mardi, 26 juin 2007
Contester Ferré
The Owl me pose une série de questions sur la contestation de Léo Ferré. Au cours de notre discussion, je lui réponds que, contrairement à ce que j’avais cru dans les premières années 70, les critiques avaient commencé longtemps auparavant. Elles étaient faites, surtout, par des journalistes. J’écris : « Or, les années passant, je découvre, dans la presse, des traces écrites d’une contestation équivalente... depuis 1962. C’est-à-dire : équivalente dans l’esprit (évidemment, il n’est pas attaqué dans la rue à ce moment-là). Mais déjà, on lui reproche, en gros, de gagner de l’argent alors qu’il se dit anarchiste. Cela commence finalement dès le lendemain du succès de l’Alhambra en 1961. Cela continuera, doucement mais réellement, jusqu’à la contestation « politique » des jeunes gens, plus tard. En 1966 (émission « La Vie de château », Panorama, qu’on peut voir à l’INA), on le pique un peu, dès le début, sur son château, ses « toiles de maître » supposées. Il est obligé de répondre que ce ne sont pas des toiles de maître et de s’emporter un peu. Et puis, d’archives en archives, je découvre qu’on lui faisait des reproches, déjà, en 1954 ! Au lendemain du spectacle de Monaco en présence de Rainier, on écrit ironiquement « l’ex-dynamitero pour cabarets d’avant-garde devenu musicien de cour » (je cite de mémoire) et autres gracieusetés. En résumé, donc, ce reproche d’une inadéquation supposée entre ses idées et son mode de vie lui a toujours été fait, dès qu’il a connu un peu de succès. Après 1968 – en gros, à partir de 1971 – ce sera bien plus violent, au point qu’il devra tenter de s’expliquer au micro de Campus (Europe 1) pour calmer le jeu, ce qui ne servira pas à grand-chose, d’ailleurs. Je crois qu’il a eu très peur de se faire descendre en scène, carrément. Il l’a dit plusieurs fois. Jusqu’en 1975 au moins, cela continuera. Puis ça se tassera mais, en 1979 encore, il y aura quelques problèmes ».
The Owl me demande alors de recenser tous les incidents survenus. Ce n’est pas possible : je ne les connais pas tous et une liste incomplète ne signifierait pas grand-chose. De plus, un chahut dans la salle et des coups de poing dans la rue, ce n’est pas la même chose.
The Owl pose aussi deux questions intéressantes :
Pourquoi à votre avis la critique se déplace-t-elle des journalistes au public ?
Il est très difficile de répondre à cette question d’une manière simple. Il faut prendre en compte l’évolution de la société, et l’arrivée de 1968. Avant cette date, la société de consommation est quelque chose de très stable. Il y a le plein-emploi : on n’hésite pas à changer de travail pour gagner un franc de l’heure de plus ; le chômage dure une semaine au maximum. On change de réfrigérateur tous les ans et de voiture tous les deux ans. Je simplifie, certes, mais ne caricature pas du tout. Cette société stable, on la croit éternelle : mieux, on croit que la société, c’est ça. Mais pour les jeunes de vingt ans, changer de réfrigérateur n’est pas un but en soi. À cette époque, la presse est le porte-parole essentiel. Radio et télévision d’État sont aux mains du pouvoir. Les radios dites « périphériques » (Europe 1 et RTL) sont un peu plus libres, mais soumises à des impératifs publicitaires. Il n’y a pas d’internet, bien évidemment, et fort peu de téléphones fixes. Le courrier et la presse sont donc les vecteurs essentiels de tout échange. C’est la presse qui se fait l’écho des tendances de la société, c’est par elle que la société s’informe. Si remarque sur Ferré il y a, c’est dans la presse qu’elle s’exprime. Les journalistes ont toujours eu beaucoup de pouvoir et, dans ces années, ils portent toute forme de débat. Ce qui nous amène à la question suivante de The Owl.
Pourquoi cela commence-t-il précisément en 1971 ?
Je ne garantis pas l’exactitude de l’année. Ce fut peut-être tout à fait à la fin de 1970, mais certainement pas avant. Je table sur 1971, en tout cas. Pourquoi ? À cause de l’affaire de L’Idiot international qui, dans son numéro 15 daté mars-avril 1971, appelle à recevoir Ferré, partout, « à coups de pavés dans la gueule ». Cela déclenchera une vague de violence qui durera plusieurs années. Que s’est-il produit ? 1968 a changé la société. Pas seulement en France, mais dans toute l’Europe et aux États-Unis (voir Daniel Cohn-Bendit, Nous l’avons tant aimée, la Révolution, Barrault, 1986). Les jeunes ont pris la parole et la rue avec. La société a changé du tout au tout. Tout est devenu politique (on disait d’ailleurs : « Tout est politique »). La moindre analyse du moindre fait social se fonde sur une dialectique marxiste, léniniste, maoïste, trotskyste, anarchiste, avec un doigt de Marcuse et une bonne louche de surréalisme. Pour être honnête, c’est très difficile à vivre et pourtant, rétrospectivement, cela paraît formidable : il y a bouillonnement incessant des idées… et mise en cause permanente de tout et de tous. Le comportement de chacun est en permanence questionné par autrui et chacun se doit, par ailleurs, de se remettre en question régulièrement. L’argent est honteux. Le féminisme, qui existe déjà, ne tardera pas à devenir très virulent, ce qui achèvera de déstabiliser les « vieux » (comprendre : plus de trente ans). Adoncques, les jeunes s’arrogent le droit de juger et de demander des comptes. Il faut impérativement avoir les cheveux longs, être barbu si possible, participer aux manifestations (plusieurs par mois) et se justifier si l’on n’y va pas : « Qu’est-ce que c’est pour toi, l’anarchie ? C’est les disques ? » (dialogue authentique). C’est un temps difficile à comprendre à présent : on fume librement et partout (des gauloises, autrement gare, il faudra rendre des comptes), on roule en voiture sans limitation de vitesse, sans ceinture, sans appuie-tête, sans contrôle d’alcoolémie (je ne dis pas que c’était intelligent, je dis que c’était ainsi), on fait l’amour sans précaution aucune (pas de sida, naturellement, peu de maladies vénériennes et arrivée de la pilule). On vit en communauté (pas longtemps). Il y a le mythe du retour à la terre, que beaucoup tenteront et dans lequel peu demeureront. Tout est libre : la vitesse et l’amour. Et les amours meurent en vitesse, aussi…
Le racisme anti-jeunes s’installe. Sous Pompidou, Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, est persuadé qu’il existe un complot anti-France, dirigé de l’étranger. La répression augmente dans les manifestations interdites, qui ont lieu quand même. Le fait d’être jeune peut suffire à être arrêté et je ne sais plus où j’ai lu ce témoignage de quelqu’un qui avait été interpellé parce qu’il marchait dans la rue avec Charlie-Hebdo sous le bras. Les CRS lui avaient pris son journal et l’avaient déchiré.
Et, donc, ces jeunes-là demandent des comptes à Léo Ferré. Beaucoup l’ont découvert en 1969 seulement et ignorent tout de son histoire antérieure. En janvier et février 1969, le récital présenté à Bobino reçoit l’accueil triomphal dont deux enregistrements publics conservent la trace. La popularité de Ferré augmente chaque jour et C’est extra berce les amours de l’été. En 1970, Amour Anarchie est reçu en mai comme un très grand manifeste et, quand, en novembre, paraît le second volume, on est épaté de constater cette force crétarice considérable, dont on ne sait pas qu’elle était déjà là avant. Il faut dire qu’alors, un 45-tours est un beau cadeau, un 33-tours davantage encore, et deux 33-tours, c’est immense. C’est difficile à comprendre, maintenant qu’on achète des « intégrales » de plusieurs disques compacts. Léo Ferré commence ainsi à devenir, à son corps défendant, un gourou, un prophète. Là, se produit ce qui se produit toujours en pareil cas. Le prophète-malgré-lui est victime de sa propre image, même si celle-ci ne correspond à rien ou seulement à une image, née dans l’esprit du public. Il doit être ce qu’on croit qu’il est, autrement, c’est la guerre. Et ce fut la guerre. On lui demande alors des comptes, en permanence, sur son mode de vie qui, selon les jeunes, devrait être moindre : en ces temps où une 2 CV ou une 4 L sont seules admises, la DS est mal ressentie. Les restaurants et les hôtels confortables, plus encore. La légende de la Rolls naît à ce moment-là : elle le poursuivra toute sa vie.
Cette contestation est donc la même que celle qui s’exprimait auparavant dans la presse, elle est seulement plus radicale, plus entière, parce que faite avec la fougue de la jeunesse dans une société libérée des contraintes des années 50 et 60, une société maintenant empreinte d’histoire, d’idées, de manifestes, d’utopie totale, de poésie aussi, parfois – encore qu’une vision poétique des choses soit mal acceptée par certains gauchistes, qui l’assimilent à la bourgeoisie. La presse est de plus en plus importante, mais ce n’est plus la même. Les journaux politiques et féministes abondent, ils se démarquent de l’information bourgeoise. Léo Ferré est souvent assimilé à la bourgeoisie. Les jeunes du moment contestent même l’artiste, concept infiniment bourgeois, selon eux.
Bien sûr, certains journaux révolutionnaires, tout comme les groupuscules qui les publiaient, durèrent le temps d’une chanson. Bien sûr, ce qu’on a appelé « le choc pétrolier de 1973 » sonnera la fin de la récréation. Bien sûr, en 1976, Chirac claquera la porte de Matignon et fondera le RPR, cependant que Giscard nommera Barre au poste de Premier ministre et tout ça changera, avec le chômage qui commencera à s’installer plus que durablement. Dans les premières années 80, le sida achèvera de transformer la société, dans le moment même où les socialistes introduiront la rigueur. Plus rien ne sera pareil. Les mentalités évolueront. Un jour, un des contestataires du palais des Congrès de Marseille, un de ceux qui, en groupe, lui avaient craché dessus, ira, seul, voir Ferré chez lui et lui dira, en substance, qu’il a changé, qu’il regrette, qu’il n’avait rien compris. Le poète le fera entrer et boira avec lui un verre de vin blanc.
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mardi, 19 juin 2007
Au salon du Livre
Jeudi 19 mars 1987. Au salon du Livre de Paris, qui se tient alors au Grand-Palais, sur le stand des éditions Laffont-Seghers, Léo Ferré signe les deux volumes qui lui sont consacrés dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Françoise Travelet, à ses côtés, dédicace avec lui le n° 93-2, sous-titré « Les Années-galaxie ». La foule est considérable et, comme toujours, elle mêle plusieurs générations. On ne fait pas signer que les ouvrages en question : on a aussi apporté des disques, des cassettes, des affiches roulées, d’autres livres. On parle. Une dame évoque une connaissance lotoise commune. Comme souvent, on demande à Ferré son soutien pour diverses causes, on lui remet des textes militants (cahiers traitant de pédagogie libertaire, documents relatifs aux droits de l’homme en Algérie), on lui expose des problèmes. Il écoute tout le monde. Il y a rupture de stock, il faut attendre de nouveaux exemplaires. Sur le stand, se trouvent des employés de la maison d’édition ; l’ami Richard Marsan ; le jeune homme dont nous avons déjà parlé ici et qui, dans l’intervalle, a atteint l’âge de trente-cinq ans ; et Bernard Delvaille, alors directeur de la célèbre collection fondée par Pierre Seghers en 1944.
De l’autre côté de l’allée, se dresse le stand du Figaro où d’élégantes hôtesses reproduites à la photocopieuse attendent d’avoir quelque chose à faire. À une table, le poète Alain Bosquet signe ses ouvrages. Il n’y a pas un chat. Rien. Personne. Bosquet avait eu un jour cette phrase : « J’ai pour Georges Brassens et Léo Ferré, en particulier, une méfiance extrême. Ils empêchent les gens d’aller à la véritable poésie. Mieux vaut qu'ils se taisent ». Je ne connais pas, malheureusement, les références initiales de cette déclaration qui a été citée par Le Crapouillot (nouvelle série, n° 53, hiver 1979), ce curieux journal anti-conformiste lorsqu’il fut fondé par Galtier-Boissière dans les années 30, d’idées plutôt « avancées » comme on disait lorsque Jean-Jacques Pauvert le reprit dans les années 60, et devenu d’extrême-droite dans le giron de Minute, par la suite. Ce qui explique que Ferré, qui avait participé au numéro d’hommage de 1965, fut ensuite la cible régulière de cette publication.
La situation est donc la suivante : Ferré, qui « empêche les gens d’aller à la véritable poésie » a en face de lui une queue très importante ; Bosquet, qui est certainement, lui, un « poète véritable » selon une définition qu’il n’a jamais donnée, n’a personne.
On peut penser, a contrario, que cet état de fait donne justement raison à Bosquet. On peut aussi s’amuser à observer cela, sans en tirer de conclusions excessives. Je ne pense pas que Ferré ait vu Bosquet : il est arrivé au salon et s’est rendu directement sur le stand où il était attendu. Je ne crois pas non plus que Bosquet ait seulement su la présence de Léo Ferré ce jour-là.
Le Grand-Palais est glacial. Après une signature de deux heures, deux entretiens avec des journalistes et l’écriture d’un texte de présentation pour le catalogue d’un ami peintre (de mémoire, il doit s’agir de Dominique Baur mais je n’en suis pas absolument certain), Léo Ferré va fureter un moment, en compagnie de Marie, dans les rayons de livres et part chanter dans une salle des fêtes de banlieue.
Ferré est mort, Marsan est mort. Delvaille a été retrouvé mort en 2006, à Venise. Le jeune homme est mort dans la peau de l’homme mûr, à moins que le jeune homme soit mûr dans sa peau d’homme mort.
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vendredi, 15 juin 2007
Le site de l’INA
On a pu observer, récemment, l’ajout de nouvelles images de Léo Ferré sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Quelques conclusions s’imposent.
Le fonds initial, ainsi que les compléments qui lui avaient été apportés précédemment, proposaient deux sortes de documents. Ceux qu’on pouvait acheter (quelques brefs instants étaient proposés en visionnage afin de savoir de quoi il s’agissait) et ceux que l’on pouvait soit acheter, soit visionner gratuitement dans leur intégralité. Intégralité d’ailleurs relative puisqu’il s’agissait, le plus souvent, d’extraits saucissonnés d’une même émission. Pas toujours cependant : certaines émissions étaient intégrales. Plus exactement, il s’agissait de l’intégralité d’un sujet (par exemple, « La vie de château ») dans le cadre d’une émission plus longue (Panorama) ; mais au moins, on disposait d’un tout. Soit gratuitement sur un tout petit écran, soit en payant et en passant alors au plein écran. Je n’évoque pas ici les ennuis techniques qu’a longtemps connus le téléchargement. Cela, aujourd’hui, est rétabli.
L’ajout récent ne comporte, lui, que des extraits payants (avec, comme toujours, l’offre d’un bref visionnage d’information) et l’on s’aperçoit qu’il s’agit exclusivement de chansons interprétées dans telle ou telle émission de télévision, ces chansons étant totalement coupées de leur contexte et, par conséquent, incompréhensibles – j’entends par là : inutilisables « historiquement » et quant à la signification de leur présence dans l’émission. Pis : si les références de l’émission sont heureusement données, ce qui est bien le moins, on s’aperçoit que la courte fiche descriptive systématiquement fournie avec le document, fiche qui, à l’ouverture du site, était aussi détaillée que possible compte tenu du bref espace dont elle disposait, est aujourd’hui réduite à rien : « Léo Ferré interprète telle chanson ». On achète donc une chanson filmée, point final. Qu’y avait-il avant ? Après ? Quel était le genre de cette émission ? La chanson a-t-elle été présentée par Ferré et si oui, comment ? Y a-t-il eu un entretien avec l’artiste ? On a délibérément abandonné la contextualisation artistique et historique au profit de l’événement ponctuel, factuel, qui saura peut-être satisfaire les fanatiques mais ne correspond à rien intellectuellement parlant.
En résumé, deux choix ont été faits : abandon de la contextualisation et des descriptions ; paiement systématique. Autrement dit, choix du commerce contre la documentation et la recherche. Ce n’est certainement pas étonnant. Je précise que le principe du paiement ne me dérange pas a priori, mais je ne veux pas être simplement un cochon de payant, comme on dit. Il nous appartient d’utiliser à l’avenir le site de l’INA en tenant compte de cela et en n’achetant pas n’importe quoi. Par ailleurs, on aura également vu que le critère de classement des documents est, par défaut, celui de la pertinence (on peut le modifier et le remplacer par celui de la date de l’émission ou celui de sa durée). Rien n’a été fait pour signaler visuellement les ajouts. Dans tous les cas, il faut partir à la recherche des nouveautés, c’est-à-dire avoir en tête la totalité du catalogue précédent, ce qui, déjà, devient hypothétique, alors qu’on ne propose à ce jour que cent-dix documents. On a privilégié le ludique, le spectacle, et oublié l’intérêt archivistique, pourtant évidemment primordial.
Je ne parle ici que de Léo Ferré mais, bien entendu, les derniers ajouts concernant d’autres artistes ont subi le même sort.
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samedi, 09 juin 2007
La chose rurale dans l’œuvre de Ferré
Comment se traduit la vie rurale dans l’œuvre de Léo Ferré qui, près de Beausoleil, dans le Lot comme en Italie, a passé à la campagne une part fort importante de sa vie ? On sait que la chanson C’est le printemps lui a été tout simplement inspirée par la vision d’un agriculteur travaillant dans un champ, un jour, en Quercy. Mais encore ?
J’ai choisi deux textes qui ne sont pas des chansons, mais ont été, en leur temps, publiés dans La Rue, sous-titrée « revue littéraire et culturelle d’expression anarchiste », que publiait autrefois le groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste. Il s’agit de Perdrigal et du Chemin d’enfer. La poésie Perdrigal a été ensuite proposée dans le recueil Testament phonographe sous le titre Le Loup, après que des modifications eurent été apportées au texte.
Il s’agit d’une campagne « lyrisée » mais il n’y a pas lieu de s’en étonner puisque tout, chez Léo Ferré, est lyrisé : toutes les inspirations sont passées au crible du lyrisme, tout texte est susceptible, en permanence, de devenir chanson, intégralement ou par extraits, tout souci s’apparente à ceux, classiques, des poètes lyriques.
Perdrigal
Dans sa parution originale, Perdrigal est dédié « À Serge et Jannah Arnoux, mes frères du Lot ». C’est un poème de vingt-trois quatrains d’alexandrins, soit quatre-vingt douze vers.
Un premier examen permet de dresser une liste de mots faisant état de la nature : moutons, sapins, arbres, racines, forêt, chêne, automne, perdrix, grillons, oiseau, vent, nid, nature, charrues, socs, grain, serres, aigle, moutons, prés, chênes, bouleau, hêtres, paille, foin, fumier, museaux, avoine, aspic, hibou, bois, plaine.
Ces mots, cependant, ne forment pas un univers autre que celui, habituel, de l’auteur, qui commence par se mettre en scène avec les siens : « Les loups n’ont plus de dents, ils mangent des idées ; / À Perdrigal les loups commentent les nouvelles ». Il ajoute : « Il en va de l’espoir comme d’un tapis vert. / Usé, l’espoir déçu se trame une autre chaîne / Sur les brisées de ceux qui portent de la laine, / En guise de moutons les loups vont prendre l’air ». Quand il évoque la nature, Ferré continue à parler de lui, moins directement cette fois : « Les arbres sont polis quand j’y passe mon cœur, / Je me les fais copains d’une ancienne habitude, / Et mes racines se mêlant à leur étude, / Quand je deviens forêt ils deviennent malheur ». Comme souvent dans son œuvre, le départ du poème – ici, les arbres – devient prétexte à une méditation, une transformation du fait premier, du fait donné – ici, la nature – en une complainte mélancolique où pointe toujours le nez triste d’une inquiétude métaphysique. « Je suis le chêne blond d’un automne déçu », dira le poète, s’autorisant ensuite une image très ferréenne dans sa forme : « Des perdrix pour la chasse ont mis leur feu arrière », et une conclusion inattendue : « Les chansons de l’été des grillons de naguère / Grillent dans le phono vers l’Ouest descendu ».
Une évocation de la nature à proprement parler (l’automne) existe bien (« Paradis Perdrigal le jaune te va bien, / Cette couleur qui fonce à mort vers les ténèbres ») mais elle cède aussitôt la place à un souvenir de sa vie à Paris (« Je me souviens du givre et des lundis funèbres / Dans la voiture vers Boulogne avec les chiens… ») qui, chanté en six vers, n’a plus rien à voir avec une inspiration rurale. L’évocation de son inquiétude d’artiste se poursuit avant de retrouver une allusion à la nature, réelle mais immédiatement transformée par la condition humaine. Le quatrain est très beau : « La nature est sévère à qui la prend d’un coup ; / Nous sommes des charrues avec des socs de rêve, / Et quand nous essayons le grain entre ses lèvres / La nature nous rend la monnaie de nos sous ». L’auteur poursuit alors ce parallèle constant entre la nature et sa propre existence, nichée en elle : « Les moutons dans les prés rêvent d’être mangés, / Les loups à Perdrigal boivent du sang de Une ».
Un quatrain, par la suite, vient cependant chanter la nature en soi, sans évidemment être élégiaque : « Arbres aux noms perdus, Chênes faits de bouleau, / Hêtres décapités par un néant de paille, / Foin rêvant d’être acquis aux meilleures ripailles, / Fumier devenant OR sous l’arche des museaux… » C’est toutefois pour ouvrir la voie à douze vers mélancoliques qui reviennent à la condition propre de Ferré : « Perdrigal des fureurs jaunes, je te salue ! / Je t’apporte un bouquet de fidèle écriture, / Un bouquet de parole où la voix démesure / Les mots de tous les jours qui n’en finissent plus. / Il faut prier pour moi dans ton ordre païen, / Il faut me pardonner mes pas dans ton silence / Et me donner le temps pour que mon temps commence. / Pour que tout aille mieux et du Mal et du Bien… / Il faut me laisser rire au sourire du bleu, / Quand la figure du jardin me fait des signes / Et que le sort jaloux relâche ses consignes / Pour nous voir respirer ensemble, l’air heureux ».
Un peu plus loin, semble apparaître, enfin, un repos : « Je voyais une avoine avenante et de chic, / Folle, comme on le sait, dans la nuit des conquêtes, / Et des ombres frôlant ses grâces de coquette, / Saluant de mémoire un frôlement d’aspic ». On note, au passage, l’expression « de chic » qui ne doit plus dire grand-chose aux lecteurs d’aujourd’hui. On sait que l’argot évolue. « De chic » signifie (sauf erreur de ma part, car cette expression est même antérieure à moi) « au flan », « au culot », « tout à trac », « comme ça », « spontanément », « sans préparation ». Ce qui rend l’image intéressante : une avoine se faisant avoine sans être préparée à cela, cela lui suppose un sacré talent. On connaît aussi le cliché « avoine folle ». C’est celui que l’auteur s’amuse à sanctionner en écrivant : « Folle, comme on le sait ». Ce « comme on le sait » est grinçant. Mais le cliché est aussi chez Verlaine : « Tels ils marchaient dans les avoines folles / Et la nuit seule entendit leurs paroles » (Colloque sentimental). Peut-être cette nuit verlainienne est-elle celle que Ferré appelle « des conquêtes » ?
La nature, encore – mais la mélancolie avec, qui s’inscrit au bout comme un paraphe inévitable : « Je saluais les prés où se mire le Nord, / Dans le vert en allé de ses fins cardinales, / Dans la glace posée au pôle d’une eau pâle / Qu’un avenir d’hiver a durcie dans sa mort ». On salue l’allitération : « au pôle d’une eau pâle » qui elle-même contient un jeu de mots : « eau pâle-opale ».
S’il évoque ensuite les oiseaux, c’est pour lier leur chant à la musique, ce qui n’étonnera guère de sa part : « Un hibou dans les bois joue de la flûte en sol, / Des cris, comme une écharpe aux gorges des fauvettes / Lui jouent la tierce des terreurs et des boulettes… / Ô lugubres chansons des hiboux parasols ! ».
Plus loin encore, on lit : « J’entends le train passer son message de fer ». Concrètement, il s’agit tout simplement d’une allusion au trajet du Paris-Toulouse qui, après un arrêt en gare de Gourdon et un passage à niveau, passe en contrebas de Perdrigal et se fait entendre du château, pourtant bâti sur un tertre et isolé de la voie par une départementale, quelques centaines de mètres de prés et de champs et un chemin encore, au-delà duquel commence l’ascension du pech rigal. Mais au-delà de ce biographisme, on peut lire autrement ce vers, dans la mesure où il ouvre le mouvement final du poème, qui se clôt en deux quatrains : « J’entends le train passer son message de fer, / Le monde survécu dans un paquet de cendres, / Un Boeing éployé qui ne veut plus descendre, / Ô renaître de Vous et remanger la mer ! / Repasser sous le plat du fer qui plane et plie, / Être la soie perdue au bord de la blessure, / Être le feu qui rêve au froid de la brûlure, / Accaparer du Rien dans un verre d’oubli… ». Quelle mélancolie ! Et quel retour aux soucis existentiels (dans lesquels on se dispensera ici de deviner d’autres allusions biographiques car ce n’est pas notre sujet), en ne s’interdisant pas de nouvelles allitérations et des images érotiques.
On remarque que Ferré a conservé ici la ponctuation, supprimée en poésie par Apollinaire corrigeant, en 1913, les épreuves d’Alcools. Après lui, la plupart des poètes ont, sauf désir particulier d’exprimer quelque chose grâce à elle, maintenu cette suppression. Léo Ferré lui-même a abandonné la ponctuation dans ses vers, la plupart du temps en tout cas. Ici, il paraît avoir désiré la maintenir, mais pourquoi ? Ce ne sera pas le cas du Chemin d’enfer, auquel on consacrera intégralement une prochaine note, toujours dans l’esprit d’examiner la chose rurale dans l’œuvre de Ferré.
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mardi, 05 juin 2007
Bons baisers de Tahiti
Une des chansons les moins connues de Léo Ferré, une chanson dont, en tout cas, on ne parle pratiquement pas, est Tahiti. Pourtant, elle est intéressante.
Elle l’est en premier lieu, par l’opposition apparente entre Paris et Tahiti, endroit communément vécu, dans les années 50 et certainement aujourd’hui encore, comme le paradis sur terre. C’est une image d’Épinal mais, pour Ferré, ce doit être bien davantage qu’une carte postale puisqu’y traîne, exacerbé par son imaginaire, le souvenir de Gauguin dont il a souvent dit qu’il avait « inventé » le mauve. Mauve qui est pour Ferré, comme on le sait, la couleur de l’érotisme.
Un but, donc, pour le « je » de la chanson : partir pour Tahiti. En rêve, naturellement : « Moi qui n’irai jamais / À Tahiti, Tahiti / Car il faut bien des sous / Pour faire Paris-Tahiti ». Le chanteur (le narrateur, le rêveur) assume. Tahiti restera un rêve et ce n’est peut-être pas plus mal ; cela évite une déception éventuelle (et même certaine) et puis, finalement, « Je reconnaîtrai bien / Monsieur Gauguin / Et ses pinceaux de majesté / Qui venaient piquer / Un peu de mauve / Sur les quais de la Seine / Quand la Seine ressemble / À Tahiti / Comme une amie ». L’opposition entre Paris et Tahiti disparaît à la fin du texte. Est-ce de la résignation puisque, décidément, on ne part pas pour Tahiti comme ça ? De la prudence car, vraiment, l’idée qu’on s’en fait doit être plus belle que la réalité (« Si des fois j’arrivais / À Tahiti, Tahiti / Ça s’rait comme dans la rue / De Rivoli, Rivoli ») ? Ou bien, tout simplement, la raison raisonnante : « On est partout quand on est à Paris » ?
De toute manière, tout au long de la chanson, Tahiti n’a pas cessé d’être utopique. Le voyage lui-même l’était déjà (« Le jour où j’ m’en irai / À Tahiti Tahiti / Sur un bateau qui pass’ra / Par Paris par Paris ») car il y avait peu de chance, en vérité, qu’un navire passât par Paris. À partir de là, le rêve était autorisé : « Le vent me f’ra crédit » et, sur le pont du navire, à n’en pas douter, « Les goélands de majesté / Viendront piquer le pain / Dans mes mains étoilées / Et de loin me feront / Des signes d’amitié / Comm’ des baisers ».
Le futur cède vite la place au conditionnel et, avec celui-ci, le doute s’installe : « Si des fois j’arrivais / À Tahiti, Tahiti / Je saluerais bientôt / Monsieur Gerbault / Sa goélette en majesté / Viendrait traîner sa traîne / Dans le ciel mouillé / Et partout il flotterait / Des signes d’amitié / Comme des regrets ». L'aspect verbal entre en jeu : « Les goélands de majesté » deviennent « Sa goélette en majesté » mais cela demeure un simple sourire un peu musical, car le reste est moins gai : ce n’est plus le pain que des oiseaux marins viendront manger dans des mains d’étoiles, mais une traîne qui s’installe dans le ciel mouillé, promesse de désillusion sinon de déconvenue. Hélas encore, voilà que les « signes d’amitié » se muent de « baisers » en « regrets ». Le bonheur ne dure pas longtemps, même en songe.
Reste la volonté sans faille du poète, qui transmue la réalité par la force de ses mots, armes de son vouloir : « J’ mettrai la Tour Eiffel / Dans mon chapeau et d’en haut / Je confondrai les ciels / De Tahiti à Paris ». L’abandon du conditionnel et le retour au futur signent la volonté d’agir et de manier le rêve comme un moyen. On n’est pourtant pas loin, ce faisant, des velléités de L’Opéra du ciel où l’emploi du conditionnel ne signifiait pas une impuissance à agir (ou pas seulement) mais aussi une volonté farouche de parvenir un jour à son but, une façon de prendre date : « si j’avais » peut se comprendre comme « lorsque j’aurai ».
Il est enfin loisible de rattacher Tahiti à cette veine ferréenne qu’on pourrait dénommer « les voyages imaginaires » (Le Bateau espagnol qui trouve le chemin de l’Espagne… en remontant la Garonne n’est pas moins exotique ou chimérique que celui qui passe par Paris pour gagner Tahiti. L’Inconnue de Londres pourrait être d’Alger ou de Francfort. Le Flamenco de Paris pourrait résonner à Toulouse). Après tout, il nous a dit ailleurs ce qu’il pensait des gares et des ports. Et même L’Invitation au voyage ne conduit chez lui qu’à la solitude : il le montrera en croisant justement une version de La Solitude avec le poème de Baudelaire.
Tahiti sera plus tard évoqué de nouveau dans l’œuvre de Léo Ferré : « Gauguin crevait à Tahiti » (Les Temps difficiles), « Les amants de la mer s’en vont en Bretagne ou à Tahiti » (Il n’y a plus rien). Toujours l’assimilation du lieu avec Gauguin, toujours l’idée d’un rêve.
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samedi, 02 juin 2007
De la reconnaissance
Si tous les dictionnaires biographiques consacrés à la chanson comportent bien sûr une notice plus ou moins longue dévolue à Léo Ferré, on trouve aussi une notice dans (au moins) deux ouvrages consacrés à la musique et aux musiciens.
Dans le Dictionnaire illustré des musiciens français (Seghers, 1961), on peut lire : « Ferré (Léo). Né à Monaco en 1916. Auteur de chansons, dont il écrit le plus souvent texte et musique (Le Piano du pauvre, Monsieur mon passé, Paris-Canaille, Paname, Les Poètes, Jolie môme, Vingt ans, etc.), il a composé une Symphonie interrompue et un oratorio pour quatre soli, chœurs et orchestre sur La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire ainsi que deux concertos et un opéra. Il a mis en musique les poèmes de Rutebeuf, Baudelaire, Aragon : « Léo Ferré rend à la poésie un service dont on calcule encore mal la portée… » et ses chansons avec Seghers (Merde à Vauban) et J.-R. Caussimon (Comme à Ostende) sont déjà classiques. Il a publié un recueil de poèmes : Poète… vos papiers ! »
Dans l’ouvrage de Frank Onnen paru en Belgique, Encyclopédie de la musique (collection « Références », n° 6, éditions Séquoia, 1964), est écrit : « Ferré, Léo, chanteur et comp. monégasque (Monaco 24. 8. 1916). Il écrit les textes et la mus. de ses chansons. Est également l’auteur d’un oratorio et d’une Symphonie interrompue ».
Que peut-on observer à partir de là ? Tout d’abord que, chez Seghers, Ferré est reconnu comme musicien (le Dictionnaire illustré des musiciens français est un ouvrage sérieux, dans lequel Ferré figure aux côtés des plus grands compositeurs) avant de l’être comme poète puisqu’il n’entrera que l’année suivante (1962) dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », sous le numéro 93 présenté par Charles Estienne. Quand l’Encyclopédie de la musique le fait entrer à son tour dans ses pages, la reconnaissance en question franchit les frontières françaises.
Certes, c’est peu de chose, en quantité, encore que cette recension ne soit certainement pas exhaustive. Ce qu’il est peut-être intéressant de remarquer à présent, c’est ceci : Léo Ferré est reconnu comme musicien dans une période où il ne l’est pas nécessairement comme poète, en tout cas pas chez les poètes « du livre » qui tiennent la poésie chantée pour peu de chose. Puis, quand il sera plus volontiers tenu pour poète, ce sera au moment où lui voudra se tourner davantage vers la musique et là, c’est la critique musicale qui le recevra peu ou mal. Autrement dit, une reconnaissance qui paraissait être acquise a (au moins partiellement) disparu lorsque l’artiste a la possibilité de toucher de plus en plus à la musique symphonique, ce qui, personne ne l’ignore, était son rêve d’enfant.
Ce qui nous renvoie à la question posée il y a quelques mois dans ce carnet : Ferré, qu’est-ce que c’est ? et peut nous conforter dans la proposition de réponse qui avait été faite, toujours ici : un OVNI artistique.
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mercredi, 30 mai 2007
Tout en haut de l’Échelle
On a évoqué ici la figure de Gaby, le taulier de l’Arlequin et celle de Blanche, la taulière du Bar Bac. Dans Et… basta !, Léo Ferré se souvient de « Mme Lechose, taulière blonde, un peu grasse, un peu… Taulière à L’Escalier de Moïse, où il y avait de tout, du Fernand, du Ferré qui chantait au piano, avec son chien et ses grimaces, et son petit cachet... » Curieux portrait, complété un peu plus loin : « Mme Lechose, un peu blonde, un peu... Je la regardais, des fois, en chantant, juste en face de moi, qui n’en perdait pas une, de ses fiches, et le whisky tant, et le gin-fizz tant, et le citron pressé tant... Et mon citron pressé ? La mère Lechose, un peu blonde, un peu grasse, toujours à l’heure, comme les vrais artistes, ceux qui travaillent, et comme ceux qui font travailler les artistes ».
L’Escalier de Moïse, c’est le cabaret L’Échelle de Jacob, évidemment, sis 10, rue Jacob, dans le sixième arrondissement de Paris, ouvert à Noël 1948. Mme Lechose, c’est Mme Lebrun, Suzy Lebrun, venue de Caen, une figure de Saint-Germain-des-Prés sur qui l’on possède plusieurs témoignages. Elle reprendra l’endroit qui, rénové, ouvrira le 15 décembre 1950. On réserve à Odéon 53-53.
Elle était, de l’avis unanime, une personne qui commettait beaucoup de fautes de langue, d’une certaine vulgarité, d’une avarice remarquable et… d’un sens artistique très juste.
Gilles Schlesser raconte : « Reine du pataquès, elle possède son propre langage, truffé de dérapages métaphoriques tout à fait réjouissants du type "nous sommes partis en fournée" (en tournée), le métier va "de charade en syllabe", "j’ai engagé les Guaranistes" (Les Guaranis, qui jouent de la guitare), "la petite avait un de ces craks" (trac), "le triptyque (strip-tease) va nous tuer", etc. Son défaut de langage s’accompagne d’un autre défaut : une extrême avarice, malgré sa fortune. Lorsque Cora Vaucaire commence à être connue, Suzy Lebrun lui propose de baisser son cachet, en lui faisant remarquer qu’elle va gagner de l’argent, que c’est tout à fait normal. Pour Brel ou René-Louis Lafforgue, pas de problème pour une augmentation, à condition qu’elle soit compensée par une diminution : "Une fois, Lafforgue, Brel et moi [François Deguelt], nous avions demandé une augmentation. Nous touchions 1200 francs, et nous voulions 1500 francs. Suzy, qui donnait 7 500 francs à Léo Ferré, nous a dit d’accord, mais à condition que Ferré baisse son cachet en conséquence. Léo était furieux après nous". Pierre Louki se souvient de son passage à L’Échelle de Jacob : "Elle avait vraiment un défaut de porte-monnaie. Un jour, un jeudi, je lui ai demandé si je pouvais être augmenté. Elle m’a répondu : "Mais Pierre, il fallait me le demander plus tôt". À la fin de la semaine, elle m’a donné mon enveloppe et m’a dit : "Comme vous ne m’avez parlé que jeudi, je vous ai mis mardi et mercredi à l’ancien tarif, et jeudi, vendredi et samedi, avec l’augmentation". L’augmentation, c’était bien sûr quelques francs. Et elle a conclu en me disant que notre collaboration était terminée" » [1].
Marie-Paule Belle se souvient : « Je suis aussi allée chanter à l’Échelle de Jacob, un cabaret en vogue à l’époque. La patronne, Mme Suzy Lebrun, était très économe. Elle nous donnait notre cachet dans une enveloppe qu’il fallait vider et lui rendre, pour qu’elle puisse l’utiliser pour le cachet suivant. Elle parlait bizarrement, disait "estrapontin" ». Et Françoise Mallet-Joris ajoute : « Mme Lebrun avait demandé à Jacques, mon ex-mari, de repeindre son enseigne. Ce qu’il avait fait. Après quoi, elle lui avait dit : "Je ne vous paie pas, mais vous aurez toujours votre verre de whisky ici à mes frais". Il est venu quatre, cinq fois. Il y avait de plus en plus d’eau dans son whisky ». [2]
Sur le plan artistique, cependant, elle « sent » sa programmation, son choix est sûr et elle engage Jacques Douai, Jacqueline Villon, Raymond Devos, Cora Vaucaire. Elle dit pouvoir se passer des journalistes et les met à la porte. Léo Ferré chante chez elle en mars 1953, tous les jours sauf le dimanche, à partir de 22 h 30.
Suzy Lebrun est ainsi évoquée par Ferré, qui commença à chanter en 1946 et par Marie-Paule Belle, qui naquit cette même année. Trente ans les séparent et Suzy Lebrun les fait se rejoindre dans un passé artistique commun, celui d’un cabaret parisien.
Aujourd’hui, L’Échelle de Jacob est un bar à cocktails.
(Photo X,
fonds de la Bibliothèque historique de la ville de Paris,
fin des années 60)
________________________
[1]. Gilles Schlesser, Le cabaret « rive gauche », 1946-1974, L’Archipel, 2006.
[2]. Françoise Mallet-Joris, Marie-Paule Belle, collection « Poésie et chansons », n° 57, Seghers, 1987.
Ajout du 22 juin 2011 : cet article a été cité (à l'exception des première et dernière phrases) sur le site de L’Échelle de Jacob, dans la rubrique « Revue de presse ».
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lundi, 28 mai 2007
La presse et la mort
À l’annonce de la disparition de Léo Ferré en 1993, une importante presse quotidienne puis hebdomadaire, mensuelle et trimestrielle, en France et à l’étranger, va paraître. Voici une revue des titres, à titre d’information. Est-il utile de préciser qu’elle n’est pas exhaustive ?
Dans les quotidiens du samedi 17 juillet : « Ferré, l’anarchiste poète est mort... un 14 juillet » (France-Soir), « Avec le temps, Léo... » (L’Humanité), « Léo Ferré : la mort d’un révolté » (La Marseillaise), « Ferré est mort » (Var-Matin), « Ferré : la mort en Toscane » (Nice-Matin), « Le vent a emporté le musicien des poètes » (France-Soir), « Léo Ferré est mort » (Le Provençal), « L’anar s’est tu, Léo Ferré est mort » (La Montagne), « Léo Ferré : la mort du poète "anar" » (Le Méridional), « Y en avait un sur cent » (Le Soir de Marseille).
Dans les quotidiens datés samedi 17-dimanche 18 : « Léo Ferré est mort » (Le Figaro-L’Aurore), « Avec Léo, va, tout s’en va » (Libération), « Léo Ferré tire sa révérence un 14 juillet ! » (Le Parisien), « Léo Ferré, "l’anar", est mort » (Ouest-France).
Dans les quotidiens datés du dimanche 18 : « Ferré l’anarchiste repose à Monaco » (La Marseillaise), « Avec le temps, Léo s’en va » (Le Journal du dimanche), « O fin de um velho rebelde » (Diário de noticias), « Léo Ferré repose à Monaco » (Le Méridional-dimanche), « Le "prince des anars" repose à Monaco » (Le Provençal-dimanche), « La canción francesa llora la muerte de Léo Ferré, una de sus voces más emblemáticas » (La Vanguardia), « Je t’aimais bien, tu sais... » (Le Bien public dimanche).
Dans les quotidiens datés dimanche 18-lundi 19 : « Léo Ferré, la révérence du poète anar » (La Croix), « Thank you, Ferré » (Le Quotidien de Paris), « L’anar chantant » (Le Monde), « Addio Ferré, poeta anarchico » (La Reppublica).
Dans les quotidiens datés du lundi 19 : « Léo Ferré, l’âme dans les étoiles » (Le Figaro), « Adieux à Léo » (Le Parisien), « Ferré, le caillou noir dans la mémoire française » (L’Humanité), « La vie Ferré » (Libération), « Léo, les mots du souvenir » (France-Soir), « Une graine d’anar s’est envolée » (Journal de Genève-Gazette de Lausanne), « Avec le temps, va, tout s’en va : même Léo Ferré est mort » (Le Soir de Bruxelles).
Dans les hebdomadaires datés du mercredi 21 : « Léo Ferré : ni Dieu, ni pompes, ni funèbres » (Charlie-Hebdo), « Là-haut Ferré (Le Canard enchaîné) ».
Dans les hebdomadaires datés 21 au 27 : « Léo Ferré : il est mort dans les bras de Marie, son seul amour » (Ici-Paris), « Merci Léo » (Globe-Hebdo).
Dans les hebdomadaires datés du jeudi 22 : « L’île Ferré a rompu ses amarres » (Rouge).
Dans les hebdomadaires datés du jeudi 22 au mercredi 28 : « La solitude » (Révolution), « À Ferré, la mort dans l’âme » (L’Express), « Léo the last » (VSD), « Léo Ferré, le dernier des grands » (La Vie), « Même les plus chouettes souvenirs... » (L’Humanité-dimanche), « Léo, et le reste » (Politis, l’hebdo), « Le roman du grand Ferré » (Le Nouvel observateur), « Léo Ferré, le plus grand » (L’Événement du jeudi).
Dans les hebdomadaires datés du samedi 24 : « Léo Ferré bas les masques ! » (Témoignage chrétien).
Dans les hebdomadaires datés samedi 24 au vendredi 30 : « Léo Ferré » (France-Dimanche).
Dans les hebdomadaires datés du lundi 26 : « Léo et les bas » (Elle).
Dans les hebdomadaires datés du mercredi 28 : « Léo, le soleil noir de la mélancolie » (Le Soir illustré).
Dans les hebdomadaires datés du jeudi 29 : « Léo Ferré, mort d’un lion » (Paris-Match).
Dans les hebdomadaires datés jeudi 29 juillet-mercredi 4 août : « Léo the last » (Révolution).
Dans les hebdomadaires datés du samedi 31 juillet au vendredi 6 août : « Salut l’artiste » (TV-Hebdo sud), « Léo Ferré un éternel révolté » (Télé loisirs), « Léo Ferré, salut l’artiste ! » (Télé K7), « Léo Ferré, le bonheur foudroyé » (Télé 7 jours), « Léo le provo » (Télérama), « Léo Ferré, le poète de l’espoir et de la révolte » (Télé-Poche).
Dans un hors série daté de l’été : « Spécial Léo Ferré » (Le Monde libertaire).
Dans un mensuel daté août : « Un poète nous a quittés : Léo Ferré » (Regard actualités).
Dans un quotidien du vendredi 6 : « Léo Ferré, jeho zivot - melancholicky slalom » (Litterarni Noviny de Prague).
Dans un quotidien du 8 : un article dans Standart, journal bulgare.
Dans les périodiques datés de l’automne : « Léo Ferré, le chanteur des pauvres » (Je chante !), « Monsieur Léo de Hurletout » (Chorus).
Dans un périodique canadien daté septembre-octobre : « Est-ce ainsi que les hommes meurent ? » (Chansons).
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samedi, 19 mai 2007
Aspects de la recherche régionale
Dans la note intitulée Trois aspects de la recherche universitaire, j’avais évoqué des travaux publiés dans les domaines juridique, littéraire et sociologique. Dans Aspects de la recherche musicale, une étude spécifiquement consacrée à ce domaine. Voici à présent une étude consacrée au domaine régional.
Roger Klotz, « Images de Monaco et Bordighera dans une œuvre de Léo Ferré », in Recherches régionales, n° 186, avril-juin 2007. Cinq pages.
Les érudits locaux ne pouvaient pas ne pas s’emparer de Benoît Misère, afin d’y traquer la source régionale, locale, et son interprétation par Ferré, sa transfiguration en fait littéraire. L’entreprise se justifie parfaitement. On regrettera seulement qu’ici, elle soit d’une qualité discutable. La paraphrase ne saurait tenir lieu d’analyse littéraire, historique, sociologique. Il ne suffit pas de citer des passages du roman et d’ensuite répéter leur contenu en le délayant.
Klotz attribue à Ferré une symbolique du peuple monégasque réduite à Barba Chino et à tante Magdaléna. Cela n’engage que lui. Dans la galerie de personnages que présente le roman, on se demande vraiment pourquoi il n’a cru bon de retenir que ces deux-là. Car ce choix, respectable en soi, n’est pas expliqué autrement que par des extraits du livre et leur paraphrase immédiate. Tout juste si Klotz précise en cinq lignes qu’il voit en ces passages « un exposé d’ethnographie qui souligne l’imprégnation du peuple monégasque [par] certains aspects de la culture italienne ». La chose est indéniable, mais il ne suffit pas de l’affirmer, la paraphrase n’ayant pas valeur de preuve, ni même de raisonnement.
L’idée maîtresse de cette étude est que Léo Ferré veut « se libérer d’une certaine anxiété par l’évocation utopique du pays de son enfance ». C’est certainement vrai, encore fallait-il montrer où se situait l’originalité de Ferré dans ce roman, car le refuge dans une enfance idéalisée est quelque chose d’extrêmement fréquent en littérature.
Klotz poursuit l’exposé de ses choix. Tante Magdaléna serait « une mère symbolique » dont le blanc (rappelons qu’elle s’occupe de la blanchisserie) « semble symboliser les vertus mariales ». Léo Ferré, et Benoît Misère avec lui, avait bien une mère aimante et qu’il aimait. S’il eut des problèmes, ce fut avec son père, jamais avec sa mère. Pourquoi serait-il allé faire un transfert, même uniquement littéraire, sur sa tante ? En tout cas, Klotz l’affirme et cette affirmation lui paraît un raisonnement suffisant. Il s’en prend ensuite au rouge, incarnant « le mystère de la vie », selon une citation qu’il fait du Dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant. Dont acte, cette fois encore. Ce qui lui permet de noter : « Il y a bien, dans cette manière dont Léo Ferré fait apparaître l’univers monégasque, une évocation symbolique de l’univers maternel ». C’est très possible, mais Klotz se contente de le dire. Ce n’est pas parce qu’il écrit : « Il y a bien » qu’il y a effectivement.
Il enchaîne en se demandant pourquoi Ferré a fait de Monaco un univers maternel utopique. Citation d’extraits et paraphrase, encore une fois. Ensuite, pourquoi Ferré a-t-il connu le désespoir à Bordighera ? Parce qu’il avait rompu avec l’univers maternel. Klotz écrit cela à la quatrième page. Malheureusement, on le sait depuis 1970, date de la première édition du roman. Peut-être le commentateur a-t-il quelque chose de nouveau à apporter ? Un éclairage particulier ? Non : il cite et répète en délayant.
Il conclut : « Benoît Misère est donc l’œuvre par laquelle Léo Ferré se libère de ceux qui ont encadré sa « prison » enfantine ». L’emploi de la conjonction « donc » est souvent amusant. Il laisse entendre qu’on a démontré précédemment ce qu’on expose maintenant en un résumé. Ici, Klotz n’a rien démontré du tout.
La seule idée intéressante, dans cette étude, se présente à la fin : « Léo Ferré a peut-être eu besoin de revivre en rêve son utopie monégasque parce que sa ville est pour lui une cité essentiellement populaire : il s’appuie sur un univers maternel ensoleillé et plein d’une véritable bonté pour refuser un univers fondé sur des structures sociales bourgeoises ». Dommage que Klotz n’ait pas cru nécessaire d’écrire cela au début de son article et de développer ensuite en argumentant. Pour appuyer cette idée, que fait-il ? Il cite. Et, sans doute pour laisser à Ferré le mot de la fin, il ne se livre pas ensuite à la paraphrase habituelle. Que cite-t-il ? La préface de Poète… vos papiers ! Il a tout fait à l’envers.
Remerciements : Patrick Dalmasso.
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mercredi, 16 mai 2007
Comment la presse reçut le spectacle de 1954 à l’Opéra de Monte-Carlo
Après la rencontre avec le Prince Rainier, souvent racontée, et la préparation du spectacle du 29 avril 1954 qu’on a détaillée précédemment, voici une tentative de synthèse de la réception qui fut celle de ce concert unique.
La presse locale est enthousiaste. Résumons. Il s’agit de l’enfant du pays à qui le souverain a fait confiance. Il s’agit d’une soirée hors-programme. Il s’agit d’œuvres inédites, dont l’une est fondée sur un long poème a priori difficile. Il s’agit d’un auteur de chansons (le grand succès de Paris-Canaille est récent) qui vient diriger un orchestre symphonique exécutant des œuvres de sa composition. Il s’agit d’un chef d’orchestre que les musiciens ont connu enfant ou jeune homme, dont les amis de lycée et les parents se trouvent dans le public, le père, Joseph Ferré, étant honorablement connu à Monaco. Ce n’est pas une soirée musicale comme les autres.
Nice-Matin du 2 mai 1954 publie un long article de Suzanne Malard, dont le titre est déjà un programme : « Avant de devenir un succès mondial, La Chanson du mal-aimé de Léo Ferré, d’après Guillaume Apollinaire, connaît un triomphe monégasque ».
Quelques extraits de ce texte détaillé : « Salle Garnier, ou au cabaret, Léo Ferré reste Léo Ferré. Sans pseudonyme. Parce que les chansons – dont certaines sont très réalistes – qui l’ont fait connaître au monde entier, sont, chacune dans sa concision elliptique, à la fois attendrie et féroce – une œuvre, parfois un chef-d’œuvre. Le genre ne fait rien à la chose. Ni la durée ».
Et encore cette interprétation sensible : « La Symphonie interrompue nous a paru être à son auteur ce que la Pathétique est à Tchaïkovski. Une autobiographie. Une autobiographie qui, chez Léo Ferré, est non point passionnelle mais professionnelle : la symphonie à la recherche d’un thème perdu, c’est notre histoire à tous. Celle de la chanson que nous avons à dire, parce qu’elle est notre trésor unique, inaliénable et intransmissible par d’autres que par nous, et qu’il nous est si difficile d’achever a cause de tâches provisoires, urgentes, inéluctables, en raison, surtout, de la proximité dangereuse, envahissante et terrible des thèmes des autres... Et, pourtant, il faut l’extraire de nous pendant qu’il en est temps encore, cette idée qui n’a de sens que vêtue de mots ou de notes à nous ».
Un jugement esthétique : « Sa symphonie est très bien faite. Elle fut très bien conduite. Surtout, ô prodige, ses beautés n’échappèrent à personne ».
Suzanne Malard poursuit : « La projection, à la fois irréelle et tangible de la femme, du mal-aimé, de l’ange, du double, habillés par ce maître qu’est Pierre Balmain, éclairés par des jeux de lumière qui les rendaient hallucinants, n’est pas près de s’effacer de nos mémoires. La femme trop inconsciente, le mal-aimé trop conscient, l’ange trop timide, le double infernal, trop insistant, nous étaient tellement présents tous les quatre qu’on en oublierait de louer le talent vocal et dramatique de Nadine Sautereau, de Bernard Demigny, de Jacques Douai et d’Henri-B. Etcheverry, ainsi que le concours apprécié des chœurs habilement exercés par Albert Locatelli. On ne sait plus où finit la création lyrique de Guillaume Apollinaire, où commence celle de Léo Ferré… »
Elle se projette ensuite dans l’avenir : « La date du 29 avril est une grande date. Pour la mémoire d’Apollinaire. Pour l’avenir de Léo Ferré. Pour le prestige de Monaco. Pour l’honneur d’un genre qui, à plus d’un titre, est une formule « à valoir » : l’oratorio scénique ».
Elle décrit enfin « une salle où les autorités et les mélomanes de la Principauté prenaient conscience qu’un jeune homme qu’ils avaient vu partir bravement mais quasiment sans bagage vers Paris, Paris tout à la fois extinctrice d’illusions et allumeuse de gloires, était, non seulement un nom inscrit en capitales sur les affiches et des étiquettes de disques, mais quelqu’un ».
Un article, à peine moins long, est publié dans Le Patriote du 3 mai 1954, sous la signature de Jean Colin. Celui-ci relève « l’accueil triomphal fait par le public de l’Opéra de Monte-Carlo à la musique de Léo Ferré, enfant du pays, que tous les mélomanes voulaient voir à la direction de l’orchestre national de Monte-Carlo en train de diriger des œuvres de sa composition ».
S’agissant de la symphonie, il se demande : « N’est-ce pas toute l’âme du musicien qui cherche et recherche un thème, un mouvement venu comme un trait de lumière et disparu aussitôt ? Pourtant, cet air est pour beaucoup le chant qui doit retracer toutes les joies de la vie. Il est simple, naïf peut-être, mais il est ce que l’on ressent, ce que l’on aime… Et pour bien marquer la lutte, c’est un appel militaire qui s’obstine à détruire ce qui est « le fait » normal. Mais les quelques notes de joie, de poésie, s’élèveront bien claires et bien nettes, reprises par tout l’orchestre tandis que le thème s’éloigne à nouveau… Que de richesses dans ces expressions musicales où se révèle tout le coloris de l’inspiration, sans altération aucune ».
Jean Colin, un peu plus loin, trouve qu’« à certains moments l’expression est fascinante. À d’autres, c’est de la musique pure. II y a également des « échappées » qui semblent s’envoler plus haut que nous-mêmes. Mais le tout se reprend, s’enchaîne, « colle » à la scène où se chante et se mime le poème ».
En fin d’article, le journaliste, évoquant le compositeur, note : « Qu’il sache que sa musique, satirique ou sentimentale, ou bien dramatique, ne reste pas en chemin entre l’orchestre et le public. Il est des résonnances qui ne plaisent pas à tout le monde, qui ne correspondent pas au « canon » que suivent certains, mais auxquelles on ne peut nier la force de la vérité ».
La presse nationale n’est pas en reste, puisque France-Soir du 3 mai 1954 titre : « Léo Ferré, le compositeur tourmenté des « boîtes d’avant-garde » a dirigé en habit à Monaco un oratorio scénique de sa composition ».
L’article n’est pas signé, il provient vraisemblablement d’un envoyé spécial ou d’un correspondant local et a été dicté par téléphone à la rédaction parisienne. On lit : « Le hasard veut que ce soit parmi les siens que ce compositeur de chansons populaires ait créé hier soir son premier ouvrage lyrique ».
L’auteur indique : « La musique de Léo Ferré rappelle par son étrangeté et sa puissance celle de ses chansons. L’orchestration est la preuve d’une sûre technique. Cela n’est pas pour étonner, ses maîtres s’appelaient Raynaldo Hahn et Marc-César Scotto ».
Une indication de projet non réalisé est donnée : « La Chanson du mal-aimé sera probablement représentée l’hiver prochain à Paris. Des pourparlers sont en cours avec le théâtre des Champs-Élysées ». Il n’en sera rien, on le sait.
La presse régionale du Nord raconte à son tour cette soirée. « Léo Ferré a été prophète en son pays », titre Nord-France, dans sa livraison du 14 au 20 mai 1954. L’article est sous-titré : « Les musiciens de Monte-Carlo ont tourné une page de Léo Ferré ». Ce sont trois grands feuillets, très illustrés, signés Roger Coulbois, avec cette mention : « Rewriting de François Brigneau ». Est-ce un homonyme ou s’agit-il bien de Brigneau qui officiera plus tard dans le journal d’extrême-droite Minute ? Le ton un peu ironique, quelques allusions, permettent de le penser.
Ce texte ne rend pas compte, à proprement parler, de la soirée monégasque, il retrace plutôt la vie de Ferré et la genèse de la mise en musique du Mal-aimé. Il apporte toutefois une précision. Revenant sur la question des professeurs de musique qu’aurait eu Ferré, Coulbois écrit : « Il n’en eut jamais, bien que certains journaux en aient fait l’élève de Reynaldo Hahn et de Marc-César Scotto ». C’était donc bien une invention journalistique.
Il y eut certainement d’autres articles, mais mes archives s’arrêtent à ces quatre-là en ce qui concerne la réception de cette soirée monégasque. On observe que le thème de la Symphonie interrompue, qui est justement un « thème perdu », a intéressé et touché les chroniqueurs d’une façon plutôt directe, personnelle. On remarque également que les difficultés du poème d’Apollinaire ne paraissent pas les avoir rebutés.
Henri-B. Etcheverry (le double), Bernard Demigny (le mal-aimé), Jacques Douai (l’ange) dans La Chanson du mal-aimé, le 29 avril 1954 (photo : Jacques Blot et Jean-Paul Chevalier)
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samedi, 12 mai 2007
La préparation du spectacle de 1954 à l’Opéra de Monte-Carlo
On a beaucoup raconté la création de La Chanson du mal-aimé, oratorio lyrique que Ferré composa, de 1952 à 1953, sur le poème d’Apollinaire. Pour mémoire, on sait que le jeudi 17 décembre 1953, le guitariste Barthélémy Rosso (à la fin des années 40, il avait un quartet de jazz, à Monaco, dont le batteur était le Prince Rainier) entraîne Rainier au cabaret l’Arlequin pour lui faire écouter Ferré. Celui-ci, après son tour de chant, encouragé par sa femme, vient le saluer et lui parle de La Chanson du mal-aimé qu’il vient d’achever. Le Prince demande à Ferré de venir le voir à son hôtel le lendemain. Le vendredi 18, chez lui, il désire écouter l’œuvre, mais il faut un piano. Le Prince se déplace lui-même, l’après-midi, boulevard Pershing, où Léo Ferré a demandé à Jacques Douai de venir chanter la partie de l’ange. Rainier met à sa disposition, pour un soir, l’opéra de Monte-Carlo et l’orchestre. Il lui demande d’écrire une œuvre en complément de programme. Ce sera la Symphonie interrompue. Ferré dirigera lui-même. On ne reviendra pas ici sur tout cela ; on explorera plutôt de quelle manière le spectacle fut organisé, ce qui n’a jamais été dit. Comme on l’imagine, une telle soirée de musique ne s’improvise pas.
Le lundi 1er février, Ferré écrit à M. Zwerner à Monte-Carlo et lui envoie la réduction pour piano et les parties des choristes de La Chanson du mal-aimé, demandant que soit tiré le matériel nécessaire aux chœurs et insistant sur la nécessité de disposer de l’effectif complet. Il écrit aussi à Albert Locatelli, chef des chœurs. Il écrit enfin à M. Pez, directeur général. Le mercredi 21 avril, il écrit à Monte-Carlo à un destinataire non identifié au sujet des répétitions du proche spectacle et détaille la nomenclature des instruments nécessaires pour la Symphonie interrompue, qui exige davantage d’exécutants que La Chanson du mal-aimé : trois grandes flûtes (et piccolo) ; trois hautbois (et cor anglais) ; une petite clarinette mi bémol ; deux clarinettes si bémol ; une clarinette basse ; trois bassons (et contre-basson) ; quatre cors ; trois trompettes ; trois trombones ; un tuba ; une harpe ; percussions ; piano ; cordes. Il arrive à Monaco le vendredi 23 au matin. Le samedi 24 à 9 h, a lieu un service de répétition de la Symphonie interrompue. Lundi 26 au matin, Madeleine a rendez-vous avec les électriciens (on ne disait pas encore « éclairagistes »). Le jeudi 29 à 9 h, nouvelle répétition de la Symphonie interrompue.
À l’Opéra de Monte-Carlo, salle Garnier, le jeudi 29 avril à 21 h, pour le second anniversaire de son mariage avec Madeleine, sous le haut-patronage de Son Altesse Sérénissime le prince Rainier III, a lieu le concert où ses propres œuvres sont jouées par l’orchestre national et les chœurs de l’Opéra et dirigées par lui. Quatre-vingts exécutants, qui l’ont connu enfant ou jeune homme. Prix des places : cinq cents francs anciens (soit, en monnaie constante bien sûr, cinq francs, soit moins d’un euro). En première partie, la Symphonie interrompue (sous-titrée À la recherche d’un thème perdu), le cor anglais étant Jean Abrial. À l’entracte, le compositeur est reçu dans la loge princière. Rainier lui remet une plaquette en vermeil et un prix. Seconde partie : La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire (oratorio scénique pour soli, chœurs et orchestre), réalisation dramatique de Madeleine, maquette d’Hervé Morvan, avec : Nadine Sautereau, la femme, Bernard Demigny, le mal-aimé, Jacques Douai, l’ange, Henri Etcheverry, le double. Les costumes sont de Pierre Balmain, le chef des chœurs est, on l’a dit, Albert Locatelli. Le programme distribué dans la salle comprend deux textes non signés : l’argument de la symphonie et celui de l’oratorio scénique. Il y a dix rappels. Ferré porte un smoking à qui il écrira un peu plus tard une Lettre non postée, intitulée À mon habit. Il dédicace le programme à ses parents : « Pour mon Papa et ma Maman. Trop heureux de leur avoir fait une grande joie. Léotin Ier ». Cette soirée est enregistrée par Radio Monte-Carlo. Elle ne paraîtra au disque qu’en 2006 chez La Mémoire et la mer (longtemps, on a cru que la bande avait été détruite).
Le lundi 3 mai, le spectacle enregistré est donné à Radio-Monte-Carlo. Le jeudi 6, la direction artistique de l’Opéra adresse à Ferré, à Paris, les matériels d’orchestre et des chœurs de ses deux œuvres. L’envoi est effectué avec une valeur déclarée d’un million d’anciens francs. Le mercredi 19, la direction artistique de l’Opéra de Monte-Carlo lui écrit au sujet du paiement du copiste Regeard et du cachet supplémentaire accordé à Nadine Sautereau pour sa participation à la Symphonie interrompue. Le mardi 7 juin, il répond à ces demandes et remercie pour le don qui lui a été fait du matériel d’orchestre. Il dit avoir demandé au copiste d’envoyer sa facture qu’il annonce comme étant de vingt-cinq mille cinq cents anciens francs. Il rappelle l’accord selon lequel le cachet supplémentaire de Nadine Sautereau serait de dix mille francs anciens. Le mardi 13 juillet, M. Pez lui écrit de Monte-Carlo pour lui préciser que le matériel d’orchestre et des chœurs lui est laissé en propriété et qu’il pourra l’utiliser à sa convenance, mais non le céder à un éditeur. Il est stipulé que, si les deux morceaux devaient être rejoués à Monte-Carlo, le même matériel serait mis à disposition des organisateurs sans contrepartie.
Une autre note examinera la réception qui fut celle, dans la presse, de ces deux pièces de musique.
Remerciements : Catherine Aygalinc.
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jeudi, 10 mai 2007
Six mois de paroles
Ce blog compte à présent six mois d’existence. À titre indicatif, la moyenne des visites mensuelles s’établit ainsi : 52 en novembre, 41 en décembre, 45 en janvier, 59 en février, 67 en mars, 57 en avril. Pour le moment, 59 au mois de mai.
Merci aux lecteurs, commentateurs et « invités du taulier ».
Amicalement.
(Photo Ouest-France, vers 1966)
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mardi, 08 mai 2007
Ferré-sur-Seine
Ferré poète de la ville, Ferré urbain, Ferré de Paris… Cette veine existe incontestablement, bien que Ferré ne soit pas urbain par choix. Au début de son mariage avec Odette, il vit à Beausoleil (Alpes-Maritimes), au lieu-dit Grima, dans une ferme. Dès qu’il le pourra, il achètera des repaires bâtis dans la nature. Avec les droits de Paris-Canaille, il acquiert la Maison bleue (ou Mon p’tit voyou, selon les sources) à Notre-Dame-des-Puys, près Nonancourt (Eure-et-Loir). Puis, réunissant ses économies et vendant des chansons à un éditeur de musique, l’îlot Du Guesclin, attribué à Vauban, entre Saint-Malo et Cancale, sur la commune de Saint-Coulomb (Ille-et-Vilaine). Puis, quittant Paris pour que Pépée ait plus de place, le château de Perdrigal, près Gourdon, sur la commune de Saint-Clair (Lot). Enfin, il s’installera dans la campagne toscane, entre Sienne et Florence, à Castellina-in-Chianti. Toujours loin des villes.
Cependant, Ferré de Paris est incontestable. Sa veine urbaine comprend (bien entendu, on ne dresse pas ici une liste, on cite uniquement quelques titres pour mémoire) Paris (qui deviendra L’Europe s’ennuyait), Les Amants de Paris, Paris-Canaille, Paname, Paris-Spleen, Quartier latin, Paris, c’est une idée, Paris, je ne t’aime plus. On remarque d’ailleurs la progression dans le désenchantement, du chant de la capitale libérée par la population lorsqu’approchent les armées alliées au désamour post-soixante-huitard (avec un espoir à la fin, toutefois), en passant par une célébration sur le mode familier, le spleen de souvenirs personnels, la jeunesse enfuie, puis la réduction de la ville à une simple idée pour mieux l’appréhender et, certainement, tenter de l’aimer encore. Cette même inspiration comprend aussi La Rue, Vise la réclame, Les Copains d’la neuille, La Nuit (la chanson), des souvenirs disséminés dans Et… basta ! et de nombreux autres textes. À la ville, se joignent ses manifestations, ses allures, ses dehors, ses affiches, ses personnages, ses cafés, ses lumières. Ferré évoque cent fois la nuit dans son œuvre et cette vie nocturne (qui n’a pas nécessairement l’allure de fêtards en goguette) ne peut évidemment être qu’urbaine.
Si, au lieu d’habiter Paris durant quelques années, il avait vécu ailleurs, aurait-il chanté Paris ? Probablement, puisque Paris est un passage obligé pour un auteur de chansons. C’eût été un choix délibéré, un thème exploré. D’ailleurs, Les Amants de Paris furent d’abord de Lyon, lorsqu’à la Toussaint 1944, se dirigeant vers la capitale en compagnie d’Odette, il s’arrête quelques jours dans cette ville. Ce n’est que plus tard, reprenant la chanson avec Eddy Marnay, qu’il fera de ses amants ceux de Paris, que chantera Piaf en 1948. Quant au Flamenco de Paris, il n’est de Paris que symboliquement, afin de dire la solidarité des républicains français avec leurs amis espagnols exilés. Il aurait pu être de Toulouse ou de n'importe quelle ville du sud-ouest où les espagnols, fuyant Franco, s’étaient réfugiés. Dans Les Forains, Paris-sur-Seine est tout juste un décor. Pour le reste, Aubervilliers (Monsieur Tout-Blanc), la banlieue d’Aubervilliers ou celle des Lilas (Cloches de Notre-Dame), Auteuil (Les Rupins) restent des allégories, des signes.
En dehors, donc, d’un passage forcé par les modes musicales et l’habitude culturelle, le Paris de Ferré correspond à celui de sa jeunesse estudiantine et de son apprentissage, puis à celui de ses années difficiles. Indépendamment de cette optique très affective, il n’apprécie pas outre mesure le contexte urbain. L’Inconnue de Londres est une silhouette et la ville de Londres proprement dite n’est pas l’essentiel de la chanson. Les Noces de Londres, c’est une œuvre ramenée d’Angleterre (ou écrite peu après) mais ces Noces sont de Londres comme les Amants étaient de Paris, par circonstance.
Ferré a certes chanté d’autres villes que Paris mais on observe que ce sont surtout des ports (Marseille, Ostende, Rotterdam), sans oublier quelques évocations de cités espagnoles comme Madrid ou Barcelone. Or, les villes d’Espagne, dans son œuvre, sont surtout des symboles, davantage que des chants dédiés. Les ports, eux, ne sont pas entièrement des villes, ils ouvrent vers l’infini maritime et le rêve, le départ. De l’eau perle à leurs cils.
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samedi, 05 mai 2007
Aimez-vous Prévert ?
Ferré n’a jamais mis en musique des poèmes de Prévert. On peut se demander pourquoi. Prévert est très certainement, avec Mac Orlan et Aragon, l’auteur qui fut le plus chanté de son vivant comme aujourd’hui.
Dans la chanson de Léo Ferré, Vitrines, on entend : « Les vedettes à faits-divers / Paroles de Jacques Prévert ». Ce passage deviendra plus tard : « Les vedettes à nez refait / Paroles de Léo Ferré ». La première version n’est pas plus péjorative que la seconde, ni Prévert ni Gréco ne sont visés, en tout cas pas méchamment.
Apparemment, cela fut mal reçu à l’époque et l’on dut s’émouvoir, en entendant Vitrines, de ce que Ferré parût attaquer Prévert, semblant affirmer que ses textes ne valaient pas plus que des faits-divers. En tout cas, il y eut sûrement une rumeur dont Ferré dut craindre qu’elle ne parvînt aux oreilles de Prévert, suffisamment en tout cas pour qu’il lui écrive une carte postale, dont le texte vient d’être rendu public dans un album consacré à l’auteur des Feuilles mortes. Le 17 mars 1959, Ferré note :
« Cher Jacques Prévert,
Il paraît que je ne vous aime pas… Ce mot, s’il vous plaît, pour vous dire que je vous admire et vous respecte depuis longtemps… que les mauvaises langues sont décidément bien mauvaises… et qu’enfin je serais [sic] rempli de joie le jour où vous voudrez bien me faire l’honneur de partager notre pitance, quand vous plaira, en famille, avec les chiens, et tout. Bien à vous. Léo Ferré » [1].
J’ignore si Prévert vint finalement déjeuner ou dîner boulevard Pershing. Il reste que Ferré s’était ému d’une éventuelle mauvaise interprétation de son texte. Car si, objectivement, rien ne permet d’affirmer que cette carte postale est liée à Vitrines, c’est tout de même plus que vraisemblable.
Il existe par ailleurs un poème de Prévert, Chanson dans le sang (du recueil Paroles, Gallimard, 1949), poème dont il n’est pas inutile de citer un extrait. Je ne crois pas que cela ait été relevé jusqu’à présent. Voici ce passage : « Elle tourne la terre / elle tourne avec ses arbres… ses jardins… ses maisons… / elle tourne avec ses grandes flaques de sang / et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent… / Elle elle s’en fout / la terre / elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler / elle s’en fout / elle tourne / elle n’arrête pas de tourner (…) la terre tourne la terre n’arrête pas de tourner (…) comme la terre / comme la terre qui tourne / avec son lait… avec ses vaches… / avec ses vivants… avec ses morts… / la terre qui tourne avec ses arbres… ses vivants… ses maisons… / la terre qui tourne avec les mariages… / les enterrements… / les coquillages… / les régiments… / la terre qui tourne et qui tourne / avec ses grands ruisseaux de sang ».
La similitude d’inspiration, et presque d’écriture, avec Elle tourne, la terre est frappante. Cette chanson date justement de 1949, date à laquelle Ferré en donna le copyright au Chant du Monde. Avait-il déjà lu Paroles, volume qui connut un succès considérable ? Ou bien était-ce l’air du temps, cet air du temps qui fait que les idées tournent, comme la terre, dans la rue ? On remarque en outre que Mouloudji a interprété Chanson dans le sang et Elle tourne, la terre.
Pour terminer, cette affirmation de Léo Ferré signe encore son admiration : « On ne dira jamais assez l’importance de Jacques pour des gens comme nous » [2].
_________________
[1]. Cité in Carole Aurouet, Prévert, portrait d’une vie, Ramsay, 2007.
[2]. Cité in Michel Lancelot, Campus, Albin Michel, 1971.
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lundi, 30 avril 2007
De la vie au soleil
En 1959, Ferré met en musique une poésie de Bérimont parue l’année précédente, intitulée Capri, dont il change le titre en Soleil. Il lui parle : « Soleil tu coules ton lingot / Voici déjà noire ma peau ».
En 1962, dans son 30-cm de l’année, Ferré propose la chanson Ça s’lève à l’est, dans laquelle il parle, cette fois, non pas au soleil mais du soleil. L’ensemble de l’évocation est rédigé en langage argotique ou familier. Le mot « soleil » n’est prononcé qu’à la fin de la chanson. C’est la parole ultime : « Y a des coins qui l’voient pas souvent / C’est l’fond du cœur et l’âm’ des gens / C’est pas la nuit mais c’est pareil / Où y a d’la gên’ y a pas d’soleil ».
En 1964, il publie un disque dans lequel on trouve le poème de Verlaine, Soleils couchants : « Une aube affaiblie / Verse par les champs / La mélancolie / Des soleils couchants ».
En 1967, parmi d’autres poésies de Baudelaire dont c’est le centenaire de la mort, Léo Ferré chante Le Soleil : « Quand ainsi qu’un poète il descend dans les villes / Il ennoblit le sort des choses les plus viles / Et s’introduit en roi sans bruit et sans valets / Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais ».
En 1970, il n’évoque Rotterdam que pour assurer qu’il ne s’y rendra pas « car je vais au soleil », dit-il.
Dans je ne sais plus quel texte, il note, évoquant la mauvaise foi intellectuelle dont il a toujours dit qu’elle était une arme : « J’aime autant nier que le soleil se lève à l’est, si le soleil m’emmerde ».
Dans une interview, voulant à un moment signifier l’évidence, il ne trouve que cette image immédiate : « Le soleil, c’est le soleil, on ne peut pas dire que c’est une lampe au néon ».
Dans Et… basta !, on peut lire : « Le soleil, quand ça se lève, ça ne fait même pas de bruit en descendant de son lit, ça ne va pas à son bureau, ni traîner Faubourg Saint-Honoré et quand ça y traîne, dans le Faubourg, tout le monde s’en rengorge. Tu parles ! Ni rien de ces choses banales que les hommes font qu’ils soient de la Haute ou qu’ils croupissent dans le syndicat. Le soleil, quand ça se lève, ça fait drôlement chier les gens qui se couchent tôt le matin. Quant à ceux qui se lèvent, ils portent leur soleil avec eux, dans leur transistor. Le chien dort sous ma machine à écrire. Son soleil, c’est moi. Son soleil ne se couche jamais... Alors il ne dort que d’un œil ».
Dans Les Amants tristes, on entend : « Les matelots me font des signes de fortune / Ils se noient dans le sang du soleil descendant / Vers l’Ouest toujours à l’Ouest Western de carton-pâte ».
Bref, régulièrement – la liste n’est pas close – cet homme qui disait : « Je parle à n’importe qui » (ajoutant, non sans malice : « À Beethoven, à Ravel, aux galaxiques »), s’en prend au soleil qu’il tutoie avec Bérimont, dénomme « ça » dans sa chanson, et à qui il reproche, en gros, de suivre toujours le même chemin : c’est lassant, semble-t-il dire.
Il y a là deux choses. L’inspiration panique, telle qu’on l’a relevée dans les gloses sur L’Été s’en fout ou Ma vieille branche, d’une part. D’autre part, l’attrait exercé sur Ferré, depuis toujours, par tout ce qui est grand, haut, voire démesuré.
Il y a une troisième chose, l’inquiétude métaphysique omniprésente chez lui. On connaît les différentes occurrences de la vie dans ses chansons. Un simple relevé de titres suffit à s’en convaincre : La Vie, La Vie d’artiste (chanson), La Vie d’artiste (opéra), La Vie moderne, La Grande vie, C’est la vie… Cette préoccupation rejoint l’inspiration panique dans un souci de la condition humaine, qui est finalement le ressort traditionnel de la poésie lyrique : la vie, l’amour, la mort, le temps qui passe.
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samedi, 28 avril 2007
Errata, par Jacques Miquel
Lors de la réunion des éléments devant servir à la rédaction de la notice intitulée Instantanés de la vie de René Baer mise en ligne le 17 mars 2007, plusieurs poèmes de guerre inédits attribués à René Baer ont été cités à tort. En réalité, la poursuite de l’examen de ces textes a permis d’établir ces derniers jours qu’il s’agissait de poèmes écrits par Louis Baer (1886-1984), frère aîné du poète. Jacques Miquel a donc signalé cette erreur à Jacques Layani en le priant de bien vouloir modifier en ce sens la notice consacrée à René Baer. Cette correction a également donné lieu à une actualisation de certains passages, notamment concernant les chansons co-signées René Baer-Léo Ferré, une œuvre manquante ayant pu être identifiée grâce aux indications de Mathieu Ferré, que nous saluons ici. De même des précisions ont pu être apportées sur le recueil de poésie posthume de René Baer, ainsi que sur des points de moindre importance. Jacques Miquel présente ses excuses aux visiteurs du blog Léo Ferré, études et propos et remercie Jacques Layani, son « taulier », de sa patiente et amicale compréhension.
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jeudi, 26 avril 2007
À propos de Ma vieille branche
Dès l’abord, s’agit-il d’une femme, d’un homme ou réellement d’une branche (par extension, d’un arbre) ? Ou tout simplement de la nature ? « Ma vieille branche », c’est une expression qui s’applique à un vieux camarade, par exemple. Mais ce n’est pas à un ancien ami qu’on dira : « T’as l’ cul tout nu comm’ les bell’s gosses / Arrivées là pour un moment / Mais toi ma vieille il faut qu’ tu bosses / Pour arriver jusqu’au printemps ». C’est à une femme. C’est aussi à une femme qu’on parle de ses « ruisseaux » et du chagrin qui s’y trouve, pour signifier que son regard est triste ou qu’elle pleure. Je ne sais pas, à ce propos, si « ruisseau » relève de l’argot courant ou de ce que Ferré a lui-même nommé le « ferrémuche ». C’est aussi d’une femme qu’on peut avancer qu’elle a « les yeux doux en coup d’brouillard ». On peut encore lui dire qu’elle a « des cheveux comm’ des feuill’s mortes » s’ils sont châtains (couleur) ou décoiffés (aspect). Mais ce n’est pas à elle qu’on dit : « T’as les prés comme un chapeau d’ paille / De quand l’été se f’sait tout beau / Et des guignols que l’on empaille / À fair’ s’en aller tes oiseaux ». C’est à la nature : on parle bien d’épouvantails. C’est encore à la nature qu’on parle du rossignol, qualifié de « vieux chanteur » par métonymie, certes, mais aussi par allusion, même inconsciente, à celui qui chante la chanson, c’est-à-dire à soi-même. On note la présence des quatre saisons, donc du rythme du temps, de la durée. Et quel culot dans l’expression : « la mère pluie qu’est toute en eau » !
Non, c’est bien de la nature qu’il s’agit : feuilles mortes, ruisseaux, vent du Nord, azur, papillons, rossignol, brouillard, prés, été, oiseaux, printemps, sapin, fleurs, hiver, automne. Tout le reste est polysémie. La nature a « l’cul tout nu comme les bell’s gosses / Arrivées là pour un moment », c’est-à-dire qui viennent de naître et ont encore du temps devant elle. Seulement, la nature doit travailler « pour arriver jusqu’au printemps » alors que les « belles gosses », elles, vont petit à petit parvenir à leur printemps sans avoir rien à faire. Cependant, si la nature travaille, elle sait qu’elle pourra le faire en permanence quand les jolies filles, elles, se faneront irrésistiblement. D’autres les remplaceront mais, à moins de considérer qu’il s’agit d’une chaîne unique, elles seront différentes quand la nature, elle, est constante et unique.
D’un bout à l’autre de cette chanson, Léo Ferré parle à la nature et l’on n’est pas si loin de L’Été s’en fout. Même s’il y a moins d’érotisme que dans ce texte-là, il y a toujours la mort à l’horizon : « Et puis l’hiver au bout d’ ta vie ». Le temps de cette vie est toujours gagné sur le néant : « Un vieux sapin qui t’ fait crédit ». Le sapin, en argot, c’est le cercueil, d’où l’expression : « Ça sent le sapin ». S’il « fait crédit », ce sapin-là, c’est qu’il accepte d’attendre avant de nous accueillir. Oui, on vit à crédit : une traite tirée sur une banque inconnue et peu fiable, aux guichetiers douteux. Et c’est par un renversement de l’image que la nature, tout à fait à la fin de cette poésie, devient femme et, ainsi, mortelle. Où la nature recommençait le cycle, la « vieille branche » devient « d’automne » et n’a plus que « l’hiver au bout d’[sa] vie », sans espoir de résurrection.
On a dit plusieurs fois que la langue de Ferré était celle de tous les registres. Il faut peut-être répéter que ces registres sont explorés simultanément et que rien n’interdit leur rapprochement dans un même texte. C’est là, peut-être, que se tient l’originalité la plus certaine de Léo Ferré.
Ici, dans le domaine du familier, s’incrivent des expressions comme « la mèr’pluie », « l’cul tout nul », « ma vieille », « « il faut qu’tu bosses ». L’ensemble du texte tient son équilibre de cette familiarité et d’un sentiment d’argot qu’éprouve le lecteur, même si rien ne se rattache expressément à ce lexique. L’adresse est faite à la nature et cependant, le ton reste très proche, comme si l’immensité de la nature se réduisait à la figure féminine que fait d’elle l’auteur.
On observe une succession de couleurs, moins explicite que dans Mon p’tit voyou où les couleurs fondaient les strophes. Dans Ma vieille branche (comment ne pas souligner la similitude des titres, d’ailleurs ?), les couleurs sont plus discrètes, non citées mais évoquées : brun-roux-jaune (les feuilles mortes), bleu et gris (le froid, le vent du Nord, le brouillard), vert (les prés de l’été) – avant l’hiver final.
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lundi, 23 avril 2007
Sur la prose de Ferré à partir de 1980
Il m’a toujours paru que l’écriture en prose de Léo Ferré était devenue plus complexe à partir de 1980 environ, sans que je puisse nullement cerner les raisons de cette complexité ni le pourquoi de cette date. On sait bien que, lorsqu’une chose se produit, il n’y a pas à cela une raison mais toujours plusieurs.
Je ne prétends pas que la date de 1980 soit rigoureusement exacte et précise. Je me fonde, pour la retenir comme critère, sur la publication dans la presse du premier texte en prose qui présente cette nouvelle manière de l’auteur. À partir de ce moment, la prose de Ferré va devenir plus obscure, plus chantournée. Si la poésie, c’est la métaphore, alors cette prose nouvelle est très poétique. Les phrases paraissent oublier leur sens premier et dévier systématiquement vers l’imaginaire de l’auteur, ce qui, incontestablement, crée un texte très personnel mais risque de dérouter le lecteur dont l’attention pourra se perdre dans ces méandres ferréens.
Avec Guillaume, vous êtes toujours là !, paru dans Le Monde du 29 août 1980 et repris par la suite dans différentes publications, on se trouve face à un texte où l’enchaînement des idées n’est absolument pas évident et où, par conséquent, la compréhension globale peut être remise en cause. On peut, certes, comprendre le propos de l’auteur en isolant certains fragments du texte, pas dans sa totalité. Quand Ferré écrivait de Verlaine en 1961, de Verlaine et Rimbaud en 1964, de Caussimon en 1967, pour ne choisir que ces proses en particulier, on pouvait appréhender tout le sujet. Avec cet Apollinaire-là, il semble laisser derrière lui l’idée directrice d’un texte au profit de thèmes isolés qu’il relie par des exhortations : « Je t’engage, lecteur… », des intonations incantatoires : « Je salue en Guillaume… » On a l’impression que Ferré suit son idée – quelle peut-elle être exactement ? – sans se soucier de donner à son texte une structure vertébrée. Il reste quelques morceaux flamboyants, mais on ne sait pas ce que l’auteur désirait nous dire pour le centenaire de la naissance du poète.
Quelques mois plus tard, le 3 avril 1981 exactement, le même journal publie, dans la rubrique « Libres opinions » une Lettre ouverte au ministre dit de la Justice. Ferré veut appeler l’attention du ministre sur le cas de Roger Knobelspiess. Soit. Mais il en vient à évoquer Knobelspiess aux trois-quarts de sa lettre, et encore avec cette phrase ahurissante : « Le cas spécifique dont je veux vous parler avant d’en terminer, et c’est la raison de ma lettre, est celui de Knobelspiess ». Avant d’en terminer ! Il était temps, en effet. Depuis le début de son article, Léo Ferré avait disserté sur le pouvoir au fil de formules complexes et de phrases de plus en plus longues, en s’autorisant des incises qui font que le ministre ou, plus probablement, ses conseillers, son directeur de cabinet ou simplement son service de presse, n’ont pas dû être très convaincus. Non que le propos ne soit intéressant, que l’adresse, souvent, ne soit culottée. On est chez Ferré, le style ne trompe pas – mais que veut-il nous dire ? Je dis bien « nous » puisque la lettre est ouverte, publiée ? Il est peu vraisemblable que, dans les bureaux du ministère, on ait pu lire avec sérieux : « L’anguille est capable de déceler un centimètre cube d’alcool phényléthylique théoriquement dilué dans une quantité d’eau égale à cinquante fois la contenance du lac de Constance ». Nous disposons aujourd’hui d’un écrit de Léo Ferré mais nous avons le sentiment d’un acte un peu « à côté ». Peut-être, tout simplement, n’ai-je pas su comprendre cette épître mais je ne trouve pas que la route que suit son auteur soit très droite.
Encore ne s’agissait-il, dans ces deux exemples, que de textes courts consacrés à des personnes réelles – mais il n’en ira pas différemment, un peu plus tard, au fil d’un texte théorique qu’on a coutume de classer dans les écrits dits « philosophiques » de Léo Ferré (ce mot s’est imposé pour désigner un ensemble de textes de réflexion).
En février 1984, Actes Sud publie le premier cahier d’une revue-livre intitulée Créativité et folie. Dans cette première livraison (il n’y en aura pas d’autre), Léo Ferré propose un texte qui a pour titre Introduction à la folie. Huit pages de petit format (9 x 18 cm). On retrouve ici les caractéristiques relevées dans les deux proses précédentes : accumulation d’idées développées au fil de paragraphes qui ne s’enchaînent pas, phrases plus longues qu’autrefois… Les idées – celles qu’on peut distinguer l’une après l’autre, dans des « blocs » de texte – sont toujours celles de Léo Ferré : on est en pays de connaissance, assurément. On pourrait, si l’on voulait résumer à outrance, parler d’imagination opposée au pouvoir, ce qui est une constante de la création ferréenne. On ne s’étonnera pas non plus de croiser, au fil des pages, de nombreuses figures habituelles de son imaginaire : les animaux, Einstein, la marge, la musique, le refus. Ce qui est le plus déroutant, j’y insiste, est l’absence de rapport évident entre les idées, entre le propos d’un paragraphe et celui du suivant.
Dans le n° 9 des Cahiers Léo Ferré, Robert Horville s’est demandé si cette Introduction à la folie n’était pas destinée à être intégrée dans le Traité de morale anarchiste. C’est possible. Cela ferait alors remonter à plus tôt encore (L’anarchie est la formulation politique du désespoir, paru initialement en 1970) cette évolution de l’écriture en prose.
Peut-être est-ce ma propre compréhension qui est en cause, mais ce lieu n’a jamais eu la prétention de dire la certitude, il est aussi celui où s’expriment mes propres interrogations.
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lundi, 16 avril 2007
Aspects de la recherche musicale
Dans la note intitulée Trois aspects de la recherche universitaire, j’avais évoqué des travaux publiés dans les domaines juridique, littéraire et sociologique. Voici à présent une étude consacrée au domaine musical, ce qui, très curieusement, est plutôt rare.
Céline Chabot-Canet, « Le populaire à l’origine du savant chez Léo Ferré. Entre métissages et paradoxes », in L’Éducation musicale, n° 541-542, mars-avril 2007. Sept pages.
L’auteur de l’article est pianiste, chanteuse et musicologue. Elle est aussi membre de l’International association for the study of popular music (IASPM). Sa notice biographique indique qu’elle va publier Le Phrasé vocal chez Léo Ferré, mais ne donne aucune précision : s’agit-il d’un nouvel article ou d’un ouvrage à paraître (où et quand) ? À suivre, car le titre est prometteur.
Dès l’abord, une heureuse surprise : les dates données sont exactes, les références fournies le sont aussi et les citations sont justes. Ce n’est pas si fréquent. Cela dit, on attendait un article un peu moins général, en lisant : « Nous étudierons les divers procédés employés par Ferré pour métamorphoser la chanson française en un genre savant, puis ceux utilisés en vue d’une popularisation du savant. Enfin, nous nous questionnerons sur la nature des relations entre savant et populaire chez Ferré : s’agit-il plus d’une fusion ou d’une juxtaposition ? » Le problème est parfaitement posé, mais le texte proposé n’y répond pas. Il ne parle d’ailleurs pas suffisamment de musique proprement dite.
L’exposé est juste, qui évoque « l’originalité par rapport à la chanson française contemporaine et la spécificité de l’artiste, aussi bien sur le plan compositionnel et structurel qu’interprétatif », qui relève que « l’influence et la connaissance approfondie du répertoire savant tiennent un rôle prépondérant dans l’élaboration de ce style très particulier, présage du caractère largement hétéroclite qui marqueront (sic) ses derniers concerts ».
« Un rapide préliminaire biographique », qui n’apporte rien que l’on ne sache déjà, ouvre l’article. Une remarque est intéressante : « Il est inévitable que Ferré ait été confronté enfant à la chanson populaire, laquelle constituait la majeure partie du paysage radiophonique ambiant de l’époque, cela même si cette formation, par imprégnation, s’inscrit curieusement en creux dans sa biographie ». Cette phrase rappelle l’idée que m’avait proposée Patrick Dalmasso, qui a conduit à l’écriture du texte Cet air qu’on cherche. Céline Chabot-Canet poursuit, citant « les références intertextuelles empruntées à la culture savante, mais également en s’éloignant du cadre traditionnel lié au genre ». Elle montre que « ce glissement de la chanson vers la musique savante passe également par la destructuration progressive de toutes les caractéristiques traditionnelles du genre jusqu’à lui échapper totalement, ce qui conduit Ferré à l’élaboration d’une esthétique inédite ». Tout cela est parfaitement exact, mais n’est pas nouveau, a été dit partout : toutes les sources sérieuses le relèvent. Pour l’auteur, la « destruction de la chanson traditionnelle » s’exprime par la fin de l’alternance couplet-refrain, du moins systématiquement ; l’allongement de la durée des textes enregistrés ; l’abandon de la mélodie pour un texte parlé ; une complexification du texte (« le langage poétique emprunte parfois à l’hermétisme ou à l’écriture automatique surréaliste »). Tout est vrai, rien n’est neuf. Ferré parvient donc à produire « un genre musical inouï ».
Avec intelligence, l’auteur relève que, pour Léo Ferré, « le public doit recevoir la musique comme il reçoit la chanson, c’est-à-dire par communication purement émotionnelle et instinctive, ce qui n’est pas sans introduire une certaine contradiction chez celui qui fait justement de la chanson un genre qui n’est pas immédiatement déchiffrable ». Cette notation est d’autant plus intéressante qu’elle est suivie d’une considération qui m’est chère, à savoir qu’il n’existe pas de contradictions, uniquement des complémentarités. Céline Chabot-Canet le dit : « L’auteur-compositeur est au centre de réseaux complexes, s’efforçant de concilier des notions en apparence paradoxales et pourtant complémentaires : le glissement d’un genre populaire vers le savant et l’ouverture du savant au populaire ».
Céline Chabot-Canet ne manque pas de relever de façon parfaitement justifiée ce qui est indéniable et dont beaucoup ne veulent pas entendre parler, la sensibilité de Léo Ferré « à la musique liturgique et à sa solennité », dont elle nous dit qu’« elle apparaît tout d’abord dans la diction très spécifique de Ferré, dont le ton parfois monocorde et proche du recto tono, entre voix parlée et voix chantée, rappelle la cantillation religieuse. (…) La diction se rapproche ainsi d’une sorte de récitatif liturgique qui installe une atmosphère solennelle ». Elle parle d’« un chœur qui évoque la foule et le peuple et qui n’est pas sans rappeler les voix des fidèles lors des cérémonies religieuses ». Elle ajoute un peu plus loin que Ferré se sert de cette méthode « pour renforcer la portée de son discours, lui conférant le caractère d’autorité incontestable et de vérité indéniable propre aux discours religieux ». On n’a pas assez dit, je pense, l’influence de son éducation catholique sur l’écriture littéraire et musicale de Léo Ferré. Qu’il l’ait rejetée est une chose, que son empreinte soit niée en est une autre. D’où lui viendrait alors cette notion permanente de la transgression et du plaisir dans le péché ? Céline Chabot-Canet a raison d’évoquer ce point qui méritait un plus ample développement. On espère qu’elle y reviendra.
Cette étude est rédigée dans une langue simple, jamais absconse, ce que j’apprécie toujours. Elle est parfaitement accessible à des lecteurs non musicologues, mais l’on n’y apprend rien de fondamentalement nouveau. Il reste que la présente note n’est qu’une indication de lecture : il me paraît délicat, en effet, de faire la critique d’un article critique.
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mercredi, 11 avril 2007
Des « périodes »
Je supporte mal qu’un être soit découpé en rondelles, en tranches, soit compartimenté, borné à gauche et à droite, arrêté. La plupart du temps, on le sait, ces découpages sont faux. En tout cas, ils sont insupportables. Un homme est un, indivisible, et son œuvre, s’il en a une, l’est comme lui. Déterminer des périodes, c’est donner aux circonstances, aux rencontres, une importance qu’elles n’ont pas. Il n’est évidemment pas question – ce serait absurde – de nier le rôle joué par tel ou tel, de négliger l’importance de telle personne, de réduire l’influence de tel moment. Il reste que l’homme, et l’artiste s’il est artiste, est unique, entier dans le déroulement de sa vie qui ne tient ni dans un catalogue de firme phonographique ni sur un registre d’état-civil, ni dans un lit conjugal, ni dans une école de pensée, ni dans une maison…
Léo Ferré n’a pas connu de périodes, tout cela est faux. Je pense que je ne convaincrai pas car l’idée est si ancrée que je n’ébranlerai pas l’édifice. Tant pis.
Il n’y a pas de « période Chant du Monde », de « période Odéon », de « période Barclay », de « période toscane » (soit les « période CBS », « période RCA », « période EPM » « période La Mémoire et la mer »). Il n’y a pas de « période Odette », de « période Madeleine », de « période Marie ». Il y a un homme et son œuvre, en tout et pour tout. Ce qu’on étiquette « périodes » est toujours la conséquence de questions autres qu’artistiques.
Dans le cas de Léo Ferré – on ne reviendra pas ici sur la question du pain retrouvé abordée plusieurs fois dans ces pages – on sait que la parution, en disque ou en volume, de telle œuvre à tel moment, est exclusivement le fait de circonstances matérielles précises et d’opportunités. On sait que l’œuvre en question, la plupart du temps, fut écrite ou composée antérieurement, voire bien longtemps auparavant. Et parfois, on s’en apercevra lorsqu’on disposera de la totalité du corpus, encore plus longtemps auparavant, quelquefois des années avant ce qu’on imaginait jusque là. Autant dire que, dès ses débuts et sans doute dès sa jeunesse, voire dès son enfance, sans qu’il soit évidemment question de prédestination, Ferré était dans Ferré. Il n’aurait alors fait qu’une chose : passer sa vie à s’accomplir, c’est-à-dire à éclore. Il faut une vie pour faire sa vie.
On n’en finirait pas de donner des exemples battant en brèche l’idée admise. On devra donc se cantonner à quelques uns. Cette fameuse « période Barclay », par exemple, est inexistante. C’est un fantasme, un mythe, une chimère. Ainsi, le disque d’Aragon (1961) était prêt en 1959, soit avant l’entrée de Ferré chez Barclay. Belleret évoque même un projet au Chant du Monde avec une pochette d’Hervé Morvan (je rappelle à ce sujet que ni sa fille Véronique ni son assistant Léo Kouper n’en ont jamais entendu parler et qu’il n’existe aucun travail préparatoire). Les mises en musique de poèmes extraits de Poète… vos papiers ! seront constantes et étalées sur les catalogues de plusieurs maisons. Le disque de 1969, le célèbre 33-tours à pochette blanche, était prêt à paraître longtemps avant, sa sortie ayant été retardée par des inquiétudes que la chanson Les Anarchistes causait à l’éditeur. D’ailleurs, cette chanson était écrite et composée dès 1967 (ou 1965, selon les sources). Elle fut retardée, avant même la maison Barclay, par Madeleine Ferré qui pensait, avec ses raisons, que son mari ne devait pas l’enregistrer. On sait que le départ de Ferré de chez Barclay eut lieu après la parution du disque de 1974 et qu’une clause de son contrat lui interdisait d’enregistrer ailleurs avant le 1er novembre 1976. Mais ce fut un épiphénomène. Dans une lettre qui a été publiée – ce n’est pas moi qui l’affirme – Ferré dit à Barclay (je parle ici de Barclay lui-même, non de sa maison) qu’il aurait sans doute signé un nouveau contrat avec lui s’il avait eu l’idée d’effectuer une prise du spectacle du Palais des Congrès, en novembre 1975. Barclay ne l’ayant pas cru utile, ou n’y ayant tout simplement pas pensé, Léo Ferré n’est pas partant pour un nouveau contrat. S’il avait existé un enregistrement public du Palais des Congrès, Ferré aurait continué chez Barclay avec sa nouvelle manière : un orchestre symphonique dirigé par lui, jouant sa musique orchestrée par lui. La maison aurait-elle été d’accord, c’est une autre affaire, un autre débat. Il reste que la supposée « période symphonique » serait alors contenue dans la supposée « période Barclay » et non opposée à elle, non à cause d’orientations artistiques différentes, mais tout simplement par des contingences matérielles. Ce qui importe, c’est de bien comprendre que la supposée « période Barclay » est elle-même constituée de plusieurs chemins qui sont tout autant constitutifs de Ferré lui-même. Entre autres, les grands microsillons consacrés aux poètes. C’est dans ce catalogue qu’on en trouve le plus. Cependant, on sait que des musiques pour Verlaine furent composées en 1959, soit avant l’inscription de Ferré au fronton du temple Barclay. Ces ensembles sont une part intégrante de son travail et il faut être têtu pour persister à ne pas les inclure dans la pseudo-intégrale (la seconde, pourtant) publiée en 2003 par cette maison, accompagnée d’un livret à l’improbable titre Les Années de feu. Comme s’il n’y avait plus eu, ensuite, que des cendres ! [1] Enfin, de quel feu s’agit-il ? Où est le rapport entre le 25-cm de 1960 et le 30-cm de 1974 ? Entre Quand c’est fini, ça recommence et Les Amants tristes ? Où est donc la « période Barclay » ?
La soi-disant différence d’écriture « après 1968 » est, au moins en partie, un leurre : beaucoup de textes étaient composés avant et ne sont sortis ensuite qu’à cause, là encore, de contingences. On le sait partiellement, on le constatera plus tard, quand auront été publiés de nouveaux éléments. L’essentiel, ici, est que ce ne fut pas un choix artistique que de rendre publiques telles créations après 1968, mais uniquement le résultat de circonstances affectives et sociales. Or, on ne peut lier un homme à l’histoire de son temps exclusivement, ni simplement à ses histoires d’amour. Bien sûr, toutes concourent à le constituer – mais pas seulement. Il reste la part de l’individu, cette chose qui fait qu’il est lui et personne d’autre, et c’est de cette part que naît le processus de création artistique. Il se nourrit certes, ensuite, des deux histoires en question, pousse sur leur terreau, mais il naît là.
Poète… vos papiers !, initialement publié en 1956 à la Table Ronde, est constitué de poésies écrites dès 1953 et même avant, au moins pour certaines. Avant de paraître chez cet éditeur, il fut refusé par Laffont et par Denoël. Cet exemple permet de comprendre qu’il est absurde de lier, par exemple, Poète… vos papiers ! à la « période Odéon » puisque, s’il avait paru en 1953, il eût été possible de le rattacher à la « période Chant du Monde ». Ce ne fut qu’affaire de circonstances et de délais. S’il avait existé d’authentiques périodes dans la vie et l’œuvre de Léo Ferré, il n’aurait pas mis en musique, sa vie durant, des textes de ce recueil, ce livre fondateur, finalement. Il y a fort à parier que, s’il avait vécu, Ferré serait, un jour ou l’autre, parvenu à mettre en musique la totalité du livre, excluant de fait, on le remarque, la notion d’« après 1968 ».
Autre exemple, celui des pages finales du roman Benoît Misère, achevé en 1970 dans les circonstances déjà narrées dans ce carnet : le passage dans lequel Misère s’adresse aux morts où, longtemps, l’on a cru discerner l’écriture d’« après 1968 » est, on le sait aujourd’hui, extrait de Lettre à une tombe, fragment du recueil inachevé Lettres non postées, soit une prose des dernières années 50, au plus tard des toutes-premières années 60.
Les exemples ne manquent pas ; une énumération lasserait. Mon idée est qu’il n’y a qu’un seul Léo Ferré avec une seule œuvre, celle-ci ayant été délivrée (et l’on pourrait gloser sur ce terme ! [2]) au fil des ans, à la faveur de circonstances particulières lui appartenant ou non, c’est-à-dire sur lesquelles il eut prise ou pas. Lui ne cessa jamais d’être lui-même et d’écrire ce qu’il désirait écrire, le présentant au public soit dans la suite immédiate de l’écriture, soit quelque temps après, soit longtemps plus tard. Le temps, d’ailleurs, n’eut jamais grande importance pour lui. Il disait fréquemment : « Il y a quelques années » ou « Il y a deux ans » pour signifier un moment vieux parfois d’une ou deux décennies. Combien de fois a-t-il parlé de « ce temps relatif », propos qu’il faut rapprocher de phrases comme « moi vieillissant au fil de toi maintenant que je pense à toi » ou de « il n’est de vivace que le temps de ma folie ». N’extrapolons pas.
Un seul constat s’impose. Tout texte, publié ou non, en vers classiques ou libres, ou bien en prose, est susceptible d’être un jour mis en musique. De tout long texte peuvent à tout moment naître plusieurs chansons. Toute poésie peut être regroupée avec d’autres. Toute œuvre déjà enregistrée peut être refaite. Toute musique peut ressortir, au moins partiellement, dans un ensemble plus vaste. Tout texte interprété en scène peut un jour être enregistré, parfois très longtemps après, ou bien rester inédit en version de studio. Tout titre prévu mais non employé peut devenir celui d’un autre projet. Rien n’est jamais figé dans la création ferréenne et les années passant n’y font strictement rien. De là, la fausseté des « périodes » découle d’évidence. Léo Ferré a toujours considéré son travail comme lui appartenant entièrement puisqu’issu de lui, de sa tête, son dernier bastion de solitude, son ultime tour de guet. De là, certainement, cette position de démiurge. Créant son monde, il l’anime ainsi qu’il le souhaite, en rature le dialogue, en bouscule les personnages. Cet aspect des choses nous amène à un autre propos : imaginer Ferré romancier, exclusivement romancier, ce serait penser un créateur de livres foisonnants, aux personnages récurrents, soumettant ses créatures imaginaires à des vouloirs profonds et soudains. C’est-à-dire que ce ne serait pas exactement Benoît Misère. Là encore, n’extrapolons pas.
En revanche, s’il faut discerner une frontière indéniable, ce sera celle d’une évolution de sa prose vers 1980, à peu près. C’est un autre problème, pas du tout lié à quelque idée de période que ce soit, et sur lequel je n’en finis pas de m’interroger. Il faudra bien y venir et consacrer à ce sujet le développement qu’il mérite et que je repousse depuis des mois. Je ne suis pas certain, en toute honnêteté, d’avoir vraiment compris ou seulement cerné ce changement stylistique qui, à mon avis, n’a rien à voir avec « le style de l’invective » qu’il disait chercher depuis – au moins – 1962. Ce sera le sujet d’une autre note.
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[1]. Je signale par ailleurs que le titre Les Années de feu existait déjà, appliqué à une anthologie de disques de quarante-neuf vedettes (dont Ferré lui-même) publiée par Sélection du Reader’s Digest.
[2]. Distribuée, sortie des livres, libérée, défaite de son uniforme ? Ce mot paraît, en l’espèce, bien convenir.
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jeudi, 05 avril 2007
Ce qu’on disait du récital donné à Bobino en 1967
On avait pris l’habitude, depuis l’installation de Léo Ferré en Italie, de parler d’« exil », de « retraite toscane », de « refuge toscan ». On montrait « le patriarche » sur ses terres, avec sa famille. Cependant, on disait la même chose, entre 1963 et 1968, de son installation dans le Lot : « l’ermite de Saint-Clair », « le sage de Gourdon », on évoquait « son repaire quercynois »… tant il est vrai – apparemment du moins – que, Villon le disait déjà, « Il n’est bon bec que de Paris ».
On s’intéressera ici à la réception qui fut celle du récital présenté à Bobino en 1967. Cette année, nul ne le savait encore bien sûr, devait être la dernière avant que Léo Ferré, justement, ne change de vie et que la société ne se transforme, quelques semaines plus tard. Les articles parus dans la presse à ce moment-là ont rétrospectivement valeur documentaire.
Où en est Ferré en 1967 ? Il enregistre un disque de treize chansons et intente un procès à Barclay qui n’en édite que douze. Il publie deux 30-cm entièrement consacrés à Baudelaire. Il achève le livre de souvenirs de son épouse, Les Mémoires d’un magnétophone, qu’il a imprimé lui-même. Il élève dans son domaine du Lot un très grand nombre d’animaux dont cinq chimpanzés parmi lesquels sa préférée, Pépée. Il s’est éloigné de Paris mais effectue de régulières tournées. Marie est déjà dans sa vie.
Il chante à Bobino au cours des mois de septembre et d’octobre, à 21 h sauf le mardi et les samedis et dimanches, à 15 h. Le programme vendu dans la salle comprend un extrait du livre de Charles Estienne. Il est accompagné au piano par Paul Castanier et, pour quelques chansons, par des bandes enregistrées.
Dans France-Soir du 22 septembre, Jacqueline Cartier écrit : « Il jette avec une jaillissante invention poétique des perles aux pourceaux que nous sommes. Des perles qu’il mêle à la boue qu’il remue. On prend le tout en pleine face. Sur une divine musique, moitié Mozart moitié java ».
Ce n’est pas l’opinion de Claude Sarraute dont l’affection et l’estime qu’elle voue habituellement à l’artiste sont pourtant connues : « On est tout surpris de découvrir sous la plume de ce merveilleux compositeur de grands arpèges nobles, des crescendos pathétiques et des effets d’orchestration d’un mauvais goût flagrant. Loin de faire ressortir ses textes, ils les recouvrent sous un flot limoneux, d’où émergent tout à coup, trop brèves pour être saisies et notées, une pensée taillée en diamant ou une image jaillie de l’étincelle de deux mots entrechoqués », déclare-t-elle dans Le Monde du 23. On suppose qu’elle pense aux orchestrations enregistrées de Defaye, qui ne méritent pas tant de sévérité, et qu’elle les attribue à Ferré lui-même.
« Le public aime ce poète grinçant qui n’a peur de rien, qui donne des coups de poing au nom de la liberté et de la vie. Avec un cœur gros comme ça », estime Paris-Match du 30.
À l’opposé de Claude Sarraute, Suzy Chevet, dans Le Monde libertaire daté septembre-octobre, trouve que ses « nouvelles chansons, tendres, incisives, fustigeantes », il les « a enveloppées dans une gaze d’harmonie somptueuse et délicate ». Elle ajoute, à la fin d’un long article : « Une fois de plus, seul devant la maffia, Léo Ferré a gagné la partie… On peut gager que la queue s’allongera rue de la Gaîté pour voir et entendre le grand poète anarchiste ».
Jean Warren juge, dans L’Écho de la mode du 8 au 14 octobre, qu’« il y a de la poésie dans le langage populaire, ses expressions et même ses injures. Il y a trop de système dans celle de Ferré, trop de métier dans les effets, trop de démagogie dans les clins d’œil. C’est de la propagande électorale. (…) Il m’a semblé que ces vingt chansons nouvelles (sur vingt-six) avaient quelque chose de cérébral qui leur ôtait de la chaleur et le contraste entre celles-ci et les autres, les anciennes, était violent comme un chaud et froid. (…) Je sais, Ferré, ce n’est pas que la bluette. Il a choisi la difficulté, il préfère la bagarre, il impose son style. Mais il n’a pas convaincu son public ».
Vingt-six chansons dont vingt nouvelles ? D’autres sources affirment : trente chansons dont vingt-six nouvelles (L’Aurore du 20 septembre). Le programme, dont on parlera plus loin, ne fournit aucune liste, aucun répertoire. L’enregistrement du spectacle, fait pour la radio, qui circule depuis quarante ans de cassette en cassette et de CD en CD, regoupe uniquement seize chansons dont dix nouvelles, mais il ne s’agit que d’extraits.
Lucien Nicolas pense, dans Diapason de novembre, que Ferré est un « jongleur de comparaisons efficaces (issues d’une technique personnelle qui va parfois jusqu’au procédé), maître dans l’art d’assembler nouvellement les mots pour expliquer mieux des façons nouvelles de voir et de penser, grand sabreur de personnages illustres, pointu comme un porc-épic et meurtri pourtant comme un oiseau ». Il ajoute que Léo Ferré « joue souvent de hardiesses faciles. Le vinaigre s’est imposé. Il reste tout de même un personnage habile et chaleureux qu’on peut encore écouter avec attention, plaisir et profit ».
Dans Le Cri du monde de novembre, Bernard Langlois remarque « un vieux bonhomme à la voix hésitante, aux gestes ridicules, aux effets trop appuyés ». Il estime qu’« il n’y a pas de désespoir, chez Ferré. Seulement une hargne systématique et soigneusement entretenue, une révolte en conserve, un anarchisme qui fait le trottoir ». Il frappe : « Si c’est ça Ferré, merde à Ferré ! » Et puis, il revient sur ses pas : « Le meilleur côtoie le pire. D’un tas de fumier sort, çà et là, une fleur merveilleuse de délicatesse et de beauté. (…) Allons, M. Ferré, (…) vous valez mieux que ce triste cinéma de Bobino 1967. Vous valez mieux que cette querelle stupide et publicitaire avec M. Stark. Vous valez mieux que ces dernières chansons-recettes, truffées de gros mots et d’effets faciles. Laissez donc les beatniks sur les bords de Seine. N’épousez pas leurs révoltes : à vingt ans, elles leur vont bien. Vous en avez tantôt soixante. Ce serait tellement dommage que vous deveniez le Maurice Chevalier de la chanson anarchiste ! »
Tantôt soixante ? Langlois a le raccourci excessif : en 1967, Ferré a cinquante et un ans. Quant aux jeunes, l’année suivante les verra l’ovationner.
Dans mes dossiers, l’année 1967 est riche : on y trouve des articles concernant Bobino ; d’autres, le disque de l’année ; d’autres encore, le livre Les Mémoires d’un magnétophone ; d’autres enfin, l’affaire À une chanteuse morte. Quelquefois, ces sujets se recoupent sous la même plume. On trouve également le compte rendu du spectacle de la Mutualité pour Le Monde libertaire ; celui d’un récital donné à Toulouse… Il est difficile d’effectuer un tri entre ces sources pour faire ressortir un propos précis, une problématique exacte.
Voyons à présent ce qui se passe dans la salle le soir de la première. Il se trouve que j’ai pu acheter, il y a quelques années, chez un marchand de disques parisien, le programme d’un critique qui avait pris à l’intérieur des notes pour son article. Je ne sais pas de qui il s’agit. Il écrit au stylo à plume et, dans ces mots tracés à chaud et dont l’encre bleue a un peu pâli, je déchiffre : « Salle comble. Un public assez mélangé ne comprenant pas comme dans les précédentes manifestations de Léo Ferré un maximum de jeunes gens venant des banlieues rouges des environs de Paris. Un promenoir retrouvant ses fastes passés ». Qui assiste à cette soirée ? Le même témoin relève les noms de « Sophie Desmarets, Marcel Achard sans Juliette, Renée Passeur, Mme S. accompagnée de René Floriot, Jean-René (sic) Caussimon, Alain Delon, Louis Aragon, Louise de Vilmorin, Barclay, Guy Bedos, Jean Tissier, Pierre Cardin, Régine » et d’autres noms illisibles. Le journaliste consigne encore quelques réactions qui suivent À une chanteuse morte. Marcel Achard : « Trop violent ». Guy Bedos : « Emmerdant ». Jean-Claude Brialy : « J’ai aimé cette chanson ». L’échotier note, parlant de Léo Ferré : « Toujours le même costume noir. La Maffia (modifiée pour Coquatrix). Aragon : Je chante pour (sic). Troisième (ou cinquième, le chiffre est difficilement lisible) chanson excellente ». Il reste que je ne connais pas l’article né de ces observations intéressantes qui, pour le moment, restent donc anonymes.
Il faut à présent revenir sur le billet de Claude Sarraute, précédemment cité. Il présente une idée que j’ai lue ailleurs aussi, apparemment fréquente à ce moment-là. Léo Ferré vivant à la campagne, dans le Lot, aurait perdu de sa virulence. La journaliste écrit : « Le rat des villes est devenu rat des champs. Il ne trébuche plus « À coups d’roulis à coups d’rouquin » sur le pavé de Paris, « Regards perdus dans le ruisseau / Où va la rue comme un bateau ». Les « copains d’la nuit » se sont dispersés, et Léo Ferré, cette « graine d’anar », est allé s’enfouir loin du tohu-bohu des vitrines, des encombrements de voitures et du « néant sous le néon » dans un château en ruine. Ce qu’il nous offre aujourd’hui, c’est l’ample méditation d’un sage solitaire, c’est le chant contemplatif d’un berger qui se tient compagnie à lui-même. Ses vieilles rancœurs, ses belles fureurs contre l’injustice, contre la guerre, contre « la politique-chiotte et les parlotes » le secouent encore, par moments, l’arrachant à sa contemplation. Et l’opposition demeure, dans sa vision du monde, entre ce qui est illusoire et ce qui tient le coup, entre une vie de mensonge et une vie de vérité, recherchée de façon toujours très surréaliste, dans l’amour d’abord, dans la poésie ensuite. Les épaules carrées, le regard assuré, les cheveux en auréole, le Zarathoustra du Lot a trouvé dans le lyrisme, dans l’abandon lucide aux forces telluriques, une nouvelle source d’inspiration, plus ample peut-être, mais moins aiguë, moins explosive surtout ».
On avait également remarqué, l’année précédente, à propos du 30-cm Barclay intitulé 1916-19…, une grandissante acrimonie : « N’êtes-vous pas un peu pessimiste ? La Poésie, Le Palladium, On s’aimera, C’est la vie, etc. Tout cela n’est-il pas amer et destructif ? Quoi de positif dans vos chansons de maintenant ? Quoi pour exalter l’amour, la charité, la beauté ? Où sont Vingt ans, Nous deux, Les Poètes ? Amusez-vous sur la télé ou Gagarine, bien sûr, mais n’oubliez pas la grâce aimantée des fortes amours », conseillait à Ferré Lucien Nicolas, dans Diapason de mai 1966.
Il ne faut pas récrire l’histoire ni, surtout, interpréter rétrospectivement. Il est en effet si facile, a posteriori, de dire que la presse avait remarqué un certain malaise chez Ferré, à travers ses chansons du moment – lorsqu’on sait qu’en mars 1968, quelques mois à peine après, tout changera. Cependant, on avait effectivement noté quelques inclinaisons nouvelles au cours de ces deux années où l’existence de Ferré prenait des proportions difficiles qui aboutiraient, en 1968, à ce qu'il nomma « sa révolution personnelle ». Même en faisant la part de l’habituelle nostalgie (c’était mieux avant, où sont les chansons de naguère ?), on remarque que les auteurs d’articles ont eu la puce à l’oreille. Cela étant, dans les années à venir, il diront encore que c’était mieux avant... en pensant à Bobino 1967. On le dira encore plus tard en inventant de toutes pièces une « période Barclay » qui n’existe pas puisqu’elle est elle-même constituée de plusieurs aspects de l’œuvre. On le dira jusqu’au bout alors que la « période toscane » comprendra à plusieurs reprises des éléments de la « période Odéon ». Cette fausse question des « périodes » supposées de Léo Ferré fera ultérieurement l’objet d’un développement détaillé.
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mardi, 03 avril 2007
L’année 1970
Janvier
Le samedi 3, il chante à la Maison de la culture de Saint-Denis. Il se produit à la Mutualité, du mardi 6 au samedi 10, le prix des places étant fixé à dix francs. Il est accompagné au piano par Paul Castanier. Le programme vendu dans la salle comprend des propos recueillis par Françoise Travelet, l’année précédente. Le mercredi 7, il passe au journal télévisé de la nuit. À la mi janvier, il effectue une tournée de quinze jours au Canada, puis il chante au Théâtre 140, à Bruxelles, dont le directeur est Jo Dekmine (né en 1930), qu’il connaît depuis des années. Il rencontre le peintre belge d’origine polonaise, Charles Szymkowicz (né en 1948). Le samedi 24, il écrit pour lui un texte : « Le graphisme, c’est un peu la musique du papier... » Toujours en janvier, les actualités Gaumont lui consacrent six minutes, sous le titre Un nouveau Léo Ferré. Les lundi 26 janvier, lundi 2, mercredi 4, vendredi 13 et vendredi 20 mars, mardi 14 et samedi 25 avril, mercredi 21 octobre, il enregistre deux 30-cm Barclay intitulés Amour Anarchie, Ferré 70, qui comprennent : Le Chien, Petite, Poète... vos papiers!, La Lettre, La the nana, La Mémoire et la mer, Rotterdam, Paris, je ne t’aime plus, Le Crachat, Psaume 151, L’Amour fou, La Folie, Écoute-moi, Cette blessure, Le Mal, Paris, c’est une idée, Les Passantes, Sur la scène. Les deux disques, publiés séparément, seront ensuite groupés dans un album dont la pochette originale contient le texte « L’anarchie est la formulation politique du désespoir... » (il s’agit de celui publié dans Le Monde libertaire en janvier 1968, sous le titre Introduction à l’anarchie). Le Chien et La the nana sont accompagnés par le groupe pop Zoo. Le lundi 26 janvier, il enregistre La the nana. Cette prise est demeurée inédite. Le mercredi 28, il enregistre Sur la scène et La Lettre. Ces deux prises sont demeurées inédites. Les jeudi 29 janvier et mercredi 21 octobre, Ferré enregistre respectivement L’Adieu (poème d’ Apollinaire) et Avec le temps, qui deviendront un 45-tours Barclay (L’Adieu ne figure pas sur un 33-tours original ; il sera repris des années plus tard dans un 33-tours de compilation). Dans le mois, il donne une interview à France-Soir.
Février
Le jeudi 5, il passe à la radio canadienne dans l’émission Le Sel de la semaine. Toujours en février, à New York, un rendez-vous est raté entre Ferré et Jimi Hendricks. La rencontre était organisée par Jean Fernandez, représentant la maison Barclay aux États-Unis. Ferré rencontre les Moody Blues (Justin Hayward, Graeme Edge, Mike Pinder, Ray Thomas et John Lodge) et envisage une collaboration qui n’aura pas lieu à cause de problèmes de calendrier. Il est question qu’ils l’accompagnent dans La the nana et qu’ils se produisent ensemble au festival de la Pop music, au Palais des Sports. Les Moody Blues eux-mêmes envisagent de faire enregistrer Léo Ferré en anglais. Ferré tourne au Canada et Fernandez organise un enregistrement avec John Mc Laughlin, Miroslav Vitous et Billy Cobham. La bande est envoyée à Paris pour qu’y soit superposée la voix de Léo Ferré. Finalement, cela ne se fait pas et André Hervé, du groupe Zoo, l’utilise comme ligne directrice pour réaliser l’accompagnement du Chien. Le samedi 14, Ferré se produit au centre culturel de Seraing (Belgique). Il donne une interview à Témoignage chrétien du vendredi 27.
Mars
Le lundi 2, il enregistre La the nana et Les Passantes. Ces deux prises sont demeurées inédites. Le mardi 3, il enregistre Psaume 151. Cette prise est demeurée inédite. Le jeudi 12, il enregistre une émission de télévision qui ne sera pas diffusée, Tous en scène. Le vendredi 20, il enregistre La the nana. Cette prise est demeurée inédite.
Premier trimestre
Le texte Le mot, voilà l’ennemi paraît dans La Rue, n° 7, daté du 1er trimestre.
Avril
Il chante au Palais des Sports de Tours. Le mardi 14, il enregistre La the nana. Cette prise est demeurée inédite. Il accorde un entretien à Popmusic du jeudi 23. Il envisage de réenregistrer C’est extra avec les Zoo. Toujours en avril, Catherine Sauvage grave chez Philips Sur la scène et La Marseillaise.
Mai
Le jeudi 21, il chante au Pavillon des floralies de Vincennes. Le samedi 23, il passe à la télévision dans l’émission Samedi et compagnie, sur la 1e chaîne. Le vendredi 29 voit la naissance de son fils Mathieu, qu’il cachera durant longtemps.
Juin
Le vendredi 19, il achève à Florence la rédaction de son roman Benoît Misère. Quand Sartre effectue dans les rues, les samedi 20 et vendredi 26, une vente sauvage de La Cause du peuple, Ferré pense l’accompagner puis se ravise, craignant qu’on ne le taxe de volonté publicitaire. Les lundi 22 et mardi 23, il enregistre trois chansons en italien, I poeti, Niente più et La Notte dans une traduction d’Enrico Medail. Ces prises sont demeurées inédites. Le mardi 23, il envoie une lettre à Aragon, après le décès d’Elsa Triolet qu’il a appris avec retard.
Juillet
Le mardi 7, il chante au Théâtre de Verdure de Nice, le mercredi 29, au Théâtre antique d’Orange, le jeudi 30, il donne un récital à Marseille, Théâtre aux Étoiles, un théâtre en plein air installé l’été au palais du Pharo.
Août
En août, il est en Corse. Le mardi 4, il chante à Bonifacio.
Deuxième et troisième trimestres
Dans La Rue, n° 8, daté des 2e et 3e trimestres, est publié le poème Les Chants de la fureur, chant 1, Guesclin.
Septembre
Benoît Misère est publié par Robert Laffont (l’ouvrage porte un bandeau : « Le premier roman de Léo Ferré »), à l’initiative de Revel.
Octobre
Le mercredi 28, il passe à la télévision dans l’émission Post scriptum, sur la 2e chaîne, où l’on présente Benoît Misère, avec Paul Guimard et Jean-Pierre Chabrol. Le jeudi 29, il chante au Griffith Club de Genève. L’ invitation porte la mention : « Grande soirée d’ouverture (smoking conseillé) ».
Novembre
Du mercredi 11 novembre au mercredi 16 décembre, il passe à Bobino, au long de quarante-deux représentations qui ont lieu tous les soirs sauf le lundi à 21 h, le dimanche à 15 h. Ce sera la dernière fois car Félix Vitry, le directeur de la salle, mourra quelque temps après. Léo Ferré ne voudra pas continuer à chanter à Bobino après Vitry. Le programme vendu dans la salle comprend Demain. Lors de ce spectacle, il interprète Il y a, qu’il n’enregistrera jamais. Il est accompagné au piano par Paul Castanier. Dimanche 15, il passe au journal télévisé de 20 h. Il donne une interview à Bonnes Soirées du dimanche 15 et à Femmes d’aujourd’hui du mercredi 18. Le samedi 21, il passe à la télévision dans l’émission Samedi et compagnie où des extraits du récital à Bobino sont donnés.
Décembre
Au théâtre du Tertre, le comédien Jacques Roux met en scène et interprète Une saison en enfer, spectacle au cours duquel il fait entendre des chansons de Léo Ferré (il s’agit du disque Verlaine et Rimbaud, qui passe sur un électrophone posé au sol). Le jeudi 31, il donne une interview à Émile Noël, pour l’émission Profils sur France-Culture.
Quatrième trimestre
Le texte Le Conditionnel de « variétés » est donné dans La Rue, n° 9, au 4e trimestre. C’est Jean-Pierre Chabrol qui a trouvé ce titre.
Dans l’année
Barclay publie un dossier de presse non daté avec le texte de Maurice Frot, Léo, forgeron de l’enfer. Dans l’année, il donne une interview au Soir illustré. Toujours dans l’année, le pétrolier Antar commandite à Barclay un 45-tours promotionnel qui comprend Jolie môme et Merde à Vauban, dans le cadre de son opération Antarama 70. Au cours d’un Campus spécial « 30-40-50 » réunissant trois générations d’artistes, Ferré rencontre Claude Nougaro.
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dimanche, 01 avril 2007
Imprimatur, IV
(photo X, vers 1979)
Définitivement fixé en Italie, Léo Ferré installe bientôt, de nouveau, son imprimerie et crée ses éditions, Gufo del Tramonto – le Hibou du couchant – qu’il ne commercialisera pas. Il s’attachera à des formats inusités et au choix de papiers non prestigieux, mais d’excellente texture. Finis les dos thermocollés de la période précédente. À présent, les plaquettes – à l’exception des « quatre-pages », « huit-pages » et de Je parle à n’importe qui – seront agrafées. Sur la photographie ci-dessous, on remarque évidemment, aux côtés de la presse, la présence d’un piano électrique. Tout cela est, chez Léo Ferré, véritablement indissociable.
Sa première production estampillée Gufo del Tramonto paraît en 1974. C’est une plaquette au format tout en hauteur de 13 x 38 de trente-six pages non foliotées, intitulée Il est six heures ici et midi à New York. C’est toujours la même formule que retient l’auteur : textes et illustrations en trois bichromies (noir-rouge, noir-bleu et noir-jaune : les passages sont effectués séparément). Il effectue cette réalisation avec l’aide de sa belle-sœur Danièle, comme le précise l’achevé d’imprimer du 2 novembre 1974. Les illustrations sont d’Astrid, Pisanello, Millet, Serge Arnoux, Beham, Naudin, Callot, Van Gogh, Daumier, Jean Veber, Bodmer, Braquemont, Bellanger, Brouet, ainsi qu’une gravure flamande de 1647.
En 1975, il imprime L’Espoir, recueil de textes et d’illustrations de vingt-quatre pages au format 22 x 27 avec des textes, des illustrations et des photographies de Grooteclaes, des lithographies de Steinlen et Odilon Redon. Le recueil, entièrement en noir et vert, atteste la trichromie : trois passages en machine. Et Mathieu en couverture. Des exemplaires de cette plaquette ont été encartés dans le programme du spectacle donné cette année-là au palais des Congrès.
La même année, Je parle à n’importe qui est un ouvrage de très grand format (28 x 42) publié sur vingt-huit pages, illustré par Charles Szymkowicz. Les pages ne sont pas reliées du tout, comme souvent dans les livres d'art, et foliotées en chiffres romains. Le tirage fut de deux-cent cinquante exemplaires numérotés sur papier du moulin Magnani à Pescia, en Toscane – moulin dont on trouve une trace dans Et... basta ! L’ouvrage est dédié à Marie-Christine Ferré, il est imprimé en garamond de corps 12.
L’année suivante, un « quatre-pages » sans titre est publié pour le spectacle donné à Genève le 4 novembre 1976 (format 16 x 23). Quelques textes à l’intérieur.
Retour à l’impression de musique avec La Chanson du mal-aimé. Dans un format réduit (20 x 26, 5), Léo Ferré imprime son manuscrit sur papier bleu (il s’agit ici d'une photocopie en noir). Souvenir des « petits-formats » de Pershing ? Attachement de toujours à cette œuvre symphonique ? Un peu des deux, peut-être.
En 1979, un tout-petit format (8 x 14) sur trente pages de papier bleu propose La Méthode et quelques textes. Composé en garamond de corps 6, il est illustré par des dessins d'Olivier Bernex et de Serge Arnoux, ainsi que par une lithographie d’Odilon Redon.
La même année, il envisage la publication d’Alma Matrix, dont son ami Serge Arnoux signe les dessins. Cela ne se fera pas.
Un « huit-pages » non agrafé au format 13 x 17, 5, tiré sur papier fort avec l’aide de Mathieu Ferré en 1981 : Farò del mio peggio, comprend quelques textes et des illustrations.
Après cette production imprimée par ses soins, quelques ouvrages vont être publiés sous la marque Gufo del Tramonto, mais imprimés par Arti Grafiche Nencini, à Poggibonsi.
Ainsi, en 1989, il fait reparaître son roman Benoît Misère. L’achevé d’imprimer mentionne uniquement le mois de novembre, sans quantième. En quatrième de couverture, une photographie signée Hubert Grooteclaes.
En 1990, il réédite Testament phonographe, dont l’achevé d’imprimer ne porte pas de date. Le copyright demeure celui de la première édition chez Plasma (soit 1980), puisqu’il l’avait de toute façon conservé.
En 1991, Marie-Cécile Ferré, sa première fille, conçoit graphiquement une plaquette sans titre sous couverture rouge illustrée par un portrait de son père, signé Grooteclaes. De format 21 x 30 sur seize pages avec des photographies de Grooteclaes et de Marouani, ainsi que quelques illustrations, elle est vendue lors des spectacles de l’artiste.
On voit que, pris par ses tournées très nombreuses, Léo Ferré a renoncé à éditer lui-même ses livres. Il se limite désormais aux plaquettes à tirages réduits. Encore celle de 1991 ne sera-t-elle pas imprimée par lui, mais, comme les deux livres ci-dessus, par Arti Grafiche Nencini.
Enfin, voici une image de l’artiste devant son massicot.
(photo Alain Marouani, premières années 80)
Et l’on terminera cette évocation des arts graphiques chez Léo Ferré par cette vue du musicien rejoignant l’imprimeur, dans un bâtiment tout en longueur de Castellina-in-Chianti. Puis par ces portraits de 1961 à Pershing rejoignant celui des années 80 en Italie, dans la constance d’une mémoire imprimée.
(photo Hubert Grooteclaes)
(photo Michel Brodsky)
(photo X)
(photo Hubert Grooteclaes)
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vendredi, 30 mars 2007
Imprimatur, III
Au printemps 1968, Léo Ferré s’installe avec Marie en Lozère, durant deux mois, à mille deux-cents mètres d’altitude – mais ils dorment à l’hôtel à Aumont-Aubrac – puis en Ardèche, à Cubagnac, près de Sanilhac et de Largentière, dans une maison trouvée par l’intermédiaire de Jean-Pierre Chabrol.
Il est remarquable que, dans une période nouvelle, difficile, attentif à une vie neuve qui s’ouvre pour lui avec, à ses côtés, une jeune femme de vingt-et-un ans, à l’orée – mais il ne le sait pas encore – d’une période d’une grande fécondité artistique, Ferré se tourne de nouveau vers l’imprimerie. Au cours du quatrième trimestre, il imprime un recueil de textes et d’illustrations de quarante-six pages intitulé Mon programme (daté 1969 sur la couverture). Il vit en Ardèche, mais il indique l’adresse familiale de Monaco comme étant celle de l’auteur. Le format est 21 x 31. L’ouvrage n’est pas folioté dans son ensemble, cependant, les pages 7 à 12 sont, elles, numérotées 1 à 6. Les pages 19 et 20 portent les numéros 13 et 14. La page 25 est dite 17. Sans doute ces feuillets avaient-ils été prévus pour une autre réalisation. On observe encore qu’une reproduction de Steinlen est en bichromie (rouge et bleu), un dessin de Pépée par Dimey en trichromie (noir, bleu et jaune). La couverture est aussi en trichromie (noir, bleu et jaune) puisque le personnage dessiné par Dimey a les yeux verts. On peut donc déduire de ces remarques qu’il n’y eut jamais quatre passages mais trois au maximum, alors que les quatre couleurs sont bien présentes dans la plaquette, mais jamais ensemble.
Dans l’année, il imprime aussi une plaquette sans titre et sans date de seize pages, toujours au format 21 x 31, comprenant son texte Bonsoir et un autre de Frot, Léo, forgeron de l’enfer. L’exemplaire que j’ai pu acheter au marché aux livres de la rue Brancion à Paris, il y a peu d’années, porte cette curieuse dédicace au stylo à bille bleu : "Pour Galli le musicien. Ferré, l’autre... musicien de hasard ! Léo Ferré, 12 décembre 1968". J’indique cette suscription manuscrite uniquement parce qu’elle atteste que la plaquette a bien été éditée au plus tard cette année-là.
Il imprime encore une plaquette sans date d’une douzaine de pages, comprenant uniquement ce dernier texte. Le titre est dessiné par Frot.
Ces publications hors-commerce, vendues lors de ses spectacles, sont de simples feuillets dactylographiés sur une machine électrique IBM à boule, tirés sur une petite machine offset et reliés par un dos thermocollé fragile. En dépit de cette simplicité technique, il y a toujours des illustrations et, on l’a vu, des essais de couleur.
L’année suivante, il fait paraître une autre plaquette encore, comprenant la lettre que vient de lui faire parvenir par pneumatique, le 13 janvier, le syndicat des artistes-musiciens de Paris et de la région parisienne à propos de son utilisation de bandes enregistrées dans son spectacle de Bobino, et la réponse qu’il lui adresse le 14, avec copie aux musiciens des séances d’orchestre de Jean-Michel Defaye. Il s’agit d’une simple pochette contenant le fac-similé de cette correspondance. La couverture est en bichromie (bleu et jaune).
On voit donc que, ne disposant plus, pour le moment, du matériel de professionnel qu’il a acquis quelques années plus tôt, Léo Ferré, qui n’a plus de maison à lui (il ne s’installera en Italie qu’au cours de l’été 1969 dans une villa de San Casciano, puis en janvier 1971 à Castellina-in-Chianti), ne renonce jamais à sa passion de la chose imprimée et continue, avec les moyens du bord, à s’auto-produire.
Marie-Christine Diaz et Maurice Frot en 1969 (photo X)
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mercredi, 28 mars 2007
Imprimatur, II
À Perdrigal où l’apprenti-imprimeur dispose de place et, le succès venu, de moyens d’acquérir du matériel, les choses vont changer. Léo Ferré fait l’acquisition d’une Heidelberg, communément considérée comme « la Rolls de l’imprimerie ». C’est, en matière de presse offset, ce qui se fait alors de mieux. Il achète aussi une photocomposeuse de marque Diatype et installe son atelier dans une ancienne ferme située dans son domaine, au lieu-dit Baradesque basse.
On sait qu’il passe désormais à la vitesse supérieure et entreprend la réalisation des Mémoires d’un magnétophone, un ouvrage complet de deux-cent trente pages au format 18 x 24, à dos carré cousu, couverture illustrée par Maurice Frot et jaquette avec photographie signée Grooteclaes, en garamond de corps 14 sur papier Centaure d’Arjomari. Ce n’est pas un mince travail, même si le tirage est relativement faible. L’écho dans la presse, lui, est considérable puisque nombreux sont les journaux présentant le livre qui insistent sur le fait que Léo Ferré a lui-même procédé à la fabrication du volume, avec l’aide de Frot, quelquefois de passage dans le Lot. « Léo Ferré a créé sa propre imprimerie et sa propre maison d’édition. Il s'est d’ailleurs chargé personnellement de la composition de l’ouvrage. À la main : deux heures un quart par page » peut-on lire dans France-Soir (malheureusement sans référence). Le Figaro littéraire s’en mêle dans son numéro du 9 au 15 octobre 1967, sous la plume de Geneviève Dormann : « Il est rare que la naissance d’un auteur provoque celle d’un éditeur. C’est pourtant le cas. Léo Ferré a donc fondé sa propre maison d’édition, Perdrigal (...) Ainsi les Ferré font des livres comme d’autres font des confitures ou mettent des cornichons au sel ». Dans Elle du 7 décembre 1967, c’est Benoîte Groult qui note : « Léo Ferré a trouvé si belles les confidences de sa femme à son magnétophone qu’il a voulu faire de ce texte, qui lui était dédié, un livre qui soit leur œuvre à tous les deux. Et comme rien ne l’arrête, il a acheté des machines, il a appris à typographier, à brocher et il a réussi à éditer tout seul ces Mémoires d’un magnétophone ». La palme revient à La Dépêche du midi qui, dans son édition lotoise du 26 novembre 1967, fait une « accroche » à la Une et, en page 5, un très grand article abondamment illustré par des photographies signées Jef : « Dans sa propriété de Gourdon (Lot), Léo Ferré est devenu éditeur pour publier le premier livre de sa femme. De notre envoyée spéciale : Annette Brierre ». Car il y eut en effet une journaliste dépêchée sur place, accompagnée d’un photographe. Ferré imprime également une affiche annonçant cette parution ; elle reproduit la couverture.
On sait qu’il offrit à sa femme un magnétophone – très certainement celui qu’on aperçoit dans l’émission de télévision Panorama du 22 avril 1966 – et lui conseilla de raconter ses souvenirs et ses impressions. Il n’en reste donc pas là et entreprend un gros travail dont on trouve trace, entre autres, dans son texte Je donnerais dix jours de ma vie [1] où l’on peut lire : « Je suis monté voir à la "reliure". À peu près cinq à six-cents livres prêts à recevoir la couvrante, et la jaquette... Et tous ces cartons qui s’entassent. Dis donc, la librairie, c’est pas de la tarte ! » Le livre paraît en septembre 1967 (l’achevé d’imprimer est du 6) : le prix public est fixé à vingt-trois francs cinquante-cinq. Pour le diffuser, il se met d’accord avec l’Inter, le service de diffusion des éditions Seghers. Lorsque Pierre Seghers, en 1969, cèdera sa maison à Robert Laffont, celui-ci regroupera l’Inter avec sa propre structure de diffusion, Forum, et de là naîtra Inter-Forum. En décembre, l’ouvrage est en librairie. Il existe aussi, des Mémoires d’un magnétophone, un tirage de tête sur beau papier (vergé teinté de Hollande à la tête de bœuf). Il y eut quelques erreurs de brochage : dans certains exemplaires, on compte en effet des pages en double.
On se rappelle moins que Ferré envisage, au même moment, de publier lui-même son roman Benoît Misère. Il écrit, le 10 janvier 1968 : « Je typographie Benoît Misère, sans justification... ça va nettement plus vite pour les moyennes... Gutenberg ? Connais plus ! » [2] Il arrive que le matériel ne fonctionne plus : « Le type est là pour dépanner ma machine à composer. Il a changé un je ne sais plus quoi et ça marche. Deux heures. Il a mis deux heures à réparer cette attente de dix jours » [3].
Ainsi, Léo Ferré, avec « les éditions et imprimeries de Perdrigal », inscrites au registre du commerce sous le n° RC 66 B 00029, franchit-il un pas de plus dans cette passion pour la chose écrite et imprimée qui l’anime depuis longtemps. Comme toujours, il voit grand et tente de s’approcher le plus possible du professionnalisme... d’une manière autodidacte : il apprend seul l’art d'imprimer, dans des manuels et sur le tas. Il a abandonné le « quatre pages » en bichromie des petits-formats pour un livre, non pas de luxe mais à la fois artisanal et de haut de gamme, comme on ne disait pas encore, qui demeurera son plus gros travail typographique.
__________________
[1]. « Je donnerais dix jours de ma vie », in La Rue, n° 1, mai 1968.
[2]. Ibidem.
[3]. Ibidem.
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lundi, 26 mars 2007
Imprimatur, I
L’ami Patrick Dalmasso me faisait remarquer, il y a quelque temps, que, paradoxalement, le fait que Léo Ferré n’ait pu faire la carrière de chef d’orchestre qu’il eût aimée, lui avait rendu service : il serait certainement devenu un chef d’orchestre parmi d’autres, talentueux sans doute – d’autant qu’une pratique plus constante lui aurait forcément enseigné quelque chose – mais un chef d’orchestre, simplement, si l’on peut dire. Au lieu de cela, il est devenu un artiste pluridisciplinaire original, un « OVNI artistique » tel que je me suis plu à le dénommer.
Une question, cependant, ne cesse de se poser. S’il avait pu devenir ce musicien, vivre de sa musique ou de l’exécution de celle des autres, les mots ne l’auraient-ils pas tenté malgré tout ? On a vraiment beaucoup de mal à le supposer n’écrivant pas. Dès les premières années 50, sous les combles de son appartement du boulevard Pershing, il installe une petite machine offset et, avec l’aide de Maurice Frot quelquefois, imprime ses textes. Puis, dans la nuit, il part chanter dans les cabarets, l’odeur de l’encre d’imprimerie inscrite dans la mémoire olfactive dont on sait qu’elle était chez lui fort développée. Il s’est souvent expliqué – et même justifié comme s’il avait eu à le faire, ce qui est étonnant – quant à son amour de l’imprimerie en disant qu’il avait toujours eu honte de ne rien savoir faire, de n’être pas du tout manuel, et qu’ainsi, il pouvait se donner l’impression de travailler de ses mains. Soit. On remarque toutefois que l’activité choisie, pour ne pas écrire : élue, fut l’imprimerie, c’est-à-dire, concrètement, le papier, l’encre et les mots. Et, ne l’oublions pas, un métier de tradition anarchiste… Les typographes et les correcteurs ont toujours été adhérents de la Confédération nationale du travail (CNT), syndicat anarcho-syndicaliste. Au XIXe siècle, ils étaient même considérés comme le fleuron de la classe ouvrière, ne serait-ce que parce qu’ils savaient lire et écrire.
N’extrapolons pas. Il reste qu’imprimeur, Ferré imprime… quoi ? En tout premier lieu, de la musique, plus précisément des partitions, plus exactement des « petits-formats » ainsi qu’on les dénomme alors. Frot dessine leur couverture (Paulette Caussimon en illustrera un, celui des Indifférentes) et les deux hommes réalisent leurs tirages en bichromie (deux passages en machine seulement, c’est plus facile et moins onéreux), essentiellement en rouge et noir, mais pas uniquement. Comme cela sera une constante dans sa vie, Léo Ferré allie, ce faisant, son goût artistique et les nécessités matérielles. À l’époque, il y a peu de disques, le 78-tours cohabite avec le microsillon puisque tout le monde ne possède pas encore d’électrophone (on dit parfois pick-up par snobisme anglo-saxon), il existe beaucoup d’orchestres, des bals, on enregistre de nombreux disques de danse, on chante chez soi ou en groupe et même dans les rues, bref, on achète des petits-formats en grand nombre et cela constitue donc pour Léo Ferré une source de droits. À ce moment-là, hormis quelques chansons déposées au Chant du Monde et La Chambre de René Baer, primitivement déposée chez Hortensia, il n’a pas d’éditeur « papier » et met donc en vente ses chansons imprimées par ses soins chez lui, ainsi qu’à l’adresse monégasque de ses parents. Testament phonographe conservera le souvenir du travail nocturne des deux amis : « Sur cette offset à la voix off / Nous imprimions nos infortunes / Ô Maurice à Pershing la lune / Avait la gueule d’un sous-off ».
Il apparaît donc que les circonstances – sinon les motivations – qui poussent Ferré à devenir imprimeur à toute petite échelle pour commencer, sont multiples et peut-être plus complexes qu’il n’y paraît : désir d’œuvrer manuellement, attirance naturelle pour la chose écrite, nécessités matérielles et, pourquoi pas, inscription, même inconsciente, dans une tradition historico-professionnelle. Cela se confirmera et se nuancera par la suite, c’est pourquoi on reviendra dans plusieurs notes sur cette activité qu’il pratiquera toute sa vie.
Sous les combles du boulevard Pershing (photo Roger Pic)
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lundi, 19 mars 2007
Nouvelle pause
Je suis encore rattrapé par le temps et n’ai plus de notes d’avance. J’ai maintenu jusqu’à présent le rythme d’un texte tous les jours puis tous les deux jours, mais il n’est pas question d’écrire pour écrire. J’espérais pouvoir vous présenter un troisième « invité du taulier » mais il ne m’a pas encore adressé son texte. Une nouvelle pause s’avère nécessaire. J’espère qu’elle ne sera pas longue.
(Photo Ouest-France, 1966)
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samedi, 17 mars 2007
Instantanés de la vie de René Baer, par Jacques Miquel
J’ai demandé à Jacques Miquel de nous présenter René Baer dont on ne savait pas grand-chose jusqu’à présent. Cette idée n’était pas mienne : l’ami Patrick Dalmasso me l’avait soufflée il y a quelque temps déjà mais je n’ai pu trouver ni le temps ni, surtout, l’information nécessaire. Jacques Miquel, dont on connaît les notices précises et très intéressantes consacrées à Sabaniev, Jamblan ou Cecco, était tout désigné pour faire revivre pour nous l'auteur de La Chambre. Il a bien voulu se charger de ce travail et, une fois encore, je l’en remercie vivement.
À madame Nadine Baer
Le Banco du diable
« Aussi loin que remonte ma mémoire j’ai joué.
J’ai joué dans des salons aux lambris dorés et dans des bouges infâmes, dans de sévères bibliothèques et au milieu de jazz, dans les bois, sur la plage, dans des salles d’étude et dans des maisons de rendez-vous, dans des casernes, des hôpitaux, des tranchées, en fiacre, en bateau, en chemin de fer, à l’Opéra, en cabinet particulier, dans la cave et à la cuisine, dans des cercles fermés ou largement ouverts, dans des casinos, des bars, des tavernes… J’ai joué partout.
J’ai joué avec de vieux Parisiens et de jeunes Turcs, avec des grands-ducs et des nihilistes, des héros et des déserteurs, des magistrats et des interdits de séjour, des douairières et des filles, des moralistes et des maquereaux… J’ai joué avec tout le monde.
J’ai joué aux cartes, aux dés, aux dominos, à la boule, aux échecs, au billard ; j’ai misé sur des matches de boxe ou de football, j’ai parié aux courses de chevaux, de bicyclettes, de chiens ; j’ai spéculé sur la baisse du coton et la hausse du saindoux ; j’ai acheté des tramways et vendu des mines… J’ai joué à tous les jeux.
Les exquises sensations que j’ai éprouvées, ont suffi à mon bonheur. Que ce bonheur soit ou non de qualité, que m’importe ! Il ne m’a apporté ni la gloire ni la fortune, mais j’y ai gagné d’impérissables souvenirs, qui me consolent de ne plus pouvoir me livrer, aujourd’hui qu’aux joies un peu fades des réussites. »
C’est au seuil de la cinquantaine que René Baer éprouve le besoin de livrer au public cet autoportrait dans les colonnes de Confessions, hebdomadaire à sensation que Georges et Joseph Kessel publient de novembre 1936 à juin 1937 et dont chaque numéro propose un recueil de confidences faites par des personnalités de divers horizons. Ainsi, le sommaire du n° 18 du 1er avril 1937 se compose-t-il, outre l’article de Baer, des souvenirs de la première Miss France, d’une interview des fantaisistes Pills et Tabet, des fadaises d’un député persécuté par le fisc, des révélations d’un malade atteint de satyriasis, des états d’âme d’un Garde républicain, et d’un feuilleton signé Georges Simenon.
Quant à la confession qui nous occupe plus particulièrement, elle est intitulée J’ai joué ! et sous-titrée « Contre tous et même contre moi, J’ai joué ! avoue sans remords René Baer ». Au-delà de la ballade en prose dans laquelle il expose sans détour son dada, l’homme évoque dans ces lignes son enfance choyée et son adolescence étourdissante sur fond de Belle époque. Issu d’un milieu culturellement et matériellement privilégié dans lequel l’oisiveté n’est cependant pas de mise, René Baer grandit à contre-courant des idéaux familiaux, se montrant peu ardent aux études commencées au lycée Carnot à Paris, aussi peu attiré par le piano dont il prend quelques leçons et encore moins par l’équitation qu’il abandonne rapidement. Non, le feu qui dévore le jeune Baer c’est bien le jeu dans toutes ses manifestations et, tout au long de sa jeunesse, il fréquente les lieux de prédilection des joueurs où il côtoie aussi bien des capitaines d’industrie que de grandes courtisanes comme la Belle Otéro.
Le service militaire en 1907 et surtout la mobilisation dans l’infanterie en août 1914 [1] mettent entre parenthèses cette vie étincelante et désormais pour le Poilu Baer, l’enjeu consiste avant tout à sauver sa peau. Pendant ces années de guerre, on peut le suivre notamment en première ligne des fronts de Woëvre et de Champagne. Le journal de marche du 124e Régiment d’Infanterie dans lequel il sert comme mitrailleur à partir de juillet 1916, dans le secteur de Ville-sur-Tourbes, montre toute l’âpreté des heures passées dans la boue des tranchées avec la menace permanente du recours au gaz et le lot quasi quotidien de blessés et de tués. C’est de là que René Baer est évacué en septembre 1916 pour « maladie contractée en service commandé ». Après plusieurs hospitalisations, il est versé dans l’auxiliaire avant d’être définitivement réformé en septembre 1918.
Après l’Armistice, ayant « les moyens de mener cette existence coûteuse » [1] il se remet à fréquenter quotidiennement champs de course et cercles de jeux. Illustrant le propos, une photographie prise au temps des années folles le montre au pesage, en habit et haut-de-forme, en compagnie d’une belle élégante… Curieusement, ce passé de flambeur qu’il évoquait avec beaucoup de complaisance n’est pas resté ancré dans la mémoire familiale comme un trait dominant de sa réputation, peut-être parce que cette passion s’est finalement dissipée à la faveur de son mariage puis de la naissance de son fils au début des années 20. Enfin, si dans les pages de Confessions René Baer se révèle particulièrement disert sur sa marotte, en revanche il ne se livre à aucun étalage de sa vie intime ou de ses autres activités, notamment artistiques, dont certaines découvertes montrent qu’elles n’avaient rien de négligeable.
Du « chevalet d’illusion » au « mirage de l’art »
Homme d’esprit et artiste dans l’âme, les dons de René Baer semblaient pouvoir s’exprimer dans diverses disciplines sans qu’il ait peut-être su privilégier l’une d’entre elles. Bibliophile raffiné, amateur d’art collectionnant notamment des œuvres du dessinateur Pasquin, il était lui-même peintre à ses heures et faisait preuve d’une grande sensibilité comme en témoignait un Sarrazin à tête de radis longtemps accroché aux cimaises familiales. Mais au-delà des arts plastiques, c’est sans conteste l’écriture qui mobilisait sa fibre sensible, et il est certain qu’il s’est toujours plu à écrire des pièces en vers, qu’il s’agisse de parodies enfantines ou de textes marquant les moments les plus sombres de la vie.
Le monde de l’enfance, dont il n’était peut-être jamais complètement sorti, lui inspira plus tard diverses créations musicales. Ainsi signa-t-il, sous le pseudonyme de Vittonet, huit chansons [2] adaptées pour le Théâtre du Petit Monde par Pierre Humble, alors directeur de cette salle de spectacles pour enfants créée à Paris en 1919. Les thèmes de ces ritournelles comme Miss et Nounou ou Qui est mon marquis confirment qu’il évolue dans ce qu’il est convenu d’appeler la « bonne société ». Quelques indices en disent un peu plus sur ses relations sociales du moment : une de ses chansonnettes est dédiée à l’épouse du peintre paysagiste Pierre Jeanniot, directeur du Journal amusant et auteur dramatique pour le Grand Guignol. Une autre adresse est pour l’actrice de cinéma Gisèle Parry… En 1928 les éditions Roubanez publient Les Chansons de Vittonet sous forme de recueil illustré par Étienne Ret [3]. Trois ans plus tard, c’est encore pour le Théâtre du Petit Monde que son nom est associé aux partitions de la comédie musicale Bicot, Suzy et Cie qui met en scène les personnages de comics imaginés par l’Américain Martin Branner.
La crise de 1929 ayant englouti les années folles, le misérabilisme offre à l’occasion de nouvelles sources d’inspiration. C’est dans ce registre bien particulier que s’inscrit la chanson Le Coup dur qu’il écrit sous le nom de Vittonet en 1930 : « J’suis née j’sais pas quand / Je sais pas où, de qui ? / Je n’en sais rien du tout (…) Sans connaître un seul bon moment / J’ai grandi n’importe comment / Sur l’macadam / N’avoir quelle malchance / Comme souv’nirs d’enfance / Qu’ des jours de souffrance / C’est l’ coup dur (…) Probable que c’était mon destin / De finir chez les purotins / Et sans amour (…) Mais y a rien à faire / Moi je n’ai qu’à m’ taire / Mon gros lot sur terre / C’est l’ coup dur ». Lucienne Boyer prêta sa voix aux intonations dramatiques à cette complainte réaliste [4]. À peu près à la même époque, la goualeuse Gaby Montbreuse enregistra Tu vas imaginer des choses, également signée Vittonet pour les paroles et Jean lenoir pour la musique.
Quant à l’origine du pseudonyme Vittonet, Nadine Baer se souvient qu’en famille, son oncle René était surnommé « Vuitton » à cause des valises qu’il portait… sous les yeux ! D’autres œuvres sont susceptibles d’avoir été écrites sous ce sobriquet comme par exemple celle interprétée plus tard par Maurice Chevalier [5]. Toujours dans ces années 20 et 30, René Baer a parfois recours à un autre nom de plume, Teddy, pour publier quelques articles sur la danse ou le cinéma qu’il place auprès de quotidiens comme Le Petit Journal et L’Intransigeant [6]. Il y a fort à parier qu’à l’origine de cet autre pseudo, on trouve une nouvelle facétie de cet éternel enfant, Teddy étant une allusion à peine voilée à l’ours américain Teddy Bear, Teddy Bär en allemand, et dont la phonétique [ber] renvoie à la prononciation du patronyme Baer.
Cette période de l’entre-deux-guerres s’avère particulièrement propice à la diversification d’expériences créatives comme l’illustrent d’une part le scénario et les dialogues que René Baer écrit pour le film Heure d’été [7] et d’autre part la sortie en 1937 de sa première œuvre littéraire, le roman Frédéric [8].
Dédié à l’académicien Pierre Benoit, l’ouvrage tient plus de la pochade que du roman, ainsi que le suggère au premier coup d’œil la couverture illustrée par Dignimont [9]. Sur un ton résolument frivole, l’auteur raconte la vie mouvementée de Frédéric Ribidy, un doux rêveur dépourvu d’ambition, devenu malgré lui un puissant de la terre et, réellement à son corps défendant, l’esclave d’une maîtresse tyrannique. Le cadavre de celle-ci est retrouvé découpé en morceaux, ce qui vaut au héros d’être injustement condamné aux travaux forcés et expédié au bagne de Paprika. Loin de s’y morfondre, paradoxalement il découvre la liberté, se vivifiant au grand air en cassant des cailloux et jouant au bridge avec le gotha pénitentiaire. Ce séjour est prétexte à de nombreux rebondissements plus ou moins cocasses, parfois à la limite du cynisme, et il serait vain de rechercher dans cette farce une quelconque trame autobiographique. Toutefois, les personnages-clés paraissent emprunter aux conceptions intimes de l’auteur notamment en ce qui concerne sa misogynie larvée, peut-être liée à une séparation mal vécue. Ainsi la mère de Frédéric, mégère atrabilaire ennemie des plaisirs et des arts, est présentée comme la « championne incontestée de la Grande Morale Bourgeoise ». Quant à l’homme, il a souvent le beau rôle comme le père de Frédéric, être charmant et pacifique, habitué des fredaines tarifées qui est considéré par l’auteur avec la plus grande indulgence. Il est toutefois un personnage pour lequel Baer semble avoir scruté son miroir avant d’en esquisser les contours, au physique comme au vécu, et qui dans l’histoire s’identifie au meilleur ami de Frédéric, le bien nommé Lesage. Incorrigible parieur né dans l’opulence, ayant perdu au jeu une partie de la fortune héritée de sa famille, « assez doué, mais foncièrement paresseux, il n’a qu’une idée : celle de ne rien faire ». Tirant ses ressources d’une maigre pension allouée par un cousin et complétée par des piges chichement rétribuées, bien que déçu par l’amour et poursuivi par la déveine, il demeure d’un optimisme forcené.
Pas plus que les chansons de Vittonet ou les articles de Teddy, le roman Frédéric n’apporta le succès à René Baer, qui semblait aborder presque avec insouciance la nouvelle décennie sur l’air d’une Java des Poilus [10] qui parlait d’une autre guerre…
Paroles de René Baer, musique de Léo Ferré
Pour ce qui concerne la guerre, on sait que René Baer a déjà largement donné. Il en connaissait l’horreur, il allait en découvrir l’ignominie. Au début des années 40, lorsqu’à l’état-civil on se prénommait René-Salomon, même Français de naissance et ancien combattant, il ne faisait pas forcément bon vivre à Paris ; lorsque de surcroît sa dame de cœur du moment était à la fois juive et allemande, il était plus prudent de mettre de l’espace entre soi et les quais de la Seine. Monaco s’imposa rapidement comme la villégiature la plus acceptable, parce que d’une part le meilleur ami d’enfance de René Baer y vivait, et que d’autre part le Rocher faisant partie de la zone italienne d’occupation, c’était la garantie très relative de ne pas y subir les lois raciales avec les mêmes rigueurs que sur le territoire français. C’est donc dans ce décor pour poupées baignant dans l’ambiance glauque de l’Occupation que René Baer passa ces années. Bien des années après, il a été décrit comme un vieux monsieur lié d’amitié avec le directeur adjoint de la Société des Bains de Mer, offrant au fils de celui-ci, musicien débutant, six de ses textes pour qu’il les mette en musique. Le musicien débutant étant Léo Ferré, il n’est pas superflu de revenir à ce qu’il en a lui-même dit :
« On avait fait six chansons, dont La Chambre et Le Scaphandrier que je chante là. Leurs paroles sont admirables. C’est un type que j'ai connu à Monaco, où il était un peu réfugié. Un type formidable, très gentil. Un peu plus âgé que mon père, donc il est mort depuis assez longtemps. Et, voyez-vous, c’est ça la musique : on ne saurait plus qui c’est, s’il n’y avait pas ces deux chansons-là. » [11]
Dans d’autres entretiens, Ferré reprend l’essentiel de cette déclaration, avec la plupart du temps la référence à l’âge de son père pour situer celui de René Baer [12]. Il semble bien que certains auteurs aient interprété cette identité de génération comme une amitié, si bien que l’artiste prit la peine de préciser que René Baer était un ami à lui et non à son père [13]. On éprouve d’ailleurs quelque difficulté à imaginer le rigoriste Joseph Ferré sympathisant avec le malicieux auteur de Frédéric, mais sait-on jamais ? Autre nuance à apporter, au début de la guerre René Baer était âgé de cinquante-trois ans et pouvait certainement être considéré comme un homme mûr, mais pas vraiment comme un « vieux monsieur ». Enfin, à ce jour aucun autre témoignage sur les circonstances de cette rencontre n’a pu être trouvé, mais on peut avancer qu’elle a eu lieu au plus tard en 1943 puisque les chansons nées de leur collaboration portent ce millésime.
En réalité, le nombre de chansons co-écrites par les deux artistes reste incertain ; en compte-t-on six comme l’a dit et écrit Léo Ferré ? Ou huit chansons comme certains éléments le laissent supposer ? Robert Belleret a déjà exploré ce sujet avec minutie [14] et ce sont ses travaux qui servent de point de départ aux nouvelles recherches et réflexions qui suivent et dont les conclusions s’écartent sensiblement des siennes.
Donc, six chansons attribuées au tandem René Baer et Léo Ferré sont aujourd’hui répertoriées à la Sacem : La Chambre, La Chanson du scaphandrier, Le Banco du diable, Oubli, La Mauvaise étoile et Le Petit faune. Elles sont censées avoir été déposées sous le seul nom de Léo Ferré aux éditions Le Chant du Monde, consécutivement à un contrat d’exclusivité du 29 avril 1947. En réalité, il semble bien que seulement quatre de ces six chansons aient fait l’objet d’un tel dépôt. En effet, de son côté, La Chambre paraît avoir été vendue dans les premiers mois de 1947 aux éditions musicales Hortensia, comme l’indique la reproduction du petit format ci-après.
Quant au titre Le Petit faune, il n’a été exhumé des archives personnelles de Léo Ferré qu’à la fin des années 90, sous forme d’un enregistrement sur disque en pyral pratiquement inaudible. Jusque là, il n’avait fait l’objet d’aucun dépôt à la Sacem [15]. Aujourd’hui, on constate que les Nouvelles éditions Méridian ne possèdent le copyright que de quatre titres signés Baer et Ferré, et non de six comme Léo Ferré dit leur avoir vendu le 5 novembre 1959. Quant aux droits de La Chambre, ils se partagent depuis 1996 entre les éditions Hortensia et La Mémoire et la mer, ce qui indique bien que cette chanson n’ait pas fait partie de l’assignation opérée en 1959. Même si Robert Belleret a retrouvé au Chant du Monde un manuscrit de La Plus belle chambre du monde, la résiliation du contrat du 23 décembre 1958 unissant Léo Ferré à cette maison d’édition ne mentionne que six titres : La Chanson du scaphandrier, Le Banco du diable, Oubli et La Mauvaise étoile ainsi que Petite vertu et Histoire de l’amour. Pour ces deux derniers titres, le biographe incrimine une erreur de transcription imputable au Chant du Monde, estimant que la paternité de ces chansons revient bien à Léo Ferré comme consigné aux Nouvelles éditions Méridian à partir de 1959. À y regarder entre les lignes, plusieurs éléments plaident en faveur d’une hypothèse contraire. D’une part, la thématique particulièrement liée aux amours vénales est récurrente dans l’œuvre de Baer qui raille souvent la fille de petite vertu – la poule – et la considère comme un personnage indispensable de la fête et du bon vivre. Léo Ferré, quant à lui, affiche une certaine propension à s’identifier professionnellement aux « filles publiques », en tout cas à se sentir d’un monde proche du leur, à éprouver une certaine compassion à leur égard… D’autre part, il ne voit pas en elles une menace pour son argent comme c’est le cas par exemple avec le vers « Tu t’offris mon portefeuille » dans Petite vertu. Ce genre d’entôlage par une poule qui fait passer une soirée sinistre à son client et lui « fauche son portefeuille » se trouve déjà dans le roman Frédéric de Baer, précédemment évoqué. De façon tout aussi significative, l’argent est au cœur de la chanson Histoire de l’amour. Trouve-t-on dans Léo Ferré une seule situation comparable ? Le ton lui-même est rarement celui qu’il affecte… Autant de raisons qui inclinent plutôt à penser que ces textes sont bien de René Baer. De toutes façons, on sait que celui-ci n’avait aucunement l’intention de revendiquer la paternité des chansons données à Léo Ferré, lui ayant conseillé de ne pas mentionner son nom. Ferré ayant protesté, Baer aurait insisté : « Mais non, je m’en fous, ça m’est égal ». [16] Mais laissons là ces considérations d’expert pour nous pencher sur le destin de ces chansons.
La Chambre a été créée et enregistrée par Yvette Giraud fin 1947 ou début 1948 sur 78-tours La Voix de son maître. Le fait que ce titre n’ait pas été déposé au Chant du Monde explique sans doute que Léo Ferré ne l’ait pas enregistré sous cette étiquette et qu’il ait attendu 1953 pour le faire sur disques Odéon [17]. Par la suite, Jacques Douai l’enregistra en 1957, suivi par Cora Vaucaire et Lambert Wilson. Ferré quant à lui l’inscrivit souvent à son répertoire jusqu’au milieu des années 60, puis il la reprit une vingtaine d’années plus tard dans ses récitals au TLP-Déjazet de 1986 et de 1988. C’est, à n’en pas douter, le plus beau poème écrit par René Baer.
La Chanson du scaphandrier a été créée et enregistrée en 1950 par Henri Salvador [18]. La même année, Léo Ferré la grava à son tour sur disque Le Chant du Monde [19], suivi dans les années 50 par Eddie Constantine, Jacques Douai et Les Frères Jacques. Claude Nougaro et Marc Ogeret firent de même par la suite. Ce titre particulièrement populaire connut même une version suédoise, Dykaren. Comme pour La Chambre après une assez longue occultation, Léo Ferré la remit en lumière à l’occasion du récital Les poètes en 1986. Il s’agit de la seconde grande chanson cosignée par Ferré et Baer.
« La Chambre et Le Scaphandrier ce sont deux chansons qui me ressemblent…, confia bien des années plus tard Léo Ferré. C’étaient des paroles fantastiques et je chantais ces deux chansons au piano au Bœuf sur le toit… » [20]
Bien différent fut le sort des trois autres chansons complétant de façon indubitable cette collaboration. En l’an 2000, la société Peer Music-Les Nouvelles éditions Méridian, soucieuse de promotionner le répertoire inconnu ou oublié de Léo Ferré, édita un dossier à tirage limité incluant trois cd avec notamment une douzaine de chansons inédites interprétées par Philippe Loffredo dont La Mauvaise étoile, Oubli et Le Banco du diable. Ces deux derniers titres trouvèrent commercialement preneur en 2003 auprès du duo Les Faux Bijoux [21]. Léo Ferré, quant à lui, n’interpréta aucune des trois. Retour sur le passé de joueur de Baer, Le Banco du diable ne semblait pas convenir particulièrement à sa personnalité ; de même, La Mauvaise étoile est sans doute trop encombrée de bourgeois en goguette, de poules, et de payes jouées au pmu pour le laisser envisager d’en donner une interprétation crédible, mais au moins en a-t-il retenu pour plus tard l’allusion aux rédempteurs en paquet [22] ; enfin, pétrie de nostalgie, la chanson Oubli est une confidence de René Baer sur sa vie sentimentale défaite. Léo Ferré aurait pu trouver les accents qui convenaient et l’inscrire à son répertoire.
Dernières plongées
Des années noires, René Baer garda une profonde meurtrissure au cœur, son fils unique étant tombé au champ d’honneur en Alsace en 1944. Une assez vive mésentente s’étant instaurée entre eux au fil des années, Baer resta sans doute définitivement miné par le regret de n’avoir pas su trouver le chemin de la réconciliation tant qu’il était encore temps. À côté de ce drame personnel, dans les années qui suivirent, l’auteur de Frédéric réapprit le goût de vivre auprès de Madeleine Bussy, une journaliste avec qui il convola après la guerre. Celle-ci, qui était alors responsable de la rubrique Publicité et cinéma au quotidien L’Aurore, avait évolué dans le milieu cinématographique dans les années 30 [23].
Quant à Léo Ferré, on peut se demander si, après ses débuts à Paris, il est resté un familier de René Baer. Rien n’est moins sûr selon Nadine Baer, les deux hommes s’étant peut-être brouillés pour d’obscures raisons. Baer, qui se disait volontiers doué d’un tempérament pacifique, savait aussi se révéler coléreux à l’occasion, et pour ce qui est de Ferré, il était loin d’avoir une humeur égale en toutes circonstances. Ce qui demeure établi, c’est qu’en juillet 1948, celui-ci écrivit à la Sacem pour restaurer la paternité de René Baer sur les paroles de La Chambre et de La Chanson du scaphandrier. Au passage, on relèvera que dans sa lettre, il parle de René Baer « dit Vittonet »… [24]
En tout cas, c’est certainement ce refroidissement entre les deux anciens amis qui a conduit Baer à se rapprocher du compositeur Jean Constantin pour musiquer ses nouveaux textes. De cette collaboration, est né en 1953 L’Illusionniste, chanson dans laquelle on croit voir ressurgir les anciens démons du joueur : « De son gilet, de son chapeau / Il fit sortir des rois, des dames / Des valets, des as en troupeau / J’en eus des frissons sous la peau… » Mais les choses se gâtent quand le numéro prend une tout autre tournure : « De mon chapeau, de mon gilet / Il fit jaillir mon portefeuille » (encore !) et ce n’est pas fini puisque les bretelles vont également disparaître et le spectateur ridiculisé, le pantalon sur les chaussures, regagne sa place sous les huées du public… Jean Constantin et Philippe Clay [25] trouvèrent chacun le ton juste pour interpréter cette fantaisie. Deux ans plus tard, le duo Baer-Constantin tenta de réitérer cette réussite avec la chanson Dans l’île : « Il y avait des oiseaux dans l’île (…) / Vivant une éternelle idylle / Dans l’éternelle douceur (…) Mais elle était trop belle notre île / Où le crime était inconnu (…) / Un jour les hommes sont venus.» On est ici dans un décor digne du Douanier Rousseau, mais le ton également très naïf ne parvient pas à convaincre. D’ailleurs, sur scène, Constantin avertissait le public d’un ton goguenard : « Celle-là elle ne marche nulle part, personne n’en veut ! » Anny Gould l’inscrivit quand même à son répertoire [26].
Il s’agit-là des dernières créations publiées du vivant de René Baer, qui vécut paisiblement les dernières années de sa vie auprès de son épouse, comblant les heures de vacuité en écrivant une série de poèmes dédiés à des saintes que ses proches firent paraître à titre posthume conformément aux dispositions testamentaires qu’il avait laissées [27]. Souvent décrit comme un dilettante, René Baer semble aussi être toujours resté un grand enfant, aussi n’est-il presque pas étonnant qu’il se soit éteint un jour de Noël [28]. Aujourd’hui, se souvenant de cet oncle bohème et fantasque, Nadine Baer a cette appréciation un peu énigmatique : « En fait, il ressemblait beaucoup à son Scaphandrier ! », ce qui fait écho à la mention inscrite par Léo Ferré à la coda de la partition de cette chanson : « Profond et mystérieux… »
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[1]. Confessions, n° 18, du 1er avril 1937 – 2e année – tous les jeudis – 2 francs – 32 pages.
[2]. Titres des chansons enfantines de Vittonet : Les Commissions de maman – Recrutement – Le Sportsman – Qui est mon marquis – J’veux pas dire bonjour à la dame – Miss et Nounou – Voyages – Conseils à un nouveau.
[3]. Étienne Ret (1900-1989) artiste peintre français émigré aux États-Unis d’Amérique en 1940.
[4]. Le Coup dur (Vittonet-Lenoir) enregistré sur 78-tours Columbia par Lucienne Boyer le 14 juin 1930.
[5]. En 1955, Maurice Chevalier avait inscrit dans son récital au Lyceum Theatre de New York une chanson signée Vittonet pour les paroles, dont il n’a été possible d’identifier ni le titre ni le compositeur.
[6]. Articles signés Teddy : Des jeunes filles vivent pour la danse (Groupe Rythme & Candeur), in Le Petit journal du 19 février 1927 ; Suzy Laffond, une « sportive » qui danse et chante in Le Petit journal du 25 février 1928 ; De l’écran à la scène (sur le danseur Reri) in L’Intransigeant du 19 février 1933.
[7]. Heure d’été, film français réalisé en 1932 par Robert Bossis, scénario et dialogues de René Baer, interprété par Paul Faivre et Jeanne Fusier-Gir.
[8]. Frédéric, roman de René Baer, 256 p., éditions Albin Michel, 1936.
[9]. André Dignimont (1891-1965), peintre, dessinateur publicitaire, décorateur et illustrateur français.
[10]. C’est la java des Poilus (René Baer-RWP Visciano), enregistré en 1940 par Colette Betty sur 78-tours Polydor 524.599.
[11]. Interview d’octobre 1986 par Serge Blanche à l’occasion du récital Les poètes au tlp-Déjazet.
[12]. René Baer qui a vu le jour le 11 octobre 1887 à Paris était l’aîné de deux mois de Joseph Ferré, né le 10 décembre 1887 à Nice.
[13]. Il n’a pas été possible de retrouver l’interview accordée par Léo Ferré, vraisemblablement dans le cadre de son récital Les poètes de fin 1986, dans laquelle, citant René Baer, il récite les premiers vers de La Chambre et ajoute quelques mots comme : « C’est aussi ça la poésie. » Son interlocuteur lui demande : « Un ami de votre père ? – Non, répond Ferré, un ami à moi. »
[14]. in Léo Ferré, une vie d’artiste, Actes sud-Léméac, 1996.
[15]. Robert Belleret, texte de présentation du double CD de Léo Ferré, La Vie d’artiste, les années Chant-du-Monde, 1998.
[17]. Enregistré le 29 avril 1953 et gravé sur 78-tours Odéon 282.819.
[19]. Enregistré le 26 juin 1950 et gravé sur 78-tours Le Chant du Monde PA 1574.
[20]. Vous savez qui je suis maintenant ?, op. cit.
[21]. Léo Ferré, les inédits, CD La Mémoire et la Mer, 10 088.89.
[22]. « Sa rédemption et tout l’ paquet » in Y’en a marre (1961).
[24]. Léo Ferré, une vie d’artiste, op. cit.
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jeudi, 15 mars 2007
« C’est Jean Cardon, vedette Odéon, à l’accordéon »
Avec le déclin de l’accordéon, Jean Cardon, comme d’autres, avait quitté le devant de la scène et ne travaillait pratiquement plus. Il vivait dans le Lot, dans une maison que lui prêtaient Marie et Léo Ferré. Un peu comme s’il n’avait pas su écouter le conseil trop lucide que lui avait donné son ami, en 1962. Il le lui avait bien dit dans une chanson qu’il avait écrite pour lui – ils ne sont pas si nombreux, finalement, à en avoir une : « Un jour t’auras les cheveux blancs / Ceux qui vienn’nt tard qui vienn’nt sûr’ment / Tu te r’trouv’ras d’vant ton buffet / Pour y danser pour y danser / La Cumparsita / Que tu jouais dans un beuglant / Pour un salair’ qu’a foutu l’camp / Les autr’s dansaient toi tu bouffais / Toi tu bouffais Mister Giorgina ». Et encore : « Alors avant qu’il n’soit trop tard / Planqu’ ton magot dans ton placard / Les fourmis c’est fait pour bosser / Quant aux cigal’s ell’s vont danser / La Cumparsita ». Cardon avait dû être un peu cigale, je ne sais pas. L’accordéoniste vedette de la maison Odéon que son patron, M. Dory, avait recommandé à Léo Ferré en 1954, Jean Cardon que Ferré avait fait monter sur scène lors du spectacle de l’Olympia en 1955, ce qui ne s’était jamais vu, l’homme du Piano du pauvre cachetonnait comme il pouvait. Son dernier spectacle eut lieu à Gourdon (Lot) au restaurant chantant Le croque-note, 12, rue Jean-Jaurès. Je n’y ai malheureusement pas assisté. Le restaurant existe toujours, on y mange fort bien et la patronne est une beauté, mais il ne fait plus beuglant. Je rédige cette brève note pour saluer Cardon et bien signaler qu’il joua le jeudi 16 août 1990 comme en témoigne le prospectus ci-dessous (annoté au verso par mes soins, en ce qui concerne l’année), recueilli sous un essuie-glace juste auparavant. Ce qui signifie que, contrairement à ce qui a pu être sottement écrit et publié, Jean Cardon n’est évidemment pas mort en juillet 1990.
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mardi, 13 mars 2007
Une conversation avec The Owl
The Owl m’a adressé un message comprenant plusieurs questions appelant des développements. Je me suis dit que les réponses pouvaient éventuellement intéresser d’autres que lui et, avec son accord naturellement, j’en ai fait la note que voici.
The Owl – Est-ce qu’entre fans, durant la période 1968-1975 qui a vu une évolution à grande vitesse de l’œuvre ferréenne, vous spéculiez sur cette évolution ? Genre après Amour Anarchie, pressentiez-vous le virage rock de Ferré ?
Le taulier – Un préalable : le terme de « fan » ne peut convenir ici car, s’il existait effectivement, il était vécu comme honteux et exclusivement appliqué à la chanson commerciale à laquelle le « yé-yé » avait précédemment ouvert la voie. La chanson dite « à texte » était pour nous la chanson tout court et le mot de « fan » évidemment récusé. Aucun terme, d’ailleurs, ne le remplaçait.
Non, on ne pressentait pas le « virage rock » de Léo Ferré. Il faut dire qu’en ce qui me concerne, ayant découvert son œuvre en 1969, comme je l’ai dit de multiples fois, j’ai passé l’époque dont vous parlez à suivre ce qu’il faisait et, en même temps, à remonter le temps. Si bien que toutes ses facettes me sautaient au visage dans le même moment. À l’époque déjà, je refusais le découpage en rondelles des hommes et des œuvres et, par conséquent, j’acceptais tous ces visages, tous ces registres, sans étonnement majeur, sinon celui qu’on peut légitimement éprouver devant une telle créativité.
Comment les fans ont reçu à l’époque un disque déroutant comme Et… basta ! ?
Réponse similaire. Au moment où je découvre Et… basta !, je découvre en même temps des disques plus anciens. J’ajoute que je découvre aussi les œuvres de plusieurs autres chanteurs, auteurs, sculpteurs, peintres, dans la même période. C’est un âge où l’on engrange la connaissance – sans toujours être à même de faire un tri, d’ailleurs, ou d’avoir du recul – et où tout rentre facilement, délicieusement, en vous. L’apprentissage culturel (je rappelle que je suis en grande partie autodidacte), pour moi en tout cas, était facile et joyeux. Et… basta ! m’a semblé tout à fait naturel, pas déroutant du tout. Un seul long texte dans un disque, un texte mêlant divers types d’écriture et un accompagnement spécifique, pourquoi pas ? Je suis extrêmement éclectique et, dès l’abord, l’éclectisme de Léo Ferré (langue, musique) m’avait paru tout naturel. Je ne suis peut-être pas, finalement, la personne à qui il faut poser ce genre de question. Mes amis étaient aussi curieux de tout ça, naturellement, mais moins que moi, ou différemment. Et puis, avec moi, on ne restait jamais plus de dix minutes (et encore) sans parler de Léo Ferré, alors, au bout d’un moment, ça les embêtait et ils se moquaient (gentiment).
Vous êtes-vous dit que c’était un point-limite ? Quand vous avez découvert la noirceur de ce disque, avez-vous craint que Ferré n’arrête de chanter définitivement (cela semble avoir été le ressenti de Belleret, si l’on en croit sa bio) ?
Non, personne ne s’est dit cela, si je me souviens bien. D’ailleurs, ça ne paraissait pas noir, non. C’était une forme d’expression, on en attendait d’autres ensuite, c’est tout. Il faut dire qu’à ce moment-là, la création ferréenne était constante, rapide, permanente. Il fallait suivre. Et en scène, il dégageait une telle énergie que rien ne paraissait étonnant. De toute façon, le temps que le public s’habitue à une forme nouvelle (je pense par exemple à la pop music), et lui était déjà passé à autre chose. Si, si. Le temps que les gens se disent et que ça s’insinue dans leur imaginaire : « Tu as vu ? Ferré chante avec Zoo », et il avait arrêté. Donc, Et… basta !, eh bien, oui, c’était ça et ce n’était pas étonnant, enfin, pas plus que ça. Avec un artiste comme lui, on s’attendait à tout.
Comment avez-vous fait pour « l’assimiler », y trouver une signification ? Était-ce plus facile de se raccrocher à l’époque au contexte intellectuel général ou pas ? Je demande ça, parce qu’aujourd’hui, pour quelqu’un qui ne connaît pas grand-chose de Ferré, Et… basta ! est doublement opaque : contexte intellectuel de l’époque, et contexte biographique.
Oui, c’était plus facile, bien plus facile. Le bouillonnement intellectuel était permanent et la politique et l’art se mêlaient constamment (enfin, dans le milieu de lycéens, d’étudiants, de littéraires, de communistes, de gauchistes et d’anarchistes qui était le mien). L’empreinte surréaliste était forte aussi. On acceptait (on recherchait) le nouveau, l’insolite, le différent, en permanence. Et… basta ! ne nous a jamais paru opaque, hormis, évidemment, quelques allusions biographiques qui ne nous disaient rien, ne nous « parlaient » pas. Car finalement, on savait bien moins de choses, à ce moment-là, qu’aujourd’hui, concernant la vie de Léo Ferré. Et puis, l’actualité (comprendre : la présence concrète) de Ferré en général et celle de ce disque en particulier les rendaient vivants, brûlants, et permettaient d’assimiler facilement toute forme nouvelle, sinon neuve. Bien entendu, il faut dire que nous étions jeunes, libres de notre temps, sans soucis importants…
Au-delà de la compréhension directe de certains vers/images/passages, y avait-il des difficultés à « suivre » Ferré dans sa trajectoire ? Je veux dire de la difficulté à comprendre où il voulait en venir, les enjeux de sa démarche, de plus en plus personnelle. Comment perceviez-vous son évolution ?
Je pense avoir répondu précédemment à ces questions. Quiconque avait suivi sa création récente et remonté le temps pouvait comprendre la place de sa vie dans son œuvre (je veux dire : comme matériau, bien sûr, je suis ici loin de tout biographisme) et l’implication de sa vie d’artiste. On pouvait comprendre, surtout, sa sincérité absolue. Cela induit une confiance et prépare à l’accueil de toute forme d’expression nouvelle. C’est une œuvre et un personnage qui ne m’ont jamais posé de difficulté à les suivre (attention, je n’ai pas dit que je comprenais tout de cette œuvre) parce qu’ils m’ont fasciné très vite.
Aviez-vous conscience que ce qui vous échappait renvoyait à la vie privée de Ferré ou était-ce seulement une sorte d’hermétisme poétique ?
Là aussi, je crois avoir répondu. En tout cas, on comprenait bien que cet hermétisme poétique était intimement lié à l’artiste lui-même, l’homme. Ce n’était pas gênant : tout artiste authentique est impliqué dans sa création et puis, à ce moment-là, tout le monde exigeait de tout le monde une cohérence absolue, ce qui, d’une certaine manière, induisait une implication personnelle dans toute action.
Les fans avaient-ils conscience de la partie immergée de l’iceberg (par exemple la première version du Mal-aimé) ?
En lisant les livres qui existaient alors – Sigaux et Estienne, le Bertrand étant introuvable et internet n’existant pas – on pouvait en prendre conscience. On pouvait en tout cas en connaître l’existence. Tout le monde ne s’intéressait pas à cette « partie immergée » mais je n’étonnerai personne, je pense, en disant que je cherchais au contraire à tout connaître. Et puis, les maisons de disques n’étaient pas folles. Voyant l’immense succès de Léo Ferré à ce moment-là, et la vague de jeunes qui le découvrait et le portait, elles ont ressorti leurs enregistrements. Ainsi, CBS réédite la première version du Mal-aimé sous une pochette différente. La matrice d’Odéon ayant été détruite, le nouveau disque est pressé à partir d’un exemplaire de l’ancien. Ce qui avait mis Léo Ferré en fureur. Il jugeait que c’était très mauvais techniquement, c’est pour cela qu’il a refait cet enregistrement chez Barclay. Aujourd’hui, graver un disque à partir d’un autre est monnaie courante parce qu’on sait remastériser, et que la gravure digitale peut même améliorer les choses, mais alors, ce n’était pas possible. C’était une arnaque commerciale. Cela dit, j’ai découvert initialement le premier Mal-aimé à partir de ce disque « refait » et ça ne m’a pas choqué. De toute façon, je découvrais aussi la musique en général… Et puis, les appareils du moment (les nôtres, en tout cas) n’étaient de toute façon pas capables de restituer l’enregistrement original. On ne souffrait donc pas de la perte de qualité que pouvait constituer cette méthode. Barclay, lui, a ressorti les chansons du Chant du monde orchestrées et nouvellement enregistrées. Le disque original n’était plus disponible à l’époque. La Table Ronde a réédité Poète… vos papiers !, aussi. Bref, tout le monde « ressortait » du Ferré, lequel Ferré, au même moment, publiait des tas de nouveautés (disques, livres), faisait des tournées conséquentes et inventait des formes nouvelles (Zoo, Glenmor, Charlebois, Et… basta !, Opéra-Comique, Vence, Palais des Congrès…) sans cesse. Oui, il fallait suivre et puis, on n’avait pas d’argent pour tout ça. J’ai eu longtemps, je l’ai raconté ici, deux disques Verlaine et Rimbaud cassés. J’ai acheté beaucoup de disques d’occasion – je les ai toujours. Nous avons acheté Les Mémoires d’un magnétophone… à trois. C’était en 1972, un exemplaire découvert par hasard dans une librairie où il se trouvait depuis cinq ans sans doute, il coûtait vingt francs, c’était cher. J’ai demandé à une camarade d’alors de m’aider à acheter la réédition de Poète… vos papiers ! (dix-huit francs), survenue moins de six mois après la parution de Benoît Misère (vingt francs). Je demande excuse de raconter ça – je ne voudrais pas passer pour un vieux crétin – mais ça existe aussi. Aujourd’hui, on achète des « intégrales », des DVD et on s’envoie des mp3 mais à ce moment-là, un 33-tours, c’était une joie de l’acheter, et c’était rare. Un 45-tours était un cadeau merveilleux. On recopiait des paroles à la main, lorsque l’un d’entre nous (devinez qui) les connaissait par cœur, sur des feuilles de classeur. Quand quelqu’un pouvait copier un disque dans une cassette audiographique (il n’y en avait d’ailleurs pas d’autres), c’était formidable.
Quand Ferré fait du symphonisme sur scène au Palais des Congrès, les fans vivent-ils cela comme un aboutissement artistique ou sont-ils désorientés ? Se demandent-ils ce qui va bien pouvoir suivre ? En d’autres termes, ont-ils conscience que Ferré atteint là ses « limites », son profil d’équilibre ?
Ah, ce spectacle, je ne l’ai pas vu, malheureusement. J’habitais Marseille. Je ne me rappelle pas très bien. Il se trouve que j’avais alors une vie un peu différente parce que je travaillais dans une librairie alors que mes amis étaient étudiants, nous nous rencontrions moins et différemment. J’étais moins libre intellectuellement, aussi. Et sentimentalement, n’en parlons pas… Je précise cela pour bien dire que le contexte avait changé, c’est tout. Mais à la réflexion, non, c’était pour nous encore un avatar de la création ferréenne. À présent, c’était la musique symphonique, voilà. On n’avait strictement aucun recul, on ne savait pas à quel point elle était importante pour lui. Encore une fois, cet homme nous étonnait beaucoup. On ne se demandait donc pas ce qui pourrait suivre, on imaginait une création multiforme, jamais épuisée, une source jamais tarie. Finalement, je crois qu’on recevait avec naturel le résultat d’une activité artistique que l’on vivait comme permanente. Il n’y avait pas d’aboutissement, on avait l’impression – mais ça, c’est le propre de la jeunesse – que tout était éternel et que Ferré créerait toujours et que nous serions toujours jeunes. No comment ! Plus prosaïquement, nous ne pouvions pas avoir conscience d’un quelconque équilibre. Ça, c’est le recul qui permet de le penser, maintenant.
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dimanche, 11 mars 2007
Corbière, Laforgue et Ferré, par Francis Delval
Je remercie Francis Delval de m’avoir adressé ce texte qui présente un point de vue original, inusité, sur Léo Ferré, par rapport à Corbière et Laforgue. Il est ainsi le deuxième à accepter d’être l’« invité du taulier ». J’en suis heureux.
Francis Delval est né en 1944. Professeur de philosophie (École normale, puis université). Centres d’intérêt : Schiller, Hölderlin, Hegel, Marx… Suit de très près les travaux de Rancière et d’Alain Badiou sur philosophie, littérature et politique. Près de cinquante ans de mémoire ferréenne. Un article à paraître sur l’écriture de Ferré.
Mets de la lune dans ton vin
(LAFORGUE, Petits mystères)
De ce qui a eu lieu en poésie dans la France de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les manuels ne retiennent en général, à l’ombre tutélaire du Hugo vieillissant, outre les Parnassiens, que les quatre grands, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé. Les autres poètes sont cités avec parcimonie, et présentés comme poètes mineurs ou curiosités littéraires : je veux nommer ici Corbière, Laforgue, Nouveau, Cros, Jarry et quelques autres… Et puis ce Lautréamont encombrant dont on ne sait le plus souvent que dire et que faire : aimable canular selon Faurisson, négationniste invétéré, ou sommet de la littérature française selon Pleynet et Sollers. Mais dont, plus sérieusement, Blanchot a ouvert quelques portes…
Si nous les évoquons en ce lieu, c’est qu’il existe des liens avérés entre Léo Ferré et quelques uns de ces poètes.
On sait, par Charles Estienne notamment, que Ferré eut le projet de mettre Les Chants de Maldoror en musique. Il y a renoncé apparemment, même si avec Une saison en enfer et certains de ses textes, il a chanté de la prose.
De Laforgue, il a mis en musique au moins deux textes : le poème dit Le Viveur lunaire (le dernier poème de Locutions des Pierrots), et ce dès les années 40, si on se réfère au disque pyral retrouvé dans les archives, et dont le mauvais état n’a pas permis de sauver l’enregistrement. Mais aussi la Complainte du pauvre jeune homme (en 1952 ?) L’a-t-il enregistré ? C’est de l’ordre du possible. Il y a encore des enregistrements non réapparus, comme celui de La Fille des bois de Mac Orlan, passé plusieurs fois à la radio vers 1960.
De Corbière, Ferré a programmé, lors d’un récital consacré aux poètes, en 1964 ou 1965, et retransmis à la radio, Le Poète contumace, récité (ou lu ?) par Madeleine Ferré. Était-ce le texte intégral (le poème est fort long), Ferré l’accompagnait-il au piano ? C’est probable. C’est un souvenir de plus de quarante ans… Et Estienne signale, sans expliquer, que Corbière a influencé Ferré…
L’œuvre de Tristan Corbière (1845-1875) tient en cent cinquante pages : le recueil Les Amours jaunes, et quelques proses et poèmes divers. Verlaine le placera dans ses Poètes maudits. Breton rappellera son existence dans son Anthologie de l’humour noir, citant de larges extraits des Litanies du sommeil, où il voit une première manifestation de l’écriture non contrôlée. T. S. Eliot et Ezra Pound diront leur admiration pour cet auteur méconnu, et qui le reste, hélas.
L’œuvre de Corbière présente une grande diversité de formes et de thèmes, et semble galoper sur les siècles passés et futurs : des Rondels pour après, où il reprend la vieille forme du rondeau, en en jouant, pervertissant la forme par le contenu, avec malice, à La Chanson en Si qui fait par ses thèmes penser au sonnet de Cecco ; des grands poèmes des Gens de mer où Corbière innove à la fois par un usage nouveau de la ponctuation (tirets systématiques, lignes de points de suspension) et une langue quasi célinienne avant l’heure. Par exemple, ces quelques lignes tirés du Bossu Bitor :
– Ah tortillard!. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
– Charivari ! – Pour qui ? – Quelle ronde infernale,
Quel paquet crevé roule en hurlant dans la salle ?...
– Ah, peau de cervelas ! ah, tu veux du chahut !
À poil, à poil, on va te caréner tout cru !
ou le texte peu connu La Balancelle, long poème aux mots systématiquement apocopés, qui semble cent ans avant frayer le chemin à Guyotat plutôt qu’à Bruant :
C’est comm’ culots d’gargouss’ gréés en grouins d’chiens
Et pis des pistolets, plein l’ventre d’leurs culottes
Longs comm’canul’à vach’s… paraît q’c’est leur marotte
L’inventivité linguistique de Corbière ne pouvait laisser Ferré indifférent, de par son lexique aux sources très variées : Corbière forge des néologismes, puise aux argots, au langage des marins, injecte à ses textes mots étrangers et localismes bretons, pastiche la grandiloquence hugolienne. Comme Rimbaud, il fait bouger la langue. Comme le fera Ferré.
Ajoutons qu’il est, arthritique et tuberculeux, tentant de se faire un prénom à l’ombre de son père Édouard, romancier maritime célèbre en son temps, et retiré dans sa tour de Roscoff, l’archétype rêvé du « poète maudit » (réalité – ou mythe littéraire qu’il faudra bien démonter un jour).
Les critiques considèrent Le Poète contumace comme un fidèle autoportrait de Tristan le maudit. Sans doute la raison qui fit que Ferré tint à le faire figurer à son programme.
Si « influence » me semble excessif, il y a bien entre Ferré et Corbière une « rencontre », un cousinage qu’il faudrait affiner par comparaison des thèmes et des styles, ce qui excède notre présent propos.
Jules Laforgue (1860-1887), poète mort jeune également de tuberculose, est davantage connu que Corbière. Il hante parfois les pages de quelques manuels ; outre les proses des Moralités légendaires (savoureux pastiches littéraires), ses poèmes se divisent en cinq recueils : Premiers poèmes (parfois assez convenus) ; Les Complaintes ; L’Imitation de Notre-Dame-la-Lune ; Des fleurs de bonne volonté ; Derniers vers (les plus audacieux).
Mettons d’abord au crédit de Laforgue d’avoir osé inventer le premier le vers libre.
L’œuvre va de chansons ou complaintes simples (en apparence) à de grands poèmes charriant un vocabulaire luxuriant. Comme Théophile Gautier, ce poète qui sut se faire aimer de tous, il utilise tout le dictionnaire. Ce n’est pas par hasard que L’Imitation est dédiée à Salammbô… où Flaubert accumule les mots rares.
Nous pouvons donc lire des « chansons », comme certains de ses poèmes lunaires, où il fait rimer, avec une insistance à la limite de l’autoparodie, « lune » maintes et maintes fois avec « fortune », mais aussi avec « brune » : la lune est déclinée sur tout le dictionnaire des rimes en « une » :
Ah ! la belle lune
Grosse comme une fortune
(Complainte de la lune en province)
ou bien :
Hélas ! Des lunes, des lunes
Sur un petit air en bonne fortune
(Avis)
et aussi souvent bien sûr « automne » avec « monotone »… Et Ferré empruntera à la Complainte du pauvre jeune homme le vers « Quand on est mort c’est pour de bon » qui termine la chanson Et des clous, à peu près contemporaine de la mise en musique probable de la Complainte. Cela dit, la formule est tellement courante, passée à l’état de proverbe, qu’on peut difficilement lui assigner un auteur !
Mais on peut lire aussi de grands poèmes denses, (La lune est stérile, Climat, Faune et flore de la lune, etc.), au lexique étonnant, où se bousculent mots précieux ou savants, créations verbales (« crépusculâtre »), mots-valises (« la violupté », « l’omniversel ombelliforme »)… Mais il n’hésite pas à mêler le « trivial » au « recherché » et à faire par exemple rimer « grottes basaltiques » avec « chiques » ! Cette distinction des registres de langue est purement « pédagogique ». Il est manifeste que pour Laforgue comme pour Corbière, il n'y a pas de vocabulaire spécifique de la poésie : tous les mots se valent, ce que Flaubert savait déjà.
Le registre laforguien de ses grands poèmes n’est pas sans évoquer celui du Bateau ivre… Un critique – je ne sais plus qui – avait montré de façon convaincante que l’essentiel du vocabulaire de ce texte majeur de Rimbaud avait été trouvé dans Vingt mille lieues sous les mers. C’est fort possible : Michel Butor a étudié la richesse du vocabulaire vernien, trouvant de véritables poèmes en prose dans certaines pages. Mais qu’il vienne de Verne ou du dictionnaire, c’est de peu d’intérêt : l’essentiel est la transmutation rimbaldienne et non l’origine du matériau.
De surcroît, Laforgue a utilisé tous les types de vers, s’accordant des libertés qui feront école. Ainsi, on ne peut lire certains poèmes de Laforgue sans penser à Apollinaire : de l’un à l’autre, la conséquence est bonne. Apollinaire a repris le vers laforguien pour le relancer, de sa manière inimitable, dans l’autre siècle.
Prenons, par exemple, ces vers extraits de L’Hiver qui vient, un des derniers poèmes en vers libres, un des plus connus :
Les cors, les cors, les cors mélancoliques !...
Mélancoliques !...
S’en vont, changeant de ton et de musique,
Ton ton, ton taine et ton ton !...
Les cors, les cors, les cors !...
S’en sont allés au vent du Nord
Comment ne pas penser à Apollinaire (et je ne puis écouter J’entends passer le temps, de Caussimon, sans penser aussi immédiatement à Apollinaire…) ?
Et si je prends ces deux autres vers dans le même poème :
Que l’autan, que l’autan
Effiloche les savates que le temps se tricote
où nous trouvons autour de « savates » une allitération prolongée avec 6 [t], je ne peux pas ne pas penser à ces deux vers de Ferré :
Mes pieds ont engagé leur pointure marine
Dans des savates s’ulcérant au ciel zonier
(Les Roses de la merde)
où, à partir du même mot (rare en poésie, et que l’on retrouve dans Comme dans la haute), on a une allitération avec 4 [s] et un [z].
Je suis bien conscient que c’est ma mémoire qui opère ces rapprochements. Mais l’intertextualité existe : on ne crée jamais à partir de rien, il y a des traces, il y a des réminiscences pas forcément conscientes, et qui travaillent l’écriture.
Certes, ni Corbière, ni Laforgue n’ont « accroché » Ferré comme Baudelaire, Rimbaud, Verlaine ou Apollinaire. Mais ils sont, je pense, présents dans son œuvre, discrètement. On ne peut pas les compter pour rien. Il ne s’agit pas de trouver des sources à tout prix, mais de mettre en évidence des modalités d’écriture que l’on décèle chez Laforgue et Corbière, et qui se retrouvent souvent chez Ferré (de l’écriture de Ferré, on reparlera en un autre lieu).
À qui connaît Corbière et Laforgue, je n’ai rien appris. Si j’ai donné aux autres l’envie de les lire, cette note n’aura pas été inutile.
Bibliographie :
Jules Laforgue : Les Complaintes. L’Imitation de Notre-Dame-la-Lune (Poésie-Gallimard). Moralités légendaires (Folio).
Tristan Corbière : Les Amours jaunes (Poésie-Gallimard).
Collection « Bouquins » (Laffont) : Œuvres complètes de Rimbaud, Corbière, Cros, Lautréamont (il manque les lettres de Rimbaud).
Pour l'ambiance de l'époque, l'air du temps : Les Poètes du Chat Noir (Poésie-Gallimard).
À chercher d'occasion : Jehan Rictus, collection « Poètes d'aujourd'hui », n° 74, Seghers.
Toujours pour l'air du temps : Alfred Jarry, Œuvres complètes, 3 vol., Pléiade.
Nombreuses éditions des textes essentiels.
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