert ni Gréco ne sont visés, en tout cas pas méchamment.

Apparemment, cela fut mal reçu à l’époque et l’on dut s’émouvoir, en entendant Vitrines, de ce que Ferré parût attaquer Prévert, semblant affirmer que ses textes ne valaient pas plus que des faits-divers. En tout cas, il y eut sûrement une rumeur dont Ferré dut craindre qu’elle ne parvînt aux oreilles de Prévert, suffisamment en tout cas pour qu’il lui écrive une carte postale, dont le texte vient d’être rendu public dans un album consacré à l’auteur des Feuilles mortes. Le 17 mars 1959, Ferré note :

« Cher Jacques Prévert,

Il paraît que je ne vous aime pas… Ce mot, s’il vous plaît, pour vous dire que je vous admire et vous respecte depuis longtemps… que les mauvaises langues sont décidément bien mauvaises… et qu’enfin je serais [sic] rempli de joie le jour où vous voudrez bien me faire l’honneur de partager notre pitance, quand vous plaira, en famille, avec les chiens, et tout. Bien à vous. Léo Ferré » [1].

J’ignore si Prévert vint finalement déjeuner ou dîner boulevard Pershing. Il reste que Ferré s’était ému d’une éventuelle mauvaise interprétation de son texte. Car si, objectivement, rien ne permet d’affirmer que cette carte postale est liée à Vitrines, c’est tout de même plus que vraisemblable.

Il existe par ailleurs un poème de Prévert, Chanson dans le sang (du recueil Paroles, Gallimard, 1949), poème dont il n’est pas inutile de citer un extrait. Je ne crois pas que cela ait été relevé jusqu’à présent. Voici ce passage : « Elle tourne la terre / elle tourne avec ses arbres… ses jardins… ses maisons… / elle tourne avec ses grandes flaques de sang / et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent… / Elle elle s’en fout / la terre / elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler / elle s’en fout / elle tourne / elle n’arrête pas de tourner (…) la terre tourne la terre n’arrête pas de tourner (…) comme la terre / comme la terre qui tourne / avec son lait… avec ses vaches… / avec ses vivants… avec ses morts… / la terre qui tourne avec ses arbres… ses vivants… ses maisons… / la terre qui tourne avec les mariages… / les enterrements… / les coquillages… / les régiments… / la terre qui tourne et qui tourne / avec ses grands ruisseaux de sang ».

La similitude d’inspiration, et presque d’écriture, avec Elle tourne, la terre est frappante. Cette chanson date justement de 1949, date à laquelle Ferré en donna le copyright au Chant du Monde. Avait-il déjà lu Paroles, volume qui connut un succès considérable ? Ou bien était-ce l’air du temps, cet air du temps qui fait que les idées tournent, comme la terre, dans la rue ? On remarque en outre que Mouloudji a interprété Chanson dans le sang et Elle tourne, la terre.

Pour terminer, cette affirmation de Léo Ferré signe encore son admiration : « On ne dira jamais assez l’importance de Jacques pour des gens comme nous » [2].

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[1]. Cité in Carole Aurouet, Prévert, portrait d’une vie, Ramsay, 2007.

[2]. Cité in Michel Lancelot, Campus, Albin Michel, 1971.

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