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jeudi, 23 novembre 2006

Pierre Mac Orlan et « l’affaire Villon », 2/3

« L’affaire Villon »

Il est évidemment indispensable, à ce stade, de chercher à comprendre, autant que faire se peut, comment ont pris fin les relations entre Léo Ferré et Pierre Mac Orlan. C’est Philippe Val qui relate ce que Ferré lui a raconté. La date exacte n’est malheureusement pas précisée dans ce souvenir. Léo Ferré, au volant de sa voiture, raccompagne Mac Orlan jusqu’au cabaret montmartrois Le Lapin agile. On imagine Mac Orlan, avec son béret à carreaux et à pompon, vêtu d’un ample col roulé à grosses côtes et d’un gilet de laine écossaise, la lippe légèrement boudeuse et le regard sombre sous les sourcils se rejoignant en haut du nez en bec d’oiseau. Les deux hommes discutent et Mac Orlan expose une idée qui est sienne : François Villon était un indicateur de police, un « donneur ». Il donnait pour de l’argent. C’est plus que n’en peut entendre Léo Ferré, sur le compte d’un poète qu’il aime. Il prend cela très mal, s’arrête et... met Mac Orlan à la porte. Il le fait descendre de voiture et le laisse là, tout simplement. Il ne l’a plus revu. [1]

Cette « affaire Villon » demande à être instruite plus avant. Cette histoire, à ma connaissance, n’apparaît dans aucun entretien accordé par Ferré. Il n’est pas question de mettre en doute les propos de Val, bien entendu. Qui plus est, cette réaction ressemble bien à celles, passionnées, de Léo Ferré. Il faut se rappeler, par ailleurs, que Mac Orlan est l’auteur du scénario original du film d’André Zwobada, François Villon (1945), avec Serge Reggiani dans le rôle principal. Le poète hantait Mac Orlan depuis longtemps. On peut aussi imaginer que les deux hommes, dans le véhicule, discutaient du film plus que de Villon lui-même. On ne le saura pas. Faut-il le dire, le biographe n’était pas présent dans la voiture et, à partir de là, toute interprétation est possible, aucune n’est certaine, toute extrapolation est risquée. Néanmoins, il importe d’aller plus loin. C’est pourquoi on s’appuiera, plus que jamais, sur des documents écrits et rendus publics.

Pierre Berger affirme : « Au risque de causer quelques peines à certains initiés, il me plaît de croire que Mac a de Villon la plus décisive des expériences. Alors que tant d’autres, non des moindres, se sont égarés, allant jusqu’à donner autant d’importance au voyou qu’au voyant, Mac a reconnu une poésie fille de la Peur. Celle-là seule l’intéresse, elle seule le porte jusqu’à cette frontière où la création est l’égale de n’importe quel mythe. Villon, cela est désormais clair, n’a cessé de connaître et de vivre avec la peur au ventre. Cela n’a pas échappé à Mac ». [2] Peut-être faut-il voir là la justification d’un point de vue personnel qu’aurait eu Mac Orlan sur Villon. Dans l’ignorance de l’état où se trouvait la recherche le concernant dans les années 50 (les « initiés » qu’évoque Berger), on ne peut espérer qu’une solution unique : le film de Zwobada dont le scénario, très romancé, a été publié. [3] C’est un ouvrage de cent quatre pages au format 14 x 20, 5 cm, à couverture rempliée, imprimé en bichromie et orné de quatre planches en couleurs d’André Jean figurant les maquettes des costumes, qui furent exécutés par Germaine Lecomte. Il a connu un seul tirage à trois mille exemplaires (plus soixante hors-commerce) sur bouffant Finlandia, tous numérotés, vendus cent cinquante francs belges. C’est un beau volume. Que saura-t-il révéler ? On ne peut faire l’économie de cette recherche car, si Villon a privé l’œuvre de Ferré d’un disque consacré à Mac Orlan, cette conséquence n’est pas négligeable.

Dans la préface qu’il rédige pour son scénario, Mac Orlan note : « Il [Villon] fréquentait à l’occasion des personnages haut-placés. Ses relations parmi les gens de justice étaient souvent efficaces ». Un peu plus loin, il ajoute : « Il fut peut-être victime de ce "milieu" dont il avait pu éveiller la méfiance à cause de ses relations compromettantes avec les gens de justice ». On peut lire, alors que les personnages s’apprêtent à partager le produit du vol d’une église, ces mots adressés à Villon : « Tu auras la tienne [ta part]… comme indicateur ». Plus loin encore, le prévôt de Paris, sollicité par sa femme pour intervenir en faveur du poète, précise qu’il est déjà intervenu plusieurs fois. Cependant, le parlement casse la sentence et la peine de Villon est commuée en dix années de bannissement de Paris. Villon est ensuite montré, embauché comme secrétaire, à Orléans, par le procureur du roi. Un jour, pris de boisson, il donne ses anciens camarades les Coquillards dans le but de sauver un innocent injustement condamné comme l’en avait supplié la mère de celui-ci, inspirée par la Vierge. Les Coquillards lui tendent un piège : ils le font revenir à Paris et le tuent.

Voilà la version que propose Mac Orlan de la fin du poète François Villon, dans un scénario médiocre qui accumule clichés et conventions. Plus ennuyeux, on n’aperçoit pas ici, une seule seconde, la « peur au ventre » dont parle Pierre Berger. Mac Orlan lui-même avoue dans sa préface : « L’histoire contée sur l’écran est sommaire et arbitraire puisqu’elle se déroule à peu près tout entière dans un laps de temps qu’aucun document historique ne vient éclairer. On peut imaginer de bien des manières la mort de François Villon. À mon avis, il mourut probablement d’épuisement dans les premiers temps de son bannissement. L’image que cette hypothèse provoque n’est pas suggestive, tout au moins pour le film. (…) Je m’en suis tenu à cet aspect plus décoratif ». On le voit, de l’aveu même de l’auteur, toute cette « chute » est un pur ornement, produit de son imagination, dans le but de rendre le propos plus spectaculaire. Le plus fort est que le bandeau qui ceint le livre déclare, en blanc sur fond rouge : « Le vrai Villon », tout simplement. Est-ce cette pauvre vision de Villon qui mit en colère Léo Ferré, treize ans (au moins) plus tard ? On n’y reconnaît pas vraiment la relation que fit Ferré à Val, de sa dispute avec Mac Orlan.

Et pourtant, quelque chose, dans ce film, rend plus plausible l’altercation qui se produisit entre eux. À mon sens, la raison la plus vraisemblable est là. Le souvenir confié à Val par Léo Ferré semble avoir été un peu érodé par le temps : c’est en fait dans le cadre d’une vie romancée que Mac Orlan rêva Villon comme un « donneur ». Cela montre d’ailleurs tout le mal que peut causer une biographie répondant à ces critères qui existèrent jusqu’en 1968, à peu près. Encore que des éditeurs, aujourd’hui, n’aient aucun scrupule à proposer d’autres vies « arrangées » et publient sans sourciller des livres contenant par exemple des dialogues imaginaires.

Pour en terminer avec ce film, cette coïncidence amusante. Le rôle d’un étudiant y est tenu par un homme jeune, grand, aux mains interminables. Il se nomme Jean-Roger Caussimon. Caussimon qui, en 1945, n’a pas encore rencontré Léo Ferré.

Pour en finir avec la légende créée par Mac Orlan, on rétablira la vérité ou ce qu’on en sait, qui est peu de chose : « L’arrêt du parlement est du 5 janvier 1463. La Louange à la Cour doit être du même jour. La Question au clerc du guichet n’est guère postérieure. Le 8 janvier, au plus tard, Villon quitte Paris. Ici s’arrête l’histoire. Le poète a trop chanté la mort pour laisser aux historiens le droit de conter la sienne », écrit Jean Favier dans une biographie savante.[4]

(À suivre)


[1]. Cité par Philippe Val, in Globe-hebdo, n° spécial « Merci Léo », 21-27 juillet 1993.

[2]. Pierre Berger, Pierre Mac Orlan, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 26, Seghers, 1951.

[3]. Pierre Mac Orlan, François Villon, film, Bruxelles, Maréchal, 1945.

[4]. Jean Favier, François Villon, Fayard, 1982.

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mercredi, 22 novembre 2006

Pierre Mac Orlan et « l’affaire Villon », 1/3

Mac Orlan révèle une foi jamais démentie en la toute puissance de la chanson, une toute puissance qui, par le biais de la parole, est humaine parce que littéraire.

(LUCIENNE CANTALOUBE-FERRIEU) 

 

Entre son spectacle à Bobino (du samedi 3 au jeudi 15 janvier 1958) et celui qu’il présente au Vieux-Colombier (à partir du mercredi 25 janvier 1961), Ferré ne se produit sur aucune grande scène parisienne. Pas de « rentrée », donc, durant trois ans, mais beaucoup de travail : la musique du film de Geza Radvanyi, Douze heures d’horloge ; [1] l’enregistrement des derniers disques Odéon avant une période intermédiaire précédant son entrée chez Barclay ; une chanson avec Michèle Senlis et Claude Delécluse intitulée La Belle amour ; quatre mises en musique de textes de Mouloudji ; [2] une « exploration » des poètes vivants (Seghers, Aragon dont le disque sortira plus tard, Bérimont), parfois en vue d’une éventuelle collaboration poussée. Ce sera le cas, par exemple, de Pierre Mac Orlan, mais l’idée initiale échouera dans les étonnantes circonstances que l’on va tenter de reconstituer.

 

Pierre Dumarchey, alias Pierre Mac Orlan, est né le dimanche 26 février 1882 à Péronne (Somme). Il jouait lui-même de l’accordéon et a toujours aimé la chanson. [3] Il a adhéré à la Sacem en 1936. Il a par la suite recueilli ses textes en deux volumes. [4] Dans le « Prélude sentimental » qui ouvre l’un d’entre eux, Chansons pour accordéon, il note : « Il est souvent plus difficile d’écrire une chanson que de composer un roman ou de peindre une toile. Il faut beaucoup de loyauté pour écrire une chanson… et beaucoup de confiance dans la sensibilité de l’auditeur ». On lui doit aussi, entre de nombreux écrits sur le sujet, La chanson populaire dans les disques. [5] Tous ces travaux de sa plume montrent également l’idée qu’on pouvait se faire alors de la chanson et constituent à ce titre d’intéressants documentaires.

 

La rencontre

C’est dans les derniers mois de 1953 que, pour la première fois, se trouvent réunis les noms de Léo Ferré et de Pierre Mac Orlan, sous la signature de ce dernier, qui écrit dans un article : « Tantôt l’auteur mène le jeu, tantôt c’est, au contraire, le musicien et, très souvent, l’interprète prend la place qui donne à la chanson sa personnalité. Quand l’auteur est (…) Léo Ferré (…), il est certain que l’auteur tient le jeu, même si l’interprète est de grande classe comme Édith Piaf, ou, dans un autre climat, Germaine Montero, comédienne d’une puissante personnalité ». [6]

L’année suivante, préfaçant un 25-cm de Catherine Sauvage, l’écrivain note : « Dans ma pensée, c’est-à-dire dans les minutes qui suivent l’audition d’un disque quand il donne un de ces "chocs" qui semblent de plus en plus nécessaires pour meubler l’extraordinaire solitude des hommes de ce temps, je ne peux m’empêcher d’associer Léo Ferré à Catherine Sauvage. Léo Ferré est un poète pour qui la chanson est une forme d’expression puissante et efficace : c’est un poète de l’authenticité, un poète précis de la vérité ; et les personnages qu’il confie souvent à la voix de Catherine Sauvage nous apportent vraiment une présence humaine, une ouverture humaine : celle de L’Homme ou celle des Amoureux du Havre qui ne sont pas, grâce à cette précision, de simples lieux communs sentimentaux. Catherine Sauvage est une interprète de qualité ; sa personnalité est évidente : elle aime ce qu’elle chante et nous le fait aimer. La sensibilité de cette jeune femme est intelligente : elle conduit à la mélancolie qui est la grande force des chansons, quand elles sont de la "classe" littéraire de celles de Léo Ferré ». [7]

Comment est considéré, à l’époque où il écrit cela, celui qui est membre de l’académie Goncourt depuis quatre ans ? Dans son édition 1954-1955, le Dictionnaire biographique français contemporain note, d’une plume bien-pensante : « Pierre Mac Orlan a trouvé son originalité en peignant une humanité désespérée et aventurière et s’adonne à une littérature d’imagination. (…) Il préfère, à l’ordre naturel et aux mœurs civilisées, des situations inquiétantes et des renversements humains ». [8]

Dans son numéro 2, qui paraît en juin 1954, Le Flâneur des deux rives [9] publie un article consacré à la mise en musique par Ferré de La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire. Ce texte n’est pas signé mais il est habituellement attribué soit à Cocteau, soit à Mac Orlan. Cette seconde hypothèse n’est pas saugrenue, elle est même séduisante (Mac Orlan écrivait régulièrement dans cette publication), mais absolument rien ne permet à ce jour de l’affirmer sérieusement. Elle suppose principalement que Mac Orlan se soit trouvé à Monaco le jeudi 29 avril 1954 puisqu’à l’époque, l’œuvre n’a pas connu d’autre représentation et n’est pas encore enregistrée dans un disque. La présence de Cocteau à une soirée de gala est plus probable. À moins que l’auteur de l’article ait seulement entendu la retransmission de la soirée sur les ondes de Radio Monte-Carlo. Or, l’article fait mention d’indications portées dans le programme. On demeure décidément dans le vague et surtout, l’on ne comprend pas pourquoi Mac Orlan, qui a signé d’autres articles dans la même livraison du Flâneur, n’aurait pas signé celui-là.

Les propos de Mac Orlan sur Ferré et Catherine Sauvage seront bientôt repris dans le programme du spectacle que Ferré présente à l’Olympia, l’année suivante, du jeudi 10 au mardi 29 mars 1955.

Mac Orlan poursuit, à la fin de l’année, évoquant « la poésie authentique de Léo Ferré » et, dans le même article, il note : « Léo Ferré, plus préoccupé par le décor social que Charles Trenet, a également composé des chansons d’amour étroitement liées à la présence du temps présent dans la vie sentimentale (Les Amoureux du Havre, Mon pt’it voyou) ». [10] 

Ailleurs, il insiste : « Je ne veux que citer Trenet, Brassens et Léo Ferré, ces trois grands poètes-chansonniers qui représentent la chanson durant ces dernières années pour prendre place dans les anthologies ». [11]

Il ne craint pas, plus tard, de répéter :  « On retrouve toujours Germaine Montero avec son choix, de Bruant à Léo Ferré, et Catherine Sauvage toujours fidèle à Léo Ferré » et, quelques lignes plus loin : « Il faut encore une fois insister sur la présence de (…) Léo Ferré ». [12]

La même année , il ajoute : « J’aime toutes les chansons de (…) Léo Ferré ». [13]

Toutes ces citations montrent a priori d’excellentes dispositions de Mac Orlan envers Ferré, et l’on ne voit pas pourquoi une collaboration, logiquement, ne s’ensuivrait pas. C’est encore par une lettre que tout va commencer.

Dans le courant de l’année 1958, Léo Ferré écrit à Mac Orlan pour lui proposer de réaliser un disque complet en commun. La lettre a été vendue salle Drouot en avril 1986, en même temps qu’un ensemble de documents. Le lot comprenait Poète… vos papiers ! en édition originale sous étui, [14] vingt-six petits formats imprimés par Ferré et illustrés par Frot, sept disques de Ferré et quatre de ses interprètes, un disque inédit d’épreuve contenant l’enregistrement de quatre poésies d’Aragon avec douze lignes autographes d’Aragon lui-même, le Léo Ferré de Gilbert Sigaux, [15] et la fameuse lettre.

Le catalogue la reproduit partiellement, sans malheureusement en préciser la date. Son acquéreur n’a pas accepté que j’en prenne photocopie ou que j’en relève une copie manuscrite. Je ne peux par conséquent citer que l’extrait présenté au catalogue : « J’aimerais beaucoup faire une série de chansons avec vous. Je suis sûr que la chose est possible, et puis cela nous distraira l’un et l’autre du train-train habituel. Dans notre espace non-euclidien, il me semble que nos parallèles pourront vite se rejoindre ! Téléphonez-moi, s’il-vous-plaît, et croyez à ma fidèle amitié. Léo Ferré ». Mac Orlan répondit-il effectivement par téléphone ? Adressa-t-il à Ferré un message qui se serait perdu ? On ne connaît pas, en tout cas, de trace écrite signée Mac Orlan en écho à cette première prise de contact. Le projet n’aboutira pas, mais une chanson au moins est née.

En 1960, Léo Ferré cède aux Nouvelles éditions Méridian cette chanson qu’il n’enregistrera pas lui-même, La Fille des bois. Monique Morelli, Catherine Sauvage et Francesca Solleville l’interpréteront, ainsi que Mistigri. Cette œuvre est tout ce qui subsiste de la proposition faite à l’écrivain deux ans plus tôt. La collaboration s’est interrompue immédiatement. On tentera plus loin de comprendre pourquoi.

La même année, les noms des deux hommes sont rapprochés, sinon réunis, dans un volume de René Maltête, Paris des rues et des chansons, [16] où des photographies de la ville sont commentées par des vers et des textes de nombreux auteurs.

En 1961, la préface de Mac Orlan, déjà citée, est encore reprise, cette fois au verso de deux nouveaux 25-cm de Catherine Sauvage. [17] 

On observera que, en-dehors de La Fille des bois, les textes respectifs de Ferré et Mac Orlan ont eu les mêmes interprètes. Aux trois grandes chanteuses déjà citées, il faut ajouter évidemment Barbara, Juliette Gréco et Germaine Montero. Celle-ci, hormis les microsillons qu’elle a consacrés à Ferré d’une part, à Mac Orlan d’autre part, enregistrera un disque hors-commerce non daté dont la pochette est due au graphiste Massin, qui réalise pour elle une maquette originale. Ce disque, Germaine Montero chante Charles Béranger, Aristide Bruant, Léo Ferré, Federico Garcia Lorca, Pierre Mac Orlan, est tiré à trois mille exemplaires numérotés pour les membres du Club des disquaires de France, dont le directeur est Robert Carlier. L’orchestre est celui de Philippe-Gérard. On peut y lire un article de Mac Orlan, intitulé Pour une discothèque sentimentale, duquel se détache ce bref passage : « Les autres chansons [contenues dans le disque], celles de Marguerite Monnot, de Léo Ferré et de Federico Garcia Lorca, donnent également des souvenirs de qualité à ceux qui n’en ont pas et, peut-être, n’en auront jamais ».

Toujours des interprètes féminines, donc. C’est que les chansons de Mac Orlan parlent le plus souvent de vies de femmes, à la première personne. [18] Léo Ferré avait parlé d’« une série de chansons ». Imaginait-il, par conséquent, un microsillon complet qu’il eût confié à une chanteuse, mais n’aurait pu enregistrer lui-même ? La question peut se poser.

(À suivre)


[1]. Voir Jacques Layani, Les Chemins de Léo Ferré, op. cit.
[2]. Mouloudji chante sur des paroles de Mouloudji et des musiques de Léo Ferré, 45-tours Philips 432345 BE.
[3]. Sur Mac Orlan et la chanson, lire Lucienne Cantaloube-Ferrieu, Chanson et poésie des années 30 aux années 60, Trenet, Brassens, Ferré... ou les « enfants naturels » du surréalisme, op. cit. 
[4]. Pierre Mac Orlan, Chansons pour accordéon, Gallimard, 1953, et Mémoires en chansons, Gallimard, 1965.
[5]. Pierre Mac Orlan, « La chanson populaire dans les disques », in Almanach du disque 1953, éditions Pierre Horay.
[6]. Pierre Mac Orlan, « Réflexions sur la chanson populaire », in Almanach du disque 1954, éditions Pierre Horay.
[7]. Catherine Sauvage chante Léo Ferré, 33-tours 25-cm Philips, 76024 R.
[8]. Dictionnaire biographique français contemporain, Agence internationale de documentation contemporaine Pharos, 1954.
[9]. Le Flâneur des deux rives, n° 2, juin 1954.
[10]. Pierre Mac Orlan, « Suite sur la chanson populaire », in Gazette Martini, n° 15, novembre-décembre 1955.
[11]. Pierre Mac Orlan, « À propos d’une anthologie de la chanson », in Almanach du disque 1956, éditions Pierre Horay.
[12]. Pierre Mac Orlan, « Une année de chansons », in Almanach du disque 1957, éditions Pierre Horay.
[13]. Pierre Mac Orlan, « Cabarets imaginaires », in Gazette Martini, n° 24, mai-juin 1957.
[14]. Léo Ferré, Poète… vos papiers !, op. cit.
[15]. Gilbert Sigaux, Léo Ferré, collection « Les cahiers de la chanson », n° 4, Monte-Carlo, Éditions de l’Heure, 1962.
[16]. René Maltête, Paris des rues et des chansons, édition du Pont-Royal, 1960 (rééd. Bordas, 1995). 
[17]. Catherine Sauvage chante Léo Ferré, 33-tours 25-cm Philips, vol. 1, 76518 R, et vol. 2, 76521 R.
[18]. Nelly, La Chanson de Margaret, La Fille de Londres, Catari de Chiaia, Le Tapis franc, Le Pont du Nord, Les Progrès d’une garce...

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mardi, 21 novembre 2006

Avec Luc Bérimont, 4/4

Deux univers proches

À la disparition de Luc Bérimont, Léo Ferré adresse à sa femme un télégramme de condoléances qu’il rédige à sa manière : « Luc Bérimont, 78120 Rambouillet. Pourquoi ce Noël pourquoi ces lumières il n’est rien venu d’autre que les pleurs et ton souvenir m’arrache le cœur, disais-tu. Repose-toi bien Luc. Léo Ferré ». Cet homme qui a chanté tant de Noëls et tant d’hivers – deux thèmes récurrents chez lui, en prose comme en vers – est mort à cette période qu’il avait rimée, le jeudi 29 décembre 1983. Vingt jours plus tôt, le vendredi 9, il a composé La Tentation du requiem, son ultime poésie. Son dernier livre, publié cette année-là, s’intitule Le Grenier des caravanes. [1]

En 1994, l’intégrale en disques compacts, publiée par Sony, du fonds Odéon, intitulée Léo Ferré, les années Odéon, comprend les deux poèmes de Bérimont, non intégrés chronologiquement à l’ensemble de la production de Ferré dans cette maison mais figurant sur un disque de « bonus ». [2] On est étonné, car ces œuvres sont excellentes, paraissent parfaitement accomplies et auraient pu, en leur temps, trouver place dans des disques. Pourquoi sont-elles considérées comme des maquettes et ne sont-elles jamais sorties ? Cela signifie-t-il que Ferré a écrit ces musiques sans avoir l’intention de les chanter, les chansons étant alors uniquement destinées à des interprètes et les maquettes réalisées à titre d’exemple ? Or, selon Catherine Sauvage, Ferré a chanté Noël en scène. Malheureusement, elle ne précise pas où, ni quand. Qu’en pensait Bérimont lui-même ?

Il reste que Marc Ogeret, Francesca Solleville, Jacques Douai et Catherine Sauvage ont chanté Noël tel quel, sans que Ferré y trouve à redire, ce qui est légitime puisqu’ils ont respecté la partition originale, ainsi que l’imposait l’avertissement cité plus haut. Quel degré d’achèvement estimait-il n’avoir pas atteint dans ses mises en musique ? Eût-il voulu, avant de les chanter lui-même, donner à ces textes une orchestration plus ample, les faire bénéficier d’un orchestre plus important que la formation réduite qui servit à la maquette ? Il faudra attendre 2006 pour que les éditions La Mémoire et la mer publient le volume 1959 de l’intégrale Léo Ferré, plaisamment dénommée La « the » intégrale. [3] Ce disque contient les versions enregistrées pour la radio des deux poèmes, une photographie des deux hommes par Grooteclaes enfin rendue publique et le texte manuscrit du télégramme d’adieu. Il comprend aussi de nombreux  passages de Ferré dans les émissions de Bérimont, et la voix de celui-ci, avec qui il s’entretient. À ce propos, Bertrand Dicale écrit : « Le disque de l’année 1959 est composé de passages radiophoniques de Léo Ferré, la plupart précédés d’interviews. Les aînés reconnaîtront l’emphase du poète-speaker Luc Bérimont ("Comment le public réagit-il à vos chansons, à la chanson de qualité, à la chanson poétique ? – Le public réagit très bien"), les plus jeunes générations combien l’utilisation de poèmes d’Aragon ou de Verlaine put être un sujet polémique à l’époque ». [4]

Selon Alain Raemackers, qui présente cet album, le travail de Ferré en 1959 doit beaucoup à l’obligation qui lui est faite de livrer aux éditions Méridian cent cinquante-neuf chansons, afin de réaliser son rêve :  l’acquisition de l’îlot du Guesclin sur la commune de Saint-Coulomb, entre Cancale et Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). C’est en effet le mercredi 20 avril 1960 que sera signé l’acte devant Me Serrand, notaire à Cancale.

C’est certainement exact et cela pourrait constituer une réponse d’ordre pratique à toutes les questions posées ici. D’ailleurs, Jacques Lubin et Jacques Miquel précisent, dans leur très minutieux travail consacré aux enregistrements de Ferré, [5] que la maquette de Noël était uniquement destinée aux éditions Méridian, « peut-être pour témoigner de la façon dont Ferré recommandait l’interprétation ». Tout cela est fort vraisemblable et émane de personnes compétentes, mais ne justifie pas cependant que Léo Ferré n’ait pas, au moins par la suite, fait figurer ces chansons dans un de ses disques. Quant aux mises en musique évoquées en 1963 et jamais abouties, le mystère reste entier.

Au-delà de leur opinion commune sur la poésie chantée, l’univers des deux hommes paraît proche, ne serait-ce qu’au registre de la sensualité. Ainsi, on peut rapprocher des nombreux développements sur l’odorat contenus dans le roman de Ferré, Benoît Misère, [6] ces propos extraits d’une interview de Bérimont : « Un monde d’odeurs, c’est, je crois, ce qui m’est apparu avant que je n’aie ouvert les yeux ! (…) Je pouvais tout identifier, dans mon enfance, grâce aux odeurs. (…) J’ai été élevé dans un univers de femmes, au milieu d’un royaume d’odeurs. (…) La nature m’a doté d’un nez que les signalements d’identité qualifient de "fort" par euphémisme ! ». [7]

Autre facteur de proximité intellectuelle : comme Ferré, Bérimont a raconté son enfance, ses initiations. Lorsque paraît Le Bois Castiau, l’écriture de Benoît Misère est en cours depuis plusieurs années et ne s’achèvera que bien plus tard. Les deux livres sont donc partiellement contemporains. Chez ces deux petits garçons qui ont presque le même âge, on remarque des émotions communes – jusqu’à l’amour des tramways – et, chez les adultes qu’ils sont devenus, une analyse similaire du monde de leur enfance, recréé longtemps plus tard par une plume de poète. Culturellement, leurs milieux d’origine sont similaires. La différence essentielle tient à ce que Bérimont, né en Charente du fait de l’invasion allemande dans ses Ardennes familiales, et Ferré, né à Monaco, n’ont naturellement pas vécu la Première Guerre mondiale de la même façon. Mais il ne faut pas interpréter abusivement les biographies : Bérimont enfant demeure croyant alors que son père est un farouche mécréant, au rebours de Ferré qui perd la foi et dont le père est très croyant. Bérimont oubliera lui aussi son catholicisme, allant jusqu’à écrire, à propos de Noël, qui n’est peut-être pas seulement une complainte de l’amour triste : « Il n’est rien venu d’autre que les pleurs ». [8] L’anniversaire de l’avènement ? Des pleurs, uniquement des pleurs. Pas de sauveur, pas de bonne nouvelle. Bérimont, dit-on, se trouvait laid, notamment à cause de ses lunettes, comme d’ailleurs Ferré jeune. Il n’était pas plus laid qu’un autre : avec son grand front et son nez puissant, il avait au contraire un visage ouvert, intelligent. Bérimont déclare : « En fait, raconter son enfance n’a rien de vraiment original. Alors, permettez-moi une question, à mon tour : pourquoi est-ce dans ce registre que la littérature contemporaine a donné ses œuvres majeures ? ». [9]

Aujourd’hui, on ne trouve plus les poèmes de Bérimont en librairie. Le Cherche-Midi avait entamé une édition des Poésies complètes, préparée par Jean-Yves Debreuille, avec un avant-propos de la compagne du poète. [10] Seul le tome premier a paru. Les deux autres volumes, initialement prévus, semblent bien avoir été abandonnés. On ne trouve pas non plus de biographie du poète et son nom ne figure pas au dictionnaire Robert des noms propres, comme si l’homme, pourtant célèbre, avait sombré dans l’oubli, d’une façon incompréhensible. Sauf erreur, les manuels scolaires ne l’ont pas retenu davantage. Un temps, il s’est trouvé à l’école maternelle et primaire où, habituellement, on lui préfère son ami Desnos. Il publie en effet, en 1974, un recueil de comptines. [11] Ce faisant, il ne perd évidemment pas de vue l’absolue nécessité, pour lui, de chanter la poésie, et c’est son ami Jacques Douai qui s’en charge, mettant douze de ces textes en musique et les enregistrant. [12] La même année, il fait paraître Les Ficelles, [13] « roman » résolument anti-conformiste où sont peints les déboires d’un auteur avec ses éditeurs, mais aussi avec ses personnages. Il opte pour une construction en éclats où se mêlent tous les genres et où le propos se diversifie. Typique des recherches techniques et artistiques des années qui suivirent 1968, Les Ficelles témoigne amplement de la volonté de renouvellement de l’auteur. Cette année-là, d’ailleurs, il publie trois livres.

Dans Les Ficelles, on trouve une nouvelle allusion à Léo Ferré, au détour d’un portrait de Michel Simon qui avait adopté un chimpanzé, Zaza. Il ne faut pas confondre cette Zaza avec celle de Ferré. La Zaza de Michel Simon avait d’ailleurs un comportement plus proche de celui de la Pépée de Ferré. Voici cet extrait : « Zaza, une guenon morte depuis longtemps, le laisse inconsolable. Elle marchait debout, paraît-il, cousait, se poudrait, faisait son lit, griffonnait au crayon d’indéchiffrables messages de tendresse. Michel Simon en parle comme d’une fille disparue. J’éprouve de la gêne à prononcer le mot "singe" devant lui, la même que devant Léo Ferré. On sent que l’on commet, non une incongruité, mais une faute. Comme si l’on portait un coup bas. Je leur donne raison à tous deux pour le respect, la tolérance, dont nous devrions témoigner envers les créatures qui peuplaient la terre avant nous. L’illusion d’appartenir à une race supérieure, à qui l’on passe ses crimes, finira bien par nous être fatale ». [14]

Dans son Jacques Douai de cette même année, Bérimont évoque Ferré sans le nommer, d’une manière plaisante : « C’est chez Francis Claude, rue du Pré-aux-Clercs, que vont se tendre certains ressorts du destin. Un jeune homme à lunettes, cheveux longs, romantique et cracheur, s’accompagne au piano. Douai, enthousiaste, s’empare des partitions de L’Étang chimérique, de L’Inconnue de Londres, du Scaphandrier, du Bateau espagnol ». [15]

Heureusement, donc, demeure la chanson qui rend maintenant à Bérimont, au moins en partie, ce qu’il lui a donné. On peut écouter sa poésie par la voix de Jacques Bertin [16] ou dans une belle anthologie de la très bonne collection « Poètes et chansons ». [17] Cette dernière a l’avantage de regrouper non seulement plusieurs interprètes, mais aussi plusieurs compositeurs (Reinhardt Wagner, Léo Ferré, James Ollivier, Michel Aubert, Jacques Douai, Lise Médini, Nicolas Vaillant, Hélène Triomphe, Lino Léonardi). Le microsillon conserve encore quelques pièces rares ici et là. Par exemple, Marc Ogeret chantant J’ai rencontré la cinquantaine sur une partition de Lise Médini [18] ou Hélène Martin interprétant Amazonie sur sa propre musique. [19] Il est d’autres enregistrements, comme celui de Quand tes cheveux étaient courts par Michel Aubert [20] ou celui de La Complainte du bourreau par Jacques Douai, sur une musique du même. [21] Toujours chanté par Jacques Douai, Je suis plus près de toi (musique de Lise Médini). [22] Le disque garde aussi l’interprétation d’un comédien (on sait que la diction n’a jamais eu la mauvaise réputation de la chanson), celle de Robert Hossein, [23] et Hélène Martin dit elle-même Entrée du fer. [24]

 

 Remerciements : Jacques Bertin, Mathieu Ferré, Jean-Claude Tertrais, Jean Vasca, Luc Vidal.

[1]. Luc Bérimont, Le Grenier des caravanes, Caractères, 1983.

[2]. Léo Ferré, Les Années Odéon, coffret de huit CD.

[3]. Léo Ferré, 1959, CD La Mémoire et la mer, op. cit.

[4]. Le Figaro du 8 avril 2006.

[5]. Travail paru in Sonorités, bulletin de l’Association française des détenteurs d’archives audiovisuelles et sonores, du n° 20, décembre 1988, au n° 23, janvier 1990, avec des addenda et des errata du n° 24, juillet 1990, au n° 27, décembre 1991.

[6]. Léo Ferré, Benoît Misère, roman, Laffont, 1970 (rééd. Plasma, 1980, Gufo del Tramonto, 1989, La Mémoire et la mer, 2001).

[7]. Luc Bérimont, Le Bois Castiau, récit, Laffont, 1963 (rééd. Rombaldi avec une longue interview en préface, 1975, Stock, 1980). Prix Cazes 1964.

[8]. Noël.

[9]. Luc Bérimont, interview en préface à la réédition du Bois Castiau, article cité.

[10]. Luc Bérimont, Poésies complètes, vol. 1, 1940-1958, collection « Amor fati », Le Cherche-Midi et Presses universitaires d’Angers, 2000 (édition établie par Jean-Yves Debreuille, avant-propos de Marie-Hélène Fraïssé).

[11]. Luc Bérimont, Comptines pour les enfants d’ici et les canard sauvages, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1974.

[12]. Jacques Douai, Comptines de Luc Bérimont, 45-tours Unidisc 45524.

[13]. Luc Bérimont, Les Ficelles, roman, EFR, 1974.

[14]. Ibidem.

[15]. Luc Bérimont et Marie-Hélène Fraïssé, Jacques Douai, op. cit.

[16]. Bertin chante Bérimont, CD Velen VO 11.

[17]. Luc Bérimont chanté par Jacques Bertin, Jacques Douai, Monique Morelli, Marc Ogeret, James Ollivier, Marc Robine et Claude Vinci, collection « Poètes et chansons », CD EPM-Musique 980622.

[18]. Marc Ogeret, Rencontres, disque cité.

[19]. Hélène Martin, Le Condamné à mort, 33-tours 30-cm La Fine fleur (BAM), n° 1, C 500.

[20]. Michel Aubert, 33-tours 30-cm BAM, C 428.

[21]. Jacques Douai, Récital n° 7, 33-tours 25-cm BAM, LD 380.

[22]. Jacques Douai, Autrefois aujourd’hui, chansons de poètes, vol. 2, double 33-tours 30-cm Disc’AZ, AZ/5 391.

[23]. Robert Hossein dit les poèmes de Luc Bérimont, collection « Poésie de demain », 33-tours 17-cm, Seghers-Véga, 10003.

[24]. Anthologie 1, poésie française contemporaine, collection « Plain chant », 33-tours 30-cm disques du Cavalier, LM 184-185.

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lundi, 20 novembre 2006

Avec Luc Bérimont, 3/4

La poésie qui chante

On peut s’étonner de ce silence, lorsqu’on sait que Luc Bérimont n’a eu de cesse de rapprocher la poésie et la chanson et de faire sauter les barrières dont toute l’histoire de la poésie prouve l’inanité. Il est membre de l’Académie du disque français, dans la catégorie « Hommes de lettres ». Il écrit : « La poésie ne guérit pas de la chanson. Elle se console mal d’avoir été séparée, divisée comme au couteau, de la compagne qui réchauffait son souffle. Orphée sans sa lyre n’est plus entendu. Il pense. Il est triste. Il sait les choses que savent les ingénieurs, mais il oublie de se laisser gagner par l’ivresse obscure qui faisait de lui un demi-dieu ». [1] Bérimont œuvre en tous points pour rapprocher la parole et le vers. En 1954, il préface un disque de poèmes du XVIe siècle, dits par Gérard Philipe et André Reybaz : « La langue est mûre, savoureuse, éclatante, non encore sclérosée par l’usage écrit : l’imprimerie date de la veille ». Il évoque « le tremblement qui s’empare de la voix de nos grands-pères inspirés quand il s’agit de célébrer la seule beauté absolue qui soit au monde : celle du corps féminin dévêtu, livré dans l’attente du désir ». [2] Dans l’ensemble de son œuvre, Ferré dira des choses souvent proches de cela et cette étude porte aussi bien sur les rapports entre les deux hommes et leur travail commun que sur la question de la poésie chantée, qui demeurera pour eux une conviction constante.

En 1957, dans Combat, Alain Spiraux soutient que « le public a plus facilement accès à la poésie par la chanson que par les plaquettes de poèmes ». [3] Aussitôt, le poète Marc Alyn qui, à l’âge de vingt et un ans, a reçu le prix Max-Jacob, signe dans Arts une prise de position contre les paroliers, estimant que l’écriture de chansons doit être exclusivement confiée aux poètes, c’est-à-dire aux poètes du livre. C’est très vraisemblablement à ce moment que Ferré écrit Conseils à un jeune lauréat de vingt et un ans, sans nommer celui-ci. Ce texte est inachevé. Sans doute Ferré s’est-il désintéressé de cette affaire, trouvant qu’elle n’en valait pas la peine, ou bien a-t-il pensé qu’il n’avait pas de conseils à donner. Ce fragment a été publié longtemps plus tard, dans le livre de photographies d’Alain Marouani. [4]

En 1964, dans son Félix Leclerc, Bérimont constate : « En fait, pourrait-on réintroduire la poésie authentique dans la chanson, renouer avec une tradition millénaire qui fut celle des troubadours à l’époque où les cathédrales, toutes blanches, [5] sentaient grouiller sur leurs flancs les grappes de leurs bâtisseurs ? ». [6] Dans le même ouvrage, il précise avec vigueur : « Or, la poésie – de toute évidence ! – existait avant Gutenberg et avant l’invention de l’imprimerie. Gutenberg a offert un "support", un véhicule pratique – moitié encre, moitié papier – que les poètes (et beaucoup d’autres) ont utilisé durant quelques siècles mais qui ne saurait être, en aucun cas et sans abus, confondu avec la poésie elle-même. Ce véhicule, ce support du poème, a changé, change, est susceptible de changer encore. Orphée est représenté tenant une lyre, et nous sommes à l’orée d’une civilisation dite "audiovisuelle" qui gagne chaque jour du terrain, où le graphisme de l’imprimeur cède devant le son et le mouvement. Pourquoi ne pas imaginer une opération ayant pour objet d’arracher la prisonnière à sa Bastille d’encre et de papier ? Clairement, nous constatons le mal : nous savons que la poésie a perdu tout contact, toute liaison véritable avec l’extérieur, que la notion de "dimension verbale", loin de laquelle elle reste lettre morte pour les non-initiés, est réputée méprisable chez des poètes qui ambitionnent d’être publiés et lus, plutôt que dits. (…) On a toujours chanté la poésie – jusqu’au XVIe siècle à tout le moins ! Sait-on que les règles de la prosodie classique, celles du poème à forme fixe, l’élision, la césure, la rime féminine, etc., ont été établies – à seule fin de donner une structure "carrée" au texte que la musique devait nécessairement servir ». [7]

Léo Ferré a-t-il jamais dit autre chose, notamment dans la préface de son recueil Poète… vos papiers ! [8] : « La poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie ; elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche ». Tout au long de sa carrière, dans de multiples entretiens, il défendra cette idée, parlant à de très nombreuses reprises de la musique comme d’un « véhicule qui apporte la poésie dans l’oreille des gens ». Enfin, dans la grande famille des poètes qu’il choisira de chanter, il remontera jusqu’au XIIIe siècle, rejoignant ainsi la mémoire des troubadours et des « cathédrales toutes blanches » qu’évoquait Bérimont.

Préfaçant en 1972 un disque de Marc Ogeret, Bérimont écrit encore : « L’existence devrait être une fête : joie d’écrire, de chanter, de bouger. J’écris. Tu chantes. C’est la même chose ». [9] Pierre Seghers, lui aussi auteur de chansons et poète ne répugnant pas à être mis en musique, [10] présente au même moment son complice Bérimont : « Vitalité, invention, lyrisme, Bérimont, fils des Ardennes, est un foisonnement d’initiatives, de réalisations, d’entreprises. Romancier, poète, producteur de radio et de télévision, créateur des Jam sessions poésie, il est le "manager" des jeunes poètes, des tentatives – réussies – pour arracher la poésie à son splendide isolement en lui faisant passer la rampe du théâtre ». [11]

Toujours ce rapprochement entre la parole du poète et la voix d’un interprète, qui vaudra à Bérimont des désaccords. Jean Rousselot, son vieil ami, ne le suit plus et regrette : « Bérimont a cédé aux sortilèges et aux facilités de la chanson ». [12] Ailleurs, Rousselot écrit, dans le même ouvrage, des choses parfaitement contradictoires. Tout d’abord : « Ce rapprochement [de la poésie et du public] s’est accompli dans la chanson, genre mineur, certes, mais qui ne l’a pas toujours été (rappelons-nous chansons de gestes et troubadours) et qui retrouve aujourd’hui une qualité indiscutable grâce à des chansonniers-poètes comme Charles Trenet (…), Léo Ferré (…), ou à des poètes devenus auteurs de chansons à leurs heures (Pierre Seghers, Paul Chaulot, Marc Alyn, Luc Bérimont, Armand Lanoux, Louis Amade, enfin, dont les succès, répandus par Gilbert Bécaud, ne se comptent plus ». [13] Un peu plus loin : « Il est bien évident que seule, une poésie facile, de consommation immédiate, peut être mise en chanson. On ne conçoit même pas qu’un poème de Mallarmé, de Valéry, de Jouve ou de Char, ou de tout autre poète appliqué à créer son propre langage en même temps qu’il demande à ce langage de l’exprimer, puisse tenter un compositeur et cela amène naturellement à se demander si toute communication entre le poète et le public ne repose pas sur quelque compromission de la poésie ». [14] On est sidéré de voir combien les deux amis, Bérimont et Rousselot, peuvent défendre des points de vue aussi éloignés. Rousselot, grand connaisseur de la poésie de tous les temps, perd tout recul et toute objectivité lorsqu’il aborde la poésie chantée. Il insiste, toujours dans le même livre : « Je signale le succès actuel de la "chanson poétique" et c’est pour souligner l’ambiguïté de ce succès. Car enfin, pas plus qu’il n’y avait de commune mesure entre un Pierre Dupont et son préfacier Charles Baudelaire, il ne saurait y en avoir une, aujourd’hui, entre un Léo Ferré ou un Georges Brassens et un René Char ou un Francis Ponge. Il suffit de dépouiller de leur musique et de leur appareil spectaculaire – autrement dit de les réduire à leur texte – la plupart des chansons poétiques de notre temps, pour voir clairement la différence. (…) Il n’empêche que la faveur dont jouissent des "bardes" de qualité prouve que le grand public a besoin de poésie. Ce besoin, peut-on le satisfaire en substituant un récital de poèmes à un récital de chansons ? Les "poésie sessions" organisées par Luc Bérimont, les enregistrements publics des émissions radiophoniques de Philippe Soupault Vive la poésie, les séances de Poésie vivante organisées et animées par Pierre Vasseur (pour ne citer que quelques initiatives) ne sont pas allés jusque là. Si leur succès a parfois passé toute espérance, il faut bien reconnaître que leur enrobage (mise en scène des poèmes, projections, ponctuations musicales, voire utilisation de "vedettes" du cinéma ou de la chanson) y était bien pour quelque chose ». [15]

Claude Sarraute s’étonne encore lorsqu’elle rend compte du spectacle donné par Ferré au Vieux-Colombier en 1961 : « Pourquoi emprunter à d’autres des poèmes qu’il écrit si bien lui-même ? Les vers de Rutebeuf lui ont réussi, j’en conviens. De là sans doute cet acharnement à mettre en musique Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Aragon. D’autres s’y sont essayés avant lui avec un bonheur inégal ». [16]

De telles opinions étonnent d’autant plus qu’elles paraissent vouloir ignorer le véritable appel au chant que constituent les titres choisis par les poètes eux-mêmes : Verlaine (Chansons pour elle, Chanson d’automne, Gaspard Hauser chante), Rimbaud (Chanson de la plus haute tour), Charles Cros (Chanson des peintres), Mac Orlan (La Chanson de Margaret), Seghers (Chanson à tuer le temps), Desnos (La Chanson du petit jour), Richepin (La Chanson des gueux) et tant d’autres.

Apollinaire lui-même écrivait à Madeleine Pagès, le 30 juillet 1915 : « J’aime beaucoup mes vers, je les fais en chantant et je me chante souvent le peu dont je me rappelle ». [17] Il persiste en notant, le 3 août : « Je suis rudement content que vous aimiez ce que je fais, bien plus : que [vous] l’ayez pénétré au point d’ajouter : "Il faudrait chanter vos vers". En effet Madeleine, je ne compose qu’en chantant. Un musicien a même noté une fois les trois ou quatre airs qui me servent instinctivement et qui sont la manifestation du rythme de mon existence ». [18] Apollinaire est pourtant une référence et, s’il chantait lui-même, on peut penser qu’il n’avait rien contre le fait d’être mis en musique et interprété.

Et tandis que certains se demandent si la poésie doit être chantée, des maisons proposent des disques didactiques intéressants explorant des territoires historiques, sociaux et littéraires dans des séries exigeantes. Ainsi, la firme phonographique Reflets et, à titre d’exemple, deux microsillons : Poèmes et chansons messagers de l’histoire, avec Anne Sandrine, James Ollivier et Vicky Messica, [19] ou bien Jacques Douai chante le travail et les travailleurs. [20] Ces initiatives montrent que Bérimont n’est pas isolé.

Le débat, décidément, ne sera jamais clos. Longtemps après la mort de Bérimont, on lui reprochera aussi ses positions, mais d’un autre point de vue cette fois, en déclarant qu’il n’était pas allé assez loin : « Virulent défenseur, avec Jacques Douai, de la "chanson de qualité", c’est-à-dire poétique et privilégiant le texte à la musique, il ne perçut guère les mutations que le rock et les autres musiques actuelles apportaient à la chanson ». [21] Ce reproche est mal venu. Bérimont a poursuivi l’action de longue haleine qu’il avait entreprise. Il est difficile de prendre en compte, lorsqu’on vise un but, les circonstances qui évoluent dans l’intervalle. Qui plus est, l’ouvrage d’où est tiré ce jugement fait mourir Bérimont douze ans après son décès réel. En douze années, les choses avaient encore changé. Par ailleurs, ces mutations, ces possibilités offertes à la chanson, sont prises en compte par Ferré qui tentera un travail commun avec le groupe Zoo : la pop music et la poésie chantée seront alors regroupées. Ferré envisagera aussi, mais cela ne se fera pas, une collaboration avec les Moody Blues comme avec les Pink Floyd.

Bérimont est producteur d’émissions de radio et de télévision où poésie et chanson occupent une place de choix (Les Chemins du jour, présentations thématiques de disques durant quatre heures de 1958 à fin 1962, les Jam sessions chanson-poésie, émissions publiques d’environ trois-quarts d’heure nées en 1961, et La Fine fleur de la chanson française, poésie dite et chantée, tous les mardis soir, depuis 1961). Une constante de ces deux dernières séries : il présente, en ouverture, l’ensemble des participants et le propos de la soirée. Après quoi, il laisse le micro aux artistes dans une organisation très libre. Appréciable discrétion qu’il ne brise un instant qu’en fin de première partie pour récapituler les noms des interprètes et des auteurs… en « oubliant », lorsqu’on chante ses textes, de citer son propre nom.

Bérimont animera aussi, à partir de 1966, le Club de la fine fleur, collection de disques éditée conjointement par l’excellente firme phonographique BAM (La Boîte à musique) et par Pierre Seghers. Le projet est ambitieux : « Le Club de la fine fleur vous invite à rejoindre ceux qui veulent défendre la vraie chanson de notre temps sans souci des modes passagères ou commerciales. La poésie est une aventure. En même temps, elle est une tradition. La chanson du XXe siècle renoue avec la poésie de toujours. Celle qui va d’Orphée à René-Guy Cadou et à Aragon ». Les trois premiers enregistrements sont consacrés à Hélène Martin, James Ollivier et Jacques Douai, chacun Grand Prix du disque de l’académie Charles-Cros, qui chantent les poètes. Les souscripteurs reçoivent en cadeau le volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui » de leur choix. Le prospectus de lancement de cette collection cite un extrait des propos déjà connus de Ferré sur Jacques Douai : « Jacques Douai chantera encore, quand bien des voix se seront tues ». [22] Il est préfacé par Max-Pol Fouchet, admirateur de Ferré, qui a fait figurer celui-ci dans son anthologie de poésie. [23]

Le mardi 10 décembre 1963, devant la salle de la Mutualité, à Paris (deux mille huit-cents places), « plus de trois mille personnes se pressaient dans une bruine nocturne et glacée, difficilement contenues par les cordons de police ». [24] Tout cela pour… assister à une Jam session chanson-poésie. Comment, en cet instant, ne pas rapprocher du célèbre cri final des Quatre-cents coups : « La poésie est dans la rue », ces mots de Bérimont : « Il faut descendre dans la rue avec la poésie. Il faut aller aux foules et la donner à voir, insolente dans sa nudité ». [25]

Il est décidément difficile de ne pas remarquer la proximité de vues qui existe entre les deux poètes. Léo Ferré fera une sortie, en 1975, dans une émission de télévision proposée par son ami Jean-Pierre Chabrol : « La chanson, un art mineur ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et quand des écrivains comme Mac Orlan ou Queneau… On dit "des chansons d’écrivains"… Mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est pareil, c’est aussi con. "Des chansons d’écrivains", "art mineur"… Mais ça les empêche de dormir, ça les fait chier, les poètes officiels, les gens qui tirent tout de suite deux cents plaquettes et qui sont vendues en vingt ans, alors ça les emmerde, la chanson, parce qu’avec la chanson, il y a la musique qui apporte la chose dans l’oreille des gens. Même s’ils ne veulent pas apprendre les paroles, les gens les reçoivent, on viole les gens avec la musique. Alors, si on les viole et que c’est bon, ils en redemandent ». [26]

Lucienne Cantaloube-Ferrieu écrit avec intelligence : « Luc Bérimont n’hésite pas à confier ses vers aux compositeurs soucieux de les mettre en musique. À la manière des poètes du XVIe siècle, il laisse délibérément à Léo Ferré, à Michel Aubert, à Hélène Martin, à Marie-Claire Pichaud et à bien d’autres, le soin d’unir à la musique certains de ses poèmes, sans jamais tenir ces textes devenus chansons pour la partie mineure de son œuvre. L’adjonction musicale (…) est un signe difficilement récusable. Il importe, cependant, de voir qu’il ne s’agit, alors, que d’une conséquence d’un fait plus fondamental qui est l’orientation d’un nouveau lyrisme vers une grande simplicité d’expression et une large communication humaine. Qu’elle soit ou non effectivement associée à la musique, cette poésie est incitation au chant, parce que, généreuse et fraternelle, elle se veut ouverte au plus grand nombre, populaire, somme toute, comme la chanson ». [27]

Dans son Jacques Douai, Bérimont enfonce le clou. Il répète inlassablement son idée-force : « La poésie, grâce à la radio, à la télévision, au disque, fait une reconversion inattendue, qui ressuscite le temps où le chant n’était pas dissociable de son exercice (…). La poésie de réflexion et de recherche s’accommode du silence de la page imprimée. Une poésie "pour l’œil", élitiste, inaccessible aux foules, s’est développée au détriment de la grande poésie orale populaire. Cette attitude d’initié conduit à l’usage solitaire d’un bien collectif. L’apparition des auteurs-compositeurs-interprètes démontre que le besoin de communiquer est resté le plus fort. Les masses n’acceptent pas de vivre, coupées de cette parole proférée que fut la poésie à toutes les époques, même si les tenants de la poésie typographique se détournent avec dégoût ». [28] On pourrait donner de larges pans de ce petit volume où le nom de Ferré est cité en plusieurs endroits et dans lequel, au cœur d’un choix de textes chantés par Douai, se retrouvent Noël de Bérimont et Le Bateau espagnol de Ferré, ainsi que Pauvre Rutebeuf et Il n’aurait fallu.

(À suivre)


[1]. Cité par Paul Chaulot, in Luc Bérimont, op. cit.

[2]. Les Blasons du corps féminin, 33-tours 30-cm Pathé, DTX 147.

[3]. Cité par Gilles Schlesser, Le Cabaret « rive gauche », 1946-1974, L’Archipel, 2006.

[4]. Alain Marouani, Inédits, textes de Léo Ferré, Michel Lafon, 2006.

[5]. Expression peut-être empruntée à Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, Plon, 1937.

[6]. Luc Bérimont, Félix Leclerc, op. cit.

[7]. Ibidem.

[8]. Léo Ferré, Poète… vos papiers !, La Table Ronde, 1956 (rééd. La Table Ronde, 1971, collection « Folio », n° 926, 1977, sous deux couvertures, Édition n° 1, 1994).

[9]. Marc Ogeret, Rencontres, 33-tours 30-cm Vogue, SLD 839.

[10]. On écoutera par exemple, Pierre Seghers chanté par Hélène Martin, Monique Morelli, Catherine Sauvage, Jacques Douai, Roger Lahaye et Marc Ogeret, collection « Poètes et chansons », CD EPM-Musique 985682.

[11]. Pierre Seghers, Le Livre d’or de la poésie française contemporaine, vol. 1, de A à H, Marabout-Université, n° 174, 1972.

[12]. Rousselot, par ailleurs exégète de bien des poètes, paraît oublier qu’il a cédé lui-même aux facilités de la biographie romancée telle qu’on la concevait encore dans les années 60, avec les nombreuses vies de musiciens qu’il publie chez Seghers.

[13]. Jean Rousselot, Poètes français d’aujourd’hui, Seghers, 1959.

[14]. Ibidem.

[15]. Ibidem.

[16]. Le Monde du 31 janvier 1961.

[17]. Guillaume Apollinaire, Lettres à Madeleine, Gallimard, 2005.

[18]. Ibidem.

[19]. Poèmes et chansons messagers de l’histoire, avec Anne Sandrine, James Ollivier et Vicky Messica, 33-tours 30-cm Reflets, SM 30 M-197.

[20]. Jacques Douai chante le travail et les travailleurs, 33-tours 25-cm Reflets, SM 25 A-193.

[21]. Yann Plougastel (ss. dir. de), La Chanson mondiale depuis 1945, Larousse, 1996.

[22]. « Depuis dix ans… », texte sans titre donné en préface à Jacques Douai chante Léo Ferré, 45-tours BAM, vol. 1, EX 212, et vol. 2, EX 215.

[23]. Max-Pol Fouchet, Anthologie thématique de la poésie française, Seghers, 1958.

[24]. Pourquoi des Jam sessions chanson-poésie ?, cité in Signes, n° 8, « spécial Luc Bérimont », Éditions du Petit Véhicule.

[25]. Ibidem.

[26]. Marginale, 27 octobre 1975.

[27]. Lucienne Cantaloube-Ferrieu, Chanson et poésie des années 30 aux années 60, Trenet, Brassens, Ferré ou les « enfants naturels » du surréalisme, Nizet, 1981.

[28]. Luc Bérimont et Marie-Hélène Fraïssé, Jacques Douai, op. cit.

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dimanche, 19 novembre 2006

Avec Luc Bérimont, 2/4

Deux créations communes

À l’automne 1955, on trouve la première trace connue du nom de Ferré sous la plume de Bérimont. Dans la revue La Tour de feu que Pierre Boujut édite à Jarnac, il publie une interview imaginaire d’Henry Miller et lui prête ces propos : « Il existe [en Amérique] des groupes de jeunes gens qui se réunissent pour écouter des disques enregistrés à Paris et qui pleurent en entendant Catherine Sauvage chanter Léo Ferré ! ».

Dans les émissions radiophoniques de Bérimont, Ferré est régulièrement convié. À cette période, Bérimont anime, en collaboration avec Jean Grunebaum, Avant-premières, chaque semaine. Il fera vivre cette émission de 1951 à 1965. Le jeudi 25 mars 1954, Ferré, s’accompagnant au piano, chante là Le Piano du pauvre. Ferré y parle souvent des poètes qu’il habille de musique. À une date hélas imprécise, il présente Pauvre Rutebeuf qu’il vient d’enregistrer et chante le poème avec un accompagnement original. Cette émission prend place entre novembre 1955 (enregistrement chez Odéon) et juin 1956 (parution du disque). Bérimont introduit ainsi le propos : « Le plus grand courage, le courage le plus insolite, c’est d’aller rechercher dans le vieux fond national de la poésie des poètes inconnus, ignorés, de les remettre au jour et on s’aperçoit alors que ces poètes d’hier sont plus jeunes que les poètes d’à présent ». Ferré répond : « Vous savez, ce n’est pas tellement un courage, je crois que c’est une grande joie. Ainsi, dans le microsillon que je viens d’enregistrer, j’ai une chanson dont la musique est de moi et dont les paroles sont de ce grand poète d’avant Villon, qui a dû vivre en 1240-1250, qui s’appelle Rutebeuf, qui était pauvre. J’ai extrait quelques poésies de ses nombreux recueils et j’en ai fait une chanson que j’ai appelée Pauvre Rutebeuf. Je crois d’ailleurs que ça aurait vraiment pu être écrit aujourd’hui ». [1] Le jeudi 15 janvier 1959, Bérimont annonce que Ferré a mis en musique quinze chansons d’Aragon et l’on écoute Tu n’en reviendras pas. Le jeudi 12 février, Ferré interprète Je chante pour passer le temps. Le jeudi 19 mars, Léo Ferré évoque au micro de cette même émission douze chansons seulement (et chante L’Étrangère). On n’en connaîtra, au bout du compte, que dix, enregistrées chez Barclay les mardi 10, mercredi 11 et vendredi 13 janvier 1961. Le jeudi 9 avril, Ferré donne La Belle amour de Claude Delécluse et Michelle Senlis. Le jeudi 28 mai, Des filles, il en pleut… de Pierre Seghers. Le jeudi 25 juin, Ferré précise qu’il vient de mettre en musique douze poésies de Verlaine et chante Green. Le jeudi 17 septembre, il vient interpréter cette fois un texte de lui, L’Âge d’or, chanson qu’il n’enregistrera finalement qu’en février 1966 chez Barclay. Le jeudi 22 octobre, il chante, toujours de Verlaine, Sérénade. Le samedi 12 décembre, il interprète, de lui, La Mauvaise graine.

On en arrive aux créations communes de Bérimont et Ferré. Dans l’œuvre de Ferré, le cas de Bérimont est différent de ceux de Seghers (dont Ferré a enregistré Merde à Vauban, mais pas Des filles, il en pleut...), de Rouzaud (Quand c’est fini, ça recommence, mais pas Ce garçon-là), de Baer (La Chambre et La Chanson du scaphandrier, mais pas Oubli ni Le Banco du diable) ou même de Mac Orlan dont il sera question plus spécifiquement dans ce livre (Ferré ne chante pas La Fille des bois parce que la chanson est faite pour une femme). S’agissant de Bérimont, Ferré met en musique deux poésies, effectue les dépôts à la Sacem, publie les partitions, enregistre mais ne publie pas de disque, ce qui est étonnant. Il s’agit de Soleil et de Noël.

Soleil est une poésie en fait intitulée Capri par son auteur, et publiée dans son recueil L’Herbe à tonnerre, qui obtiendra le prix Apollinaire. [2] Au moment où Ferré compose sa musique, Capri (avant-dernière pièce du recueil) fait partie des plus récentes œuvres de Bérimont. La même année, il a publié un roman, Le Carré de la vitesse, chez Fayard, mettant en scène, de façon amère et désabusée, les milieux de la radio publicitaire et de la télévision. Roman de poète au ton noir et lucide, Le Carré de la vitesse est une œuvre où les inquiétudes de la poésie de Bérimont se retrouvent, tissées en prose. C’est aussi une peinture sévère d’un certain milieu dans les années 50, et une abondante digression sur les questions de société et les angoisses existentielles de l’auteur. Parallèlement, Bérimont a signé une dramatique diffusée sur Paris-Inter, Au sentier des nuages, ainsi qu’une autre, C’est Dupont, mon Empereur !, en collaboration avec Armand Lanoux, d’après Jean Burnat.

Maurice Frot, donc, dessine la couverture du « petit format » de Soleil, à cette époque où Ferré les imprime lui-même, sous les combles de son appartement, 28, boulevard Pershing. Léo Ferré l’envoie à Bérimont, avec une lettre non datée : « Cher Luc, voici notre chef-d’œuvre 1959 ! Dûment édité… et imprimé au château Pershing ! Je te joins la feuille Sacem et la feuille SDRM. Celle-ci tu peux la signer et l’envoyer par la poste. Quant à celle  de la Sacem je te demande d’y faire un saut s’il-te-plaît et déposer en même temps deux exemplaires (because édition et copyright). Je t’envoie des formats quand tu en auras besoin. Mille bonnes amitiés de nous deux. À bientôt. Léo Ferré ». Cette chanson, enregistrée le jeudi 30 avril 1959, est diffusée au moins une fois à la radio, le samedi 22 août 1959, dans l’émission La Maison de vos rêves réalisée par Pierre Lhoste, émission au cours de laquelle Luc Bérimont parle de son passé et de ses rêves.

Une seconde poésie, Noël, est enregistrée pour la radio le jeudi 17 décembre 1959. Dans la présentation qu’ils en font conjointement, Bérimont déclare, avec le « vous » public alors de rigueur : « J’ai pensé, et vous étiez de mon avis, qu’il ne fallait pas faire un Noël traditionnel, enfin, qu’il fallait sortir un peu du Noël des anges, du Noël des crèches ».[3]

En 1959 et 1961, Léo Ferré cède aux Nouvelles éditions Méridian les partitions des deux textes signés Luc Bérimont. Le mercredi 9 mars 1960, il écrit une nouvelle lettre à Bérimont : « Cher Luc, voici, en retour, la chanson, avec la déclaration Sacem. L’hiver est enfin terminé… presque. Nous sommes bien tristes car nous avons perdu notre chienne Canaille. C’était un peu beaucoup comme ma fille. Enfin, que veux-tu, c’est le seul mur contre lequel nous butions et c’est bien désespérant, la mort. À bientôt et bonnes amitiés de nous deux. À toi. Léo Ferré ». Le dépôt de Noël à la Sacem est d’avril 1960. Ferré l’enregistre à titre de maquette, en novembre 1960, sur un 45-tours simple face, avec cet accompagnement : au piano, lui-même ; au saxophone, Pierre Gossez ; aux ondes Martenot, Janine de Waleyne. La partition de Noël porte la mention expresse : « Aucun arrangement n’est autorisé s’il ne se réfère exactement au présent texte musical et littéraire. L. Ferré ».

L’excellente entente entre les deux poètes et la réussite de leurs deux créations communes font qu’évidemment, on se demande pourquoi ils n’ont pas poursuivi leur collaboration. En réalité, Léo Ferré en a bien eu l’intention, si l’on en croit une lettre adressée par son épouse à Bérimont. Ce courrier n’est pas daté, mais son contenu (une allusion au livre de Bérimont, Le Bois Castiau, dont on reparlera plus loin) permet de le situer à l’automne 1963. Il est écrit à Perdrigal, dans le Lot, et fait allusion – sans préciser leurs titres – à d’autres poésies de Bérimont pour lesquelles Ferré était en train de composer des musiques. Malheureusement, il semble bien que cela n’ait pas eu de suite, pour une raison encore inconnue. Les courtes lignes ajoutées en marge de la lettre par Ferré lui-même sont un message de sympathie, un mot d’amitié, mais ne se rapportent pas à ce travail : « Nous sommes au "vert", comme on dit, le vert de l’"espère", perhaps, un vert qui jaunit drôlement en ce moment. Paraît qu’c’est la môme Automne qui se fait son tweed. Grosse bise. Léo ».

En 1966, alors que Bérimont publie Le Bruit des amours et des guerres [4] qui lui vaut un prix, paraît aussi le volume qui lui est consacré dans la belle collection « Poètes d’aujourd’hui ». [5] Il mentionne Noël dans la discographie, mais ne fait aucune allusion à Soleil. C’est évidemment parce qu’il se trouvait des enregistrements du premier par des interprètes, mais aucun du second. Bérimont est par ailleurs l’auteur de textes sur Hélène Martin, sur Robert Hossein et sur Serge Kerval et, chez Seghers, celui d’un Félix Leclerc, [6] ainsi que d’un Jacques Douai réalisé en collaboration avec sa compagne, [7] mais n’a vraisemblablement pas écrit à propos de Ferré, hormis la « trace » citée plus haut et quelques autres, qu’on lira plus loin. Il l’a certes convié de nombreuses fois à la radio, on l’a vu, mais n’a pas commis d’œuvre critique à son sujet.

 (À suivre)

[1]. Émission non référencée, entre novembre 1955 et juin 1956.
[2]. Luc Bérimont, L’Herbe à tonnerre, Seghers, 1958. Prix Apollinaire 1959.
[3]. Léo Ferré, 1959, CD La Mémoire et la mer 9960.
[4]. Luc Bérimont, Le Bruit des amours et des guerres, roman, Laffont, 1966. Grand prix de la Société des gens de lettres.
[5]. Paul Chaulot, Luc Bérimont, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 143, Seghers, 1966.
[6]. Luc Bérimont, Félix Leclerc, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 123, Seghers, 1964.
[7]. Luc Bérimont et Marie-Hélène Fraïssé, Jacques Douai, op. cit.

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samedi, 18 novembre 2006

Avec Luc Bérimont, 1/4

Le lyrisme de plein vent de Luc Bérimont

(JEAN ROUSSELOT)

 

« Demain peut-être, grâce à l’effort des poètes qui ont accepté d’accomplir loyalement leur tâche de leur vivant, la poésie sera redevenue ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une voix et un miroir ». Une phrase de Bérimont qui pourrait bien convenir à Léo Ferré, son cadet d’une année puisque Luc Bérimont, de son vrai nom André Leclercq, est né le jeudi 16 septembre 1915 à Magnac-sur-Touvre (Charente), au sein d’une famille ardennaise chassée par l’invasion allemande. Du poète, Max Jacob dira : « Votre simplicité va à l’humilité. C’est en cherchant humblement au plus profond de soi-même qu’on trouve la personnalité. Buffon dit que bien écrire, c’est bien définir et bien peindre. Mais vous êtes plus fort que lui dans cet art-là ! ». [1] Plus tard, le prix Max-Jacob sera décerné à Bérimont. [2]

Durant l’Occupation, quelques amis poètes fondent l’École de Rochefort. « Cela se passait, aux rives de Loire, Rochefort, dans un pays large et vert, bordé de collines, de châteaux et de sables. Dans cette contrée où les vignes et les roses ajoutent leurs parures à la couleur ardoise du ciel, un pharmacien : Jean Bouhier, et un instituteur : René-Guy Cadou, avaient décidé d’ôter le baîllon que l’Occupant tentait d’imposer à la poésie. Souvenons-nous un instant du climat : chacun avançait à tâtons sur un parcours semé d’embûches, cherchant à reconnaître les amis sous le masque, à déceler l’adversaire sous la cordialité d’emprunt. 1941, c’est la guerre. Paris a faim. Paris a froid. L’Europe est un camp retranché. Les veilleurs de Londres et de Moscou chuchotent pendant que les bruits de bottes signalent l’approche d’une patrouille allemande dans la rue où les lampadaires sont éteints… Vichy prône une poésie "nationale et traditionnelle", pieusement enroulée autour d’un bâton de Maréchal. Aragon publie Le Crève-cœur. Pierre Seghers lance les premiers numéros de Poésie 41. Max-Pol Fouchet édite la revue Fontaine, à Alger. En zone occupée, la poésie, cette dignité de l’homme, a officiellement disparu… », écrit Luc Bérimont. [3]

Il a pourtant tenté de faire entendre la poésie dans une émission diffusée sur les ondes de Radio-Paris, à partir du vendredi 12 décembre 1941. Cela s’intitulait Puisque vous êtes chez vous, un programme hebdomadaire d’une demi-heure pour lequel il choisissait les textes, tandis que Pierre Hiégel sélectionnait sons et musiques. Quatre interprètes avaient été retenus pour leur voix : Hélène Garaud, Jacqueline Bouvier (future Mme Pagnol), Pierre Viala et Michel Delvet.

Son expérience d’homme de radio est grande. On y reviendra souvent dans cette étude. Pour le moment, il faut lire cette description qu’il fait du travail à la radio, à la fin des années 40 et dans les premières années 50 : « Les émissions sont inventées en studio ; peu de disques, beaucoup d’imprévu. La création constante exige du talent, de la culture et des nerfs. Être dans une émission ne signifie pas, pour un chanteur, présenter une rondelle de résine vynilique. Il faut auditionner devant le producteur et le réalisateur, faire preuve d’une qualification professionnelle. Paul Gilson organise des séances pour détecter de nouveaux venus. La radio devient une école puisqu’elle s’emploie, au Club d’Essai, sous l’impulsion d’un autre poète – Jean Tardieu – à former des chanteurs, à les rompre à la technique maison. La préparation d’une émission prend des aspects que l’on trouvera comiques ou touchants, selon l’âge. Les micros sont des boîtes grillagées qui ont la forme d’un "pavé normand". On grave "à l’escargot", sur des Pyral fragiles qui font de l’enregistrement une chose périssable, détruite après quelques utilisations, inférieure au direct. Les artistes répètent longuement, reviennent. Souvent, un professeur de chant, dans la cabine, joue les "conseillers artistiques" ». [4]

En 1952, Jean Rousselot présente son ami Bérimont : « Une sauvagerie narquoise, une légèreté d’Ariel, une allégresse un peu hagarde, le goût des mots juteux, sucrés, de l’embrassade, du rire et du vin blanc, voilà Luc Bérimont qui est partout et nulle part, rime d’affilée trois strophes dans l’autobus sans perdre de l’œil sa belle voisine, parle en cataracte et s’enfuit de même quand on croyait le tenir, toujours bourré de papiers, de fleurs à offrir et de services à rendre ». [5]

 (À suivre)


[1]. Cité in Poésie 1, n° 11, « L’École de Rochefort », du 1er au 15 juillet 1970.
[2]. Luc Bérimont, Les Accrus, Seghers, 1963. Prix Max-Jacob 1963.
[3]. Textes et langages, n° 6, « Colloque René-Guy Cadou », université de Nantes, 1982.
[4]. Luc Bérimont et Marie-Hélène Fraïssé, Jacques Douai, collection « Poésie et chansons », n° 28, Seghers, 1974.
[5]. Jean Rousselot, Panorama critique des nouveaux poètes français, collection « Poètes d’aujourd’hui », Seghers, 1952.

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vendredi, 17 novembre 2006

La langue de Léo Ferré

Dans une nouvelle catégorie intitulée « Jalons », je propose quelques fragments pour une étude stylistique. Le texte ci-dessous provient d’éléments déjà contenus dans Léo Ferré, la mémoire et le temps, dans une conférence prononcée à Gourdon et dans des notes inédites. Il a été évidemment récrit dans un esprit de synthèse.

 

Comme un artisan choisit ses outils et, éventuellement, va jusqu’à les forger lui-même, Léo Ferré a créé sa langue, celle de tous les registres. En 1956 – il chantait alors depuis dix ans – il dénonçait le fait que l’on aille « répétant qu’il est des termes médicaux qui ne doivent pas sortir des laboratoires et du codex » [1], histoire de dire que lui ne se priverait pas de les employer quand bon lui semblerait, pour les plier à sa volonté du moment, chimérique, espérante ou désabusée. Priver la poésie de certains mots, « qu’ils soient techniques, médicaux, populaires ou argotiques » [2] ? Très peu pour lui : « snobisme scolaire » [3] ! Au reste, violer la langue, la grammaire, la syntaxe, réclame qu’on en ait une connaissance déjà parfaite. Et le voici tout puissant puisque des milliers de mots lui sont offerts. Avec son sens de l’image, ses métaphores qui, simplement, nous imposent l’évidence comme « L’eau cette glace non posée » [4], il va créer des millions de lexiques, rendant ainsi son texte de plus en plus mystérieux, à force d’être poétiquement précis. Il va même toucher un point où l’on ne saura si sa parole tient de l’astuce pure et simple, ou si elle possède une dimension dramatique (ainsi, les « cous-de-jatte » de Ni Dieu ni maître).

Le principe posé, au fil des années, est le suivant : toutes les formes d’écriture lui sont permises, tous les mots lui sont autorisés, toutes les formes littéraires lui appartiennent et tout cela peut être mêlé, si nécessaire, pour exprimer une pensée libre. L’image, forte et violente, la poésie à vif croisée avec la romance où l’on joue de la langue française comme d’un accordéon tordu, écartelé, voilà peut-être une définition rapide de l’écriture de Léo Ferré. Et, souvent, le trait juste, au cœur même de la métaphore, comme si ce n’était plus la peine d’aller chercher plus loin. Le Vent est définitif. On ne peut guère mettre le vent en chanson de plus belle manière, sauf, plus tard, avec Mister the wind. Les Chéris : il sera difficile de faire galoper d’autres chevaux dans les plaines du music hall. Mais il n’y a pas uniquement, chez Ferré, cette écriture « descriptive ». On trouve aussi chez lui l’image rapide, au coin d’une parole déjà passée à autre chose : le sommeil est une « mort imagée » mais là, c’est en plus, parce que son propos n’est pas là. On va reconnaître également l’image « totale », celle qui prend la couleur, la forme de quelque chose et la transforme en une vision autre : « La forêt qui s’élance au ciel comme une verge » [5] ; l’image « assimilée » ou qui nous paraît telle parce que la force du poète l’impose comme ne pouvant être autre : « Le pick up du tonnerre et les gants de la pluie » [6] ; l’image incroyable qui naît de mots quotidiens détournés, piratés : le sexe de la femme devient « la banlieue ». Dans cette chanson traînent aussi des images qualifiées plus haut de « descriptives » à défaut d’autre mot : leurs longs cheveux sont « Largués sur l’oreiller / Comm’ des voil’s d’amoureux / Qui vont appareiller », et ce quotidien maîtrisé au point de se voir autre : « La nappe où l’on refait / La noce après l’amour ».

C’est un univers de poète où l’on voit les choses comme elles ne sont pas en apparence, mais comme elles existent pour lui. Ici, on nomme les choses par leur nom, celui d’un état-civil particulier et métaphorique. On peut aussi être vulgaire, histoire de confondre quelques détracteurs « m’ayant accusé de vulgarité » [7]. Le même homme peut chanter L’Étang chimérique, modèle de grâce et de forme, et T’as payé. Mais on ne choisit pas, on doit recevoir le flot de cette poésie « ininterrompue ». Pour faire bonne mesure, l’artiste a aussi des chants libertaires à faire entendre.

Ces chansons apportent à la littérature quelque chose de nouveau. Ferré reprend la poésie où l’ont laissée les surréalistes et l’apporte au public, défardée de tout hermétisme, de tout automatisme systématique. Populaire, donc, ce qui ne signifie pas facile. L’habileté n’induit pas la démagogie. Ferré se laisse prendre, parfois, dans le tourbillon du jeu de mots. C’est ainsi qu’au cours d’une pensée très maîtrisée bien qu’exprimée dans un jaillissement permanent, surgissent des associations verbales inattendues qui n’ajoutent pas directement au propos mais brillent en lui comme des soleils surréalistes. C’est d’eux, d’ailleurs, que vient cette forme d’écriture qui tient encore un peu – mais dans ces cas seulement – de celle dite « automatique » mais aussi de la musique en ceci qu’elle joue de l’allitération et de la folie dans le don de la plume aux mots. Cet aspect « gratuit » n’est cependant pas l’essentiel, il fait seulement partie, au même titre que l’autre, de cette langue propre dont on disait en commençant que Ferré se l’était créée. Cette langue qui relève à la fois du surréalisme, de l’argot commun, du néologisme fréquent, de l’argot personnel, de l’image permanente, du mot détourné, de la périphrase-maison, de la musique constante, de la sensualité, des « correspondances » baudelairiennes et, surtout, d’une perpétuelle invention. Le jeu de mots et le jeu des mots. Souvent, en effet, le mot se conjugue, se « décline », se sépare en ses mille branches dans le même vers : les exemples vont de l’ « épique époque » [8] aux « tyrans tireurs [qui] tireront sur nos rêves » [9], à des séries d’allitérations comme « Pour cet amant passeur qui ne passera plus / Pour la passion des araignées au fond des toiles » [10]. Et l’influence dans le style : « Dans le port fanfarent les cors » [11] où l’on remarquera au passage la rime intérieure, n’est-il pas un vers directement influencé par Apollinaire : « Les coqs s’épuisaient en fanfares » ?

De plus en plus, Ferré mêlera vers classiques et vers libres, poésie et prose, dans des textes toujours plus longs qui – et pas seulement par leur musique – s’assimilent à la symphonie. Le propos et le ton s’amplifient, l’ambition littéraire atteint la démesure. La rime prend des coups de pied mais elle est aussi séduite, par endroits, quand l’auteur le veut. Au mot-rime (« Monsieur mon passé / Laissez-moi passer ») [12], à l’insolence sautillante de la rime (« T’es qu’un’ vamp / Qu’on éteint / Comme un’ lamp’ / Au matin ») [13] répondent liberté de ton, de syntaxe, de construction. Quand tout est osé, tout est accepté parce que tout peut se dire avec les mêmes mots, vêtus de gouaille ou parés du satin syntaxique.

Ce lexique dépoussiéré, il est une forme sous laquelle il convient de l’envisager, celle du raccourci. Ce raccourci qui fait la force de la poésie et le choc des formules : « Une fusée Pershing dans un nid de colombes » [14]. Ce sont des centaines de vers qu’il faudrait ainsi citer, sans nul commentaire, vers que l’auteur a la manière d’amener, soit par l’effet de surprise, soit sur le dos d’une mesure de violon.

Il est quelque chose de plus saisissant : « Les images s’effacent tôt dans le journal que l’on t’apporte / Et les nouvelles te font mal jusqu’à la page des spectacles » [15]. Ce sont des vers de seize pieds, mais ce n’est pas tout. Comment lire un journal sereinement, si l’on y pense ? La poésie creuse un sillon dans ce qu’il nous reste d’honnêteté. L’auteur touche ici au plus juste, vient nous cueillir dans une occupation simple, que nous croyons nôtre parce qu’elle est courante. On trouvait la même chose, dès les années 50, dans Vitrines : « Le sang qui coul’ plein à la une / Et qui se caille aux mots croisés ». C’est un exemple de la constance de Léo Ferré et de sa manière d’écrire puisque, pour un propos identique, la forme a pris un surprenant essor.

On se heurte à la multiplicité des possibilités lorsqu’on essaie de définir la langue de Léo Ferré. Personne ne pourrait tout exprimer de cette dimension que le poète donne à la grammaire, à la syntaxe, au vocabulaire et aux idées. Toute définition est insuffisante. On ne peut que cerner des aspects et des éclairages divers de cette création. Elle chante entre autres la liberté, existentielle pourrait-on dire. Le poète a su abolir le temps (on sent dans son écriture ces moments où se relativise la durée, l’abondante notation en référence à MC², à « l’an dix mille », mais aussi à l’avant-vie) et l’unicité (il s’invente un « double » qu’il nomme Dobrowitch). Et puis, présent partout, l’homme dans son œuvre. La première personne, le « je » est là, sans cesse, depuis ses débuts. De façon avouée ou non, c’est de lui qu’il parle et, loin d’y voir un narcissisme élémentaire, il convient d’y lire le don qui commence à son être même. C’est de ce « je » que part la révolte, laquelle se doit d’être permanente et sans cesse tournée contre elle-même afin de ne jamais s’arrêter, de se réinventer chaque fois. Enfant, au pensionnat, la poésie lui est apparue comme une chose à voler et nécessairement porteuse de révolte.


[1]. Préface de Poète… vos papiers !
[2]. Ibidem.
[3]. Ibidem.
[4]. La Mémoire et la mer.
[5]. À toi.
[6]. Le Testament.
[7]. Prologue de T’as payé.
[8]. Épique époque.

[9]. Allende.

[10]. Requiem.
[11]. La Mémoire et la mer.
[12]. Monsieur mon passé.
[13]. Jolie môme.
[14]. Personne.

[15]. La Mort des loups.

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jeudi, 16 novembre 2006

L’ogre et le chien

Qu’en est-il des relations de Ferré avec Bernard Dimey ? Il était nécessaire de dresser un état des connaissances. Hélas, le peu d’informations dont on dispose n’a permis, à ce jour, que la rédaction d’un texte comprenant encore beaucoup de questions. Il fallait les poser, pour espérer avancer. Je présente donc cette étude en l’état, en souhaitant qu’elle puisse être complétée dans l’avenir. Elle est fondée, en tout cas, sur des traces écrites, enregistrées ou iconographiques indéniables.

On pourrait appeler cela L’Ogre et le chien, un titre de fable pour une histoire vraie jamais racontée. Personne, en effet, n’a cru devoir, à ce jour, tenter de reconstituer l’amitié, même épisodique, de Bernard Dimey et Léo Ferré. On a parlé de cette amitié, ici et là, très en surface, mais on n’en a pas écrit la trop brève chronique, qu’étayent pourtant quelques documents rares. Si les deux hommes n’ont pas été extrêmement proches, ils ne se sont jamais oubliés et, par-delà les années, ont connu des retrouvailles régulières, cimentées par l’estime.

 

Rencontre et créations communes

Cette histoire commence par une lettre, lettre apportant chez Léo Ferré, qui demeure alors 28, boulevard Pershing à Paris, où le Bottin le mentionne comme « compositeur de musique », des poèmes et des peintures de Dimey. Cet envoi n’a pas été retrouvé pour le moment mais on dispose heureusement de la réponse.

Le [jeudi] 3 mai [1956], l’épouse de Ferré répond à l’envoi de Dimey. La lettre ne porte pas de date complète et l’enveloppe d’expédition manque, mais le contenu autorise à penser à 1956. Elle transmet elle-même des poésies de son mari et des coupures de presse en demandant à pouvoir ensuite les récupérer, n’en ayant pas de double. Elle invite Dimey à venir les voir à Paris. Un mot chaleureux est ajouté à la lettre par Léo Ferré : « Cher monsieur, si ces poésies devaient être "lues", j’aimerais qu’elles le soient par ma femme. Je suis très fétichiste et assez sauvage... Je sais que vous me comprendrez. À bientôt, j’espère et merci de votre rare sensibilité ». [1] On déduit donc que la lettre d’appel demandait des textes de Ferré, à lire, vraisemblablement, dans une émission radiophonique.

Dimey est né à Nogent (Haute-Marne), le jeudi 16 juillet 1931. À l’âge de vingt-cinq ans, à l’expiration de son sursis pour études, il est incorporé le mercredi 5 septembre 1956 à la caserne Mortier, à Paris, sa myopie lui ayant permis d’être exempté du départ en Algérie. Le service militaire dure alors trois ans. C’est, selon toute vraisemblance, durant ce séjour parisien forcé qu’il vient rendre visite à Léo Ferré, comme l’en priait la lettre du 3 mai. Il a raconté plus tard à sa compagne Yvette Cathiard que les chiens de Ferré n’avaient pas apprécié son uniforme. [2] Il est bien dommage, pourtant, qu’on ne dispose pas d’une relation moins anecdotique de ces instants.

Où en est Léo Ferré à cette période de son existence ? Il vit les premiers mois de son amitié avec Breton, il vient de cesser de prendre part à « l’affaire Minou Drouet ». Il a rencontré Roland Petit et Zizi Jeanmaire chez Louise de Vilmorin. Il va publier dans l’année La Nuit et Poète… vos papiers ! [3]

Cette première rencontre semble s’être fort bien passée puisqu’elle débouche immédiatement sur une confiance authentique, qui va permettre à Dimey de participer à quelques créations de Ferré.

Ainsi, le lundi 8 octobre 1956, est achevé d’imprimer La Nuit, feuilleton lyrique (La Table Ronde), dont Dimey dessine la jaquette. On connaît l’histoire de cette œuvre. [4]

En 1957, Dimey aperçoit Ferré sortant du cabaret Chez Plumeau, place du Calvaire, à Montmartre, établissement que dirige Jean Méjean, futur président-directeur-général de la Société parisienne de spectacles et responsable de la programmation du théâtre de l’ABC. Ferré est accompagné de ses saint-bernard qu’il fait monter dans une belle voiture, garée non loin de là. Un clochard avise la scène et demande à Ferré : « Il n’y a pas moyen d’être chien chez vous ? » [5] Il faut ajouter qu’à cette date, Léo Ferré n’est pas encore réellement célèbre (il ne le sera qu’en 1961) et que les automobiles du moment ne convenaient pas au transport de gros chiens. Ferré avait une voiture spécialement aménagée pour cela. La scène est effectivement très vraisemblable, cependant, elle est susceptible de comporter toute la part de jeu et de fantaisie dont était capable Dimey. De plus, elle est relatée longtemps après à quelqu’un qui la raconte à son tour, plus tard encore.

En 1961 (le disque n’est pas daté, mais la pochette l’est, heureusement, par l’imprimeur) paraît un 45-tours Philips de quatre titres, Zizi Jeanmaire chante Bernard Dimey. [6] On y trouve un texte mis en musique par Léo Ferré, Les P’tits hôtels. Ce n’est d’ailleurs pas le meilleur poème de Dimey, loin de là. Il est regrettable que la collaboration des deux hommes ne se soit pas poursuivie avec des textes d’une qualité supérieure. Cette petite histoire est très loin de ce que peut signer Dimey par ailleurs, lui dont les poèmes ont été mis en musique par de très nombreux compositeurs et chantés par tant d’interprètes prestigieux.

Lorsqu’en 1963, Ferré quitte Paris pour s’installer dans le Lot, il continue à voir certains de ses très proches mais perd un peu de vue d’autres personnes et, notamment, Dimey, qui n’est jamais venu au château de Perdrigal. Leurs rencontres ultérieures seront encore parisiennes. Des rencontres distantes dans le temps, mais constantes toutefois.

Ferré n’oublie pas ses compagnons anarchistes. Régulièrement, il regagne Paris, parfois spécialement pour eux. Le vendredi 10 novembre 1967, à la Mutualité, il chante pour le gala annuel du Monde libertaire. En première partie, Colette Chevrot, Bernard Dimey, Marie, Anne et Julien, Pierre Provence, Les Poémiens et les Garçons de la rue.

Au cours du quatrième trimestre 1968, Léo Ferré, qui cette fois a quitté le Lot, imprime lui-même un recueil de textes et d’illustrations, Mon programme, daté 1969 sur la couverture. Dans le copyright, il indique l’adresse monégasque de ses parents. On remarque que cette même couverture reprend un détail du dessin que Dimey lui avait fait en 1956 pour La Nuit. La plaquette comprend en outre un portrait de son chimpanzé Pépée par Dimey, non daté. [7] Il envoie certainement ce volume à Dimey, puisqu’une photographie de Pépée adulte faite par Hubert Grooteclaes, qui y est insérée, sert à présent de point de départ à un nouveau dessin de Dimey, toujours non daté, qu’on ne connaîtra que plus tard.

 

Au Don Camilo

À partir du vendredi 3 octobre 1969 et durant vingt jours, Dimey figure en première partie du spectacle de Léo Ferré au cabaret Don Camilo, 10, rue des Saints-Pères (Littré 65-80 ou 71-61). C’est un dîner-spectacle à formule fixe : repas, boisson, café, droit d’entrée et service compris. Au même programme, Jean Courtil, Pascale Concorde, les Frères ennemis et Toulaï. Les Frères ennemis se sont déjà produits en première partie de Léo Ferré. C’était à Bobino, à partir du mercredi 17 mars 1965, lorsque le poète avait remplacé Trenet, souffrant, au pied levé. Pour Dimey, c’est aussi la seconde fois, la première étant la soirée unique de 1967, en soutien au Monde libertaire. Il écrit à sa mère : « Je passe tous les soirs dans quatre cabarets, le Don Camilo, la boîte ultra-chic de Paris, avec Léo Ferré en vedette... Après le Don Camilo, je passe au Port du Salut, autre cabaret très coté de Saint-Germain-des-Prés, ensuite je remonte à Montmartre où je fais le Tire-Bouchon et je termine avec le Gavroche, ce qui me fait quatre cabarets par soirée... Il faut le faire ». [8]

Pour Ferré, qui, cette même année, a triomphé à Bobino du mercredi 8 janvier au lundi 3 février, c’est un retour d’un moment au cabaret mais, explique-t-il, « je ne prépare jamais un tour en conséquence. Je tente même d’être plus violent que je le suis habituellement. (...) je chante des chansons de cabaret. (...) Disons que j’ai fait un certain choix mais je n’ai pas de chansons adaptées pour tel ou tel endroit ». [9]

Des travaux viennent d’être effectués dans le cabaret, maintenant climatisé, il y a un rideau, les tables sont alignées. Dimey est en scène avec son allure imposante et des textes somptueux. Sa compagne se rappelle le moment : « Par son regard scrutateur il stoppe les gestes des clients appliqués à manger leur langouste, après son récital les assiettes pleines et froides retourneront en cuisine, intouchées ». [10]

Puis, c’est le tour de la vedette. À la fin, bien entendu : « Quand je passe au Don Camilo, dit Ferré, les gens ont fini de dîner. D’ailleurs, si je voyais un monsieur continuer à manger, je vous affirme que j’irais m’installer avec lui pour "bouffer" ». [11]

Dans sa chronique du Monde, Claude Sarraute écrit : « Surgit celui qu’on n’attendait plus (...). Et le voilà qui se dresse là-bas, en bout de table, poings fermés, col ouvert, et qui dit et qui crie des indécences gênantes et de troublantes évidences ». [12] Le scandale arrive, en effet. Quels sont ces mots dans cet établissement ? C’est que Ferré, parmi seize chansons dont Le Mal, L’Âge d’or, Monsieur Tout-Blanc, Paris, je ne t’aime plus, dit maintenant Le Chien. « Scandalisés par les "prières inversées" et les "mots sans culotte" de Léo Ferré, certains n’ont pas hésité à lever le siège, et un siège qu’on lève dans l’obscurité faussement complice de la salle et le silence franchement narquois de la scène, cela fait du bruit », poursuit la journaliste. [13] Des clients effarés, choqués, se dirigent vers l’escalier de sortie. Claude Sarraute poursuit sa relation : « Alors Popaul, le pianiste aveugle, souriant derrière ses lunettes de soleil : "Qu’est-ce qui se passe, Léo, ils se tirent ?" Et Ferré : "Oui mon gars, il y en a tout un gros tas qui descend" ». [14]

Cependant, Ferré s’offre au Don Camilo un beau succès. Souvent, Gainsbourg vient l’écouter – il habite 5 bis, rue de Verneuil, à l’angle de la rue, quelques mètres à peine. Cette année-là, Ferré l’a salué dans sa chanson Pépée. Gainsbourg a bien compris que l’allusion à son physique était tendre et non ironique. Aznavour est là, le samedi 4 octobre, et, devant les photographes, les deux hommes se croisent dans l’escalier.

 

Toujours complices

C’est presque sans aucun doute au début de l’année 1970 qu’il faut situer la seule photographie retrouvée de Dimey et Léo Ferré, hélas non datée, non signée. C’est le grand problème de ces documents inconnus que des recherches minutieuses finissent par faire apparaître au grand jour. Ils ne présentent presque jamais de références. On y voit un grand sourire amical, échangé par les deux hommes. Cette image est inédite. [15]

En octobre 1972, Dimey et sa compagne vont entendre Ferré, accompagné par Paul Castanier, à l’Olympia. Yvette Cathiard note simplement : « À côté, à l’Olympia, passe Léo Ferré, c’est une messe que nous ne voulons pas manquer. Après le spectacle, nous traînons en coulisse... ». [16] Nous n’en saurons malheureusement pas davantage.

Il faudra attendre deux années encore pour trouver enfin quelques traces de Ferré sous la plume de Dimey, traces plus conséquentes mais non publiques puisque rédigées dans des journaliers. Le dimanche 17 novembre 1974, dans son journal inédit, Dimey évoque en effet Léo Ferré par trois fois, très chaleureusement. Il écrit : « J’écoute Léo Ferré pleurer sa chanson sur Richard, Richard Marsan, vieil [mot illisible] des nuits de Montmartre et de la rive gauche réunis ». Plus loin : « Je suis à Lille depuis une semaine pour tourner la cinquième de mes émissions Pour l’amour de... Cette fois il s’agit de Pour l’amour du fric. Nous avons tourné dans le parc de M. Prouvost, l’une des plus grandes fortunes de France et c’est dans ce décor que Jacques Marchais enregistrera demain deux chansons de Léo Ferré, encore lui, La Fortune et Le Parvenu, ce qui me semble assez coquin ». Enfin, on peut lire : « Et soudain, voilà que le transistor d’à côté m’envoie Le Bateau espagnol, de Léo, toujours lui (...) et que je songe au Bateau espagnol, j’ai toujours un peu l’impression d’avoir embarqué dessus ». [17]

À une date totalement incertaine, Dimey, connaissant l’amour que Léo Ferré éprouve pour les chevaux, lui offre un collage de grand format qui comporte également un poème de deux strophes, sans titre, avec cet incipit : « Cheval de plein soleil avons-nous trop couru… ».

Dimey meurt le mercredi 1er juillet 1981, à quinze jours de son cinquantième anniversaire. Le vendredi 3, il est inhumé à Nogent, sa ville natale.

En novembre 1993, la parution de Léo Ferré, la chanson du bien-aimé de Didier Barbelivien et Dominique Lacout, permet de faire connaître le second portrait de Pépée par Dimey, signé mais, encore une fois, non daté. [18]

On observe donc, entre les deux artistes, une longue complicité qui n’aboutit toutefois à aucune collaboration de grande envergure. Et cependant, au fil du temps, ils se retrouvent pour des moments de fidélité. Je poursuivrai mes recherches, il y a forcément des choses nouvelles à découvrir, d’autres faits à établir. Ce texte vaut pour une simple étape, qu’il conviendra de franchir.

 

Remerciements : Alain Fournier, Philippe Savouret.


[1]. Lettre inédite du 3 mai [1956], fonds patrimonial de la bibliothèque Bernard-Dimey de Nogent (Haute-Marne).
[2]. En 2004, Yvette Cathiard l’a relaté à Alain Fournier, qui me l’a rapporté.
[3]. Voir Jacques Layani, Les Chemins de Léo Ferré, Christian Pirot, 2005.
[4]. Ibidem.
[5]. Dimey a confié ce souvenir à Yvette Cathiard qui le relate dans son récit Dimey, la blessure de l’ogre, Christian Pirot, 1993 et 2003. Bertrand Dicale le cite aussi dans sa biographie Gréco, les vies d’une chanteuse, Lattès, 2001.
[6]. Zizi Jeanmaire chante Bernard Dimey, 45-tours Philips 432567 BE.
[7]. Léo Ferré, Mon programme, chez l’auteur, 1968.
[8]. Lettre citée par Philippe Savouret, Bernard Dimey, Dominique Guéniot éd., 1991.
[9]. Nous Deux, décembre 1969.
[10]. Yvette Cathiard, Dimey, la blessure de l’ogre, op. cit.
[11]. Nous Deux, article cité.
[12]. Le Monde du 21 octobre 1969.
[13]. Ibidem.
[14]. Ibidem.
[15]. Fonds patrimonial de la bibliothèque Bernard-Dimey de Nogent (Haute-Marne).
[16]. Yvette Cathiard, Dimey, la blessure de l’ogre, op. cit.
[17]. Journal inédit de Bernard Dimey, fonds patrimonial de la bibliothèque Bernard-Dimey de Nogent (Haute-Marne).
[18]. Didier Barbelivien et Dominique Lacout, Léo Ferré, la chanson du bien-aimé, Éditions du Rocher, 1993.

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mercredi, 15 novembre 2006

Cet air qu’on cherche, 4/4

La radio

Le soir, sur cette radio au coffre de bois sombre, aux gros boutons déplaçant une aiguille sur un cadran, on parcourt le monde à la recherche de voix et de musiques. En 1938, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, on comptera en France cinq millions de postes. « Mon oncle avait la manie de la radio. Il avait une radio chez lui et à ce moment-là c’était des radios avec plein de boutons. C’était comme dans un avion. Il avait d’abord eu un poste à galène et après un poste qui marchait avec des batteries. Un jour, je lui ai dit : "Tonton, quand est-ce que ça marchera avec le trou de l’électricité ?" Et ce type, qui était très au courant au sujet des radios, m’a dit :  "Ça mon petit, je ne sais pas quand, mais ça sera très difficile !". Et alors, j’écoutais des tas d’émissions de radio », raconte Léo Ferré dans un entretien. [1]

En 1931 – Léo Ferré a maintenant quinze ans, en octobre il entrera en classe de seconde B –, on entend Peanut Vendor, une rumba fox-trot de Moises Simon, chanson parue aux États-Unis l’année précédente, enregistrée par Don Azpiazu dans le disque Victor 22483-A, avec un texte original d’Antonio Machin. Il écoute cet air cubain populaire sur lequel ont été à présent écrites des paroles anglaises. Peut-être entend-il aussi la version enregistrée par Mistinguett sous le titre La Rumba d’amour. Ce ne serait pas étonnant puisqu’il écrira un jour La Rengaine d’amour dont le titre semble être la réminiscence, mais il faut s’interdire formellement toute extrapolation. Un an plus tard à peine, en 1932, année où il entre en classe de première B et découvre l’œuvre de Céline, Don Azpiazu et son orchestre (anciennement, orchestre du casino de la Havane) se produisent à Monaco : la formation comprend batterie, bongo, violon, clarinettes, saxophones, contrebasse, piano, trompettes, et le spectacle s’intitule La noche de los tropicos. Il est peu probable qu’il soit demeuré inconnu de l’adolescent Ferré. Le succès de Peanut Vendor ouvrira aux États-Unis la voie à la musique dite latine. Ainsi, en 1931 encore, sort le film Cuban Love Song qui, bien que n’étant pas un musical, contient tout de même une chanson, ainsi que cela se faisait beaucoup. Les auteurs sont Herbert Stothart, Jimmy Mc Hugh et Dorothy Fields. Peut-être Ferré l’a-t-il vu : ce sont les débuts du cinéma parlant et ce qu’on qualifie de simple « attraction » attire le public tandis que, convaincu au contraire de l’avenir de la chose, Marcel Pagnol s’en empare pour signer des chefs-d’œuvre. Longtemps plus tard, en 1964, dans sa demeure du Lot, Ferré écrira Quand j’étais môme où l’on trouve un souvenir de cette chanson : « Quand j’étais môme / À la radio on jouait Please / Peanut Vendor / C’est bien d’accord »… Il gravera la chanson dans son disque de l’année. [2]

Cet autre titre, Please, accolé à celui de Peanut Vendor et montré comme un succès du moment, quel est-il ? Il a été plus difficile de l’identifier. Il pourrait s’agir d’une chanson de Robin et Rainger, enregistrée par Bing Crosby le 16 septembre 1932 avec The Anson Weeks orchestra. Si tel est le cas, c’est une chanson de crooner aux paroles un peu convenues. On y célèbre l’amour et ses suppliques et la manière n’est pas neuve. Ferré a maintenant seize ans, on se situe là exactement dans la période qu’on vient d’évoquer et cela explique qu’adulte, évoquant cette radio qui joue encore dans son esprit, il assimile les deux morceaux. À défaut d’être assuré, c’est parfaitement plausible.

Est-il possible enfin d’imaginer qu’en 1941, le poste aux gros boutons n’ait pas vu se réunir autour de lui la famille Ferré pour écouter la toute première émission de Radio Monte-Carlo, enregistrée dans la salle François-Blanc du Sporting d’Hiver ? Sous les nombreux lustres, un orchestre, un piano droit, un piano à queue, des choristes… Rares ont dû être les Monégasques ne s’intéressant pas à cet événement.

Au bout du compte, ce compte merveilleux de l’enfance et de la jeunesse que le temps tue de ses mains recouvertes de gants d’étrangleur, reste un Ferré de trente ans qui débute en 1946. Ses influences musicales sont acquises. Après celles qu’on a détaillées ici, la musique « classique » est venue. Six ans plus tôt, en effet, l’occupation allemande a fait cesser en France l’arrivée de toute nouvelle musique américaine et Ferré peut alors se donner à sa passion découverte dans l’enfance. Après 1945, Ferré n’est plus l’adolescent qu’il a été et l’aventure de Saint-Germain-des-Prés où l’on a vingt ans n’est pas exactement la sienne. Lui a été marié une première fois le jeudi 2 octobre 1943, il chante maintenant pour tenter de gagner sa vie. Comme il le dit, il serait allé à Montmartre ou à Pantin s’il s’était passé quelque chose à Montmartre ou à Pantin : il va où le public se trouve, il n’est pas réellement dans la mouvance germanopratine. De cette musique qu’il a en lui, il réinvente l’histoire à sa manière : ses tangos, ses javas, ses foxs sont, à la fin des années 40 et au début des années 50, des musiques un peu anciennes déjà. Mais de ces styles musicaux, il fera du Ferré.

 

Cette étude devra forcément demeurer brève car l’on reste ici dans le domaine du vraisemblable, voire du très vraisemblable, mais, en vérité, peu de choses étant attestées par l’œuvre ou les souvenirs de contemporains, il est extrêmement périlleux d’aller plus avant. Léo Ferré a rapidement évoqué le cinéma de sa jeunesse (Chaplin, Garbo, Danielle Darrieux…), ainsi que l’habillement, la bicyclette et les amours (La Vieille pélerine), et quelques airs. Il serait aisé d’affirmer que, tout jeune, il a entendu et même écouté tel artiste célèbre du moment. Ce serait sans risque – et sans intérêt. Car l’objet de ce texte est de relever ce que le poète a dit lui-même, dans sa création, de ces morceaux d’alors et, par conséquent, ce qu’il en est resté en lui. De toute manière, il est vrai, ces chansons « se tuent à nous dire / Comme à l’école / Des paroles / Qui s’envolent ». [3] Oui, mais, dans les livres, heureusement, scripta manent et le diamant brut des mots brillera en bague, au doigt de la mémoire.


[1]. Léo Ferré, Vous savez qui je suis, maintenant ?, recueil d’interviews de radio et de télévision transcrites et thématisées par Quentin Dupont, La Mémoire et la mer, 2003.

[2]. Ferré 64, 33-tours 30-cm Barclay, 80218.

[3]. Cette chanson.

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mardi, 14 novembre 2006

Cet air qu’on cherche, 3/4

Le banjo

Introduit en Amérique par les esclaves africains, le banjo est un instrument curieux puisqu’il possède à la fois des cordes et une peau tendue. Malgré cela, on le considère comme de la famille des instruments à cordes. Au style de banjo « classique » dans lequel tous les doigts de la main droite sont utilisés, a succédé, après la Première Guerre mondiale, le style dixieland : plus de cinquième corde et un rôle de rythmique d’accompagnement des cuivres, c’est-à-dire essentiellement des accords, avec utilisation du médiator. Ainsi, en 1925, Copenhagen et Sugar foot stomp par Fletcher Henderson, I’m a little blackbird et Mandy, make up your mind par Louis Armstrong. Après les années 30, survient un jeu à trois doigts, dit style bluegrass. À ces styles s’ajoute celui dit « music hall », mélange de jazz et de musique allemande de cabaret. Kurt Weill en est une illustration. Ces airs ont très certainement influencé Léo Ferré qui, lorsqu’il  utilisera le jazz, en appellera au style dixieland et non à un autre (Le Jazz-band) – à l’exception de Dieu est nègre.

Musicalement, la chanson Monsieur mon passé, dont le copyright date de 1955, où l’on entend : « J’ai dans la tête un vieux banjo / De mil neuf cent vingt cinq », montre une influence du style dixieland. L’allusion est claire : « Ce banjo-là donnait le la / De mil neuf cent vingt cinq ». La partition précise en outre : « Tempo di fox (dans le style 1925) ».

On peut légitimement imaginer que se trouve un banjo dans la petite formation d’orchestre qui, traditionnellement, accompagne alors la projection des films muets. C’est certainement ainsi qu’il faut comprendre les vers : « Un vieux banjo qui s’grattait l’dos / En regardant Chaplin ». Léo Ferré a neuf ans et, d’évidence, cela l’impressionne, puisqu’il en parle trente ans plus tard. Cette année 1925 paraît l’avoir marqué ; il en retient en effet non seulement ce banjo de cinéma, mais aussi un guignol et un « je n’sais plus » qui ressemble très fort à une ambiance, un climat, une odeur. Et si les souvenirs sont douloureux, si leur lame, souvent, est davantage celle d’un couteau que celle de la mer, ce n’est pas grave car « Pour pas fair’ d’histoir’ / On chang’ra d’trottoir ». Passez muscade. Surtout, l’année 1925 est pour lui celle où s’ouvrent les portes du pensionnat. Il est inscrit comme interne au collège des Frères des écoles chrétiennes, à Bordighera (Italie), entre Vintimille et San Remo, dans un paysage de palmiers et d’oliviers qui s’étage au flanc des collines sur lesquelles s’appuie l’étroite bande de littoral.

Dans la version enregistrée en studio de la chanson La Zizique – dont le copyright est de 1959 mais qui fut enregistrée en 1958 et chantée à Bobino au début de cette même année – le banjo est présent : on l’entend très nettement à la fin. Cette chanson, déjà citée ici plusieurs fois, marque une étape dans la création musicale de l’artiste, nourri de musique « classique », qui a toujours voulu être compositeur et chef d’orchestre. Sur le plan musical, provisoirement, il paraît délaisser parfois cette « grande » musique. C’est ce que l’on peut comprendre lorsqu’il écrit : « Car au beau milieu du concert / À côté d’un’ valse à Schubert / Un saxo costaud / Le dièse à l’air / Montrait c’ qu’il avait d’ plus cher », puis, plus loin : « J’ai laissé mon Tchaïkowsky / Et patati / Ma quinzaine aussi », et enfin : « J’ai planqué la mer calmée / Et j’ai dansé / Sur cell’ de Trenet » . Cette dernière allusion ne souffre pas de doute puisque cette « mer calmée » est chez Puccini (Un bel di vedremo, au deuxième acte de Madame Butterfly), mort en 1924. On la retrouvera ensuite dans Ta parole : « Des voix qui vont sous la ramée / Ou qui vont sur la mer calmée ». Elle était déjà dans Moi, j’ vois tout en bleu (« J’imagine au fond d’ vos yeux la mer calmée »), fragment de chanson retrouvé et donné dans l’édition posthume des Années Odéon (fragment dont la musique sera reprise, au moins partiellement, dans Cette chanson ; décidément, l’enfance est toujours là). Cet air est, lors des seize ans de Léo Ferré, extrêmement populaire. [1] La façon qu’a Ferré d’ainsi mêler, dans ses paroles, l’évocation de la musique « classique » et celle d’airs plus « légers » était déjà présente dans Le Piano du pauvre (« La chanson guimauve / Toscanini s’en fout », mais aussi «  Sonate ou java / Concerto polka », « C’est l’ Chopin du printemps », « Ravel ou machin », « Quand Paderewsky », « S’ tape un air guimauve / En s’ prenant pour Mozart », « Des javas perverses ») depuis 1954. Caussimon, qui le connaît bien, écrit dans Ne chantez pas la mort : «  Pauvre valse musette au musée de Saint-Saëns ». C’est la même chose.

Cependant, c’est en référence à sa jeunesse des années 20 et 30 que Ferré évoque cette constante oscillation, ce mouvement de balancier entre le « classique » et la « distraction ». C’est qu’en ces années, il étudie la musique – des échos de cet apprentissage figurent dans Mon piano – et va aussi danser (Le Guinche). Cela paraît fort naturel et, en tout cas, s’explique. Ferré a quitté, en 1933, le collège de Bordighera après huit années d’internat dans un milieu de garçons et une discipline rigide. Il désire s’amuser, connaître des filles : il va au bal. En 1938, il danse à Monaco avec une jeune femme, ravie de ses premiers congés payés : l’histoire a souvent été contée. Son père le surveille encore mais, à Paris, il est plus libre : « Vous venez souvent danser ici, mademoiselle ? C’est bien, hein ? ». [2] « Ici », il y a un accordéon, des chanteuses réalistes, des lustres, une boule de cristal au plafond. Sur les guéridons trônent des siphons d’eau de Seltz, le public est endimanché et les femmes aux lèvres très rouges, aux sourcils interminables redessinés au crayon, toujours chaperonnées, boivent de petits verres de liqueur que leur offre leur cavalier portant casquette. Un accroche-cœur glisse son croissant sur la pâleur de leur peau. Il se souviendra, bien plus tard, de ces moments : « Dans les bals d’avant la guerre », écrira-t-il dans une chanson mélancolique. [3] Puis, en scène, il fera un prologue de ces quelques mots :  « Tu te rappelles cette chanson qu’on chantait et qu’on dansait avant la guerre… Elle était de Cole Porter… Night and day…Tu te rappelles cette chanson ? Avant la guerre ! Cole Porter… » [4]

Simultanément, la musique le hante, il prend quelques leçons et étudie seul, beaucoup. Il croise les compositeurs qui viennent à Monaco : cela a déjà été dit de multiples fois. Ce double aspect est le sien, il le conservera sa vie durant. En 1984 encore, il reprend Le Jazz-band au théâtre des Champs-Élysées et danse sur scène.

(À suivre)


[1]. On le retrouve même chanté dans une aventure de Tintin, en 1932.
[2]. Le Guinche.
[3]. Je t’aimais bien, tu sais.
[4]. Prologue à Night and day.

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lundi, 13 novembre 2006

Cet air qu’on cherche, 2/4

Le tango

À l’âge de dix-sept ans, en 1917, Gerardo Matos Rodriguez écrit la musique de La Cumparsita. Il la vend vingt pesos à l’éditeur Breyer. En 1924 – Léo Ferré a alors huit ans – , Rodriguez se rend à Paris et rencontre Francisco Canaro, qui vient d’arriver en France avec son orchestre. Enrique Maroni et Pascual Contursi écrivent des paroles sur la musique sans avoir l’autorisation de l’auteur. À partir de 1925, le tango La Cumparsita va faire le tour du monde. Il est hautement probable que Léo Ferré ait lui-même dansé un jour sur cette musique. En tout cas, il l’a entendue, puisque personne n’y a échappé.

Dans son disque de 1962,[1] il interprètera, pour saluer l’accordéoniste Jean Cardon, la chanson qu’il lui dédie, Mister Giorgina. Le mot giorgina signifie « accordéon » en argot italien. À travers cet hommage à son ami, il évoque évidemment le célébrissime tango dont il fait quasiment une figure emblématique, obligée. Il forge même un verbe savoureux : « se faire cumparsiter », expression justifiée puisque, c’est bien connu, « On va au bal pour tu sais quoi ».[2] On reparlera plus loin du bal.

Quatre ans auparavant, son ami Caussimon lui avait confié sa chanson Le Temps du tango dont Ferré fit un beau succès. Ces couplets lui rappelaient certainement sa jeunesse. Il est peu douteux en effet que, comme l’auteur des paroles, il ne se soit dit un jour, saisi par le vertige du temps et son intolérable poigne : «  Faudrait pouvoir fair’ marche arrière / Comme on l’ fait pour danser l’ tango ».[3] En 1958, Ferré a quarante-deux ans, l’âge où déjà remontent les marées amères sur les plages de la maturité.

(À suivre)


[1]. Léo Ferré, 33-tours 30-cm Barclay, 80185 M.

[2]. Le Guinche.

[3]. Le Temps du tango.

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dimanche, 12 novembre 2006

Cet air qu’on cherche, 1/4

Un air qui semblait toujours monter de la rue...

(CETTE CHANSON)

Les textes de Léo Ferré contiennent quelques allusions, finalement peu nombreuses, à des musiques, des airs, des chansons qu’il entendit dans son enfance, disons jusqu’à sa majorité. Il pouvait être intéressant de chercher à en savoir davantage. Sur une idée originale de Patrick Dalmasso et à partir d’une documentation musicale nombreuse réunie par ses soins, j’ai effectué cette recherche de probables influences ou, à tout le moins, d’un univers sonore familier. Qu’est-ce que Léo Ferré écoutait ou pouvait entendre, à part les musiciens « classiques » que l’on sait et dont il a souvent été traité ?

Si l’on excepte les bals populaires qu’il imagine avoir précédé sa venue au monde, sa mère enceinte dansant la polka au son du piston de M. Camaro, si l’on excepte encore le mendiant violoniste dont il rêve, jouant lors de la naissance de son oncle Stradi, que demeure-t-il ? Quelles sont les traces et qu’évoquent-elles ?

 La chanson

L’enfance, chacun sait que « C’est un pays plein de chansons » [1] et chacun conserve les siennes dans l’enclos caché de son cœur, au coin du bois de son passé. Enfances de silence ou de soleil, d’effrois ou de chansons, de petits pas ou de sept lieues, pays de fruits rouges ou d’amertume, fragiles et définitives constructions. Celle de Léo Ferré est bien sûr placée, du moins peut-on le supposer, sous le signe de « Cette chanson / Comme une sœur / Avec ses chanteurs de rue / Et ses histoires / Cette chanson / Comme une fleur / Une fleur fanée perdue / Dans la mémoire ». [2] Oui, les chanteurs de rue existaient quand le petit Ferré découvrait le monde. Ils faisaient chanter les badauds et vendaient des petits-formats. Il y avait parfois un air qui emportait tous les cœurs, bouleversait les esprits et, croyait-on, s’installait à jamais. Croyait-on… « Jamais », « toujours », ce sont des mots d’amoureux. Et pourtant, demande l’homme mûr et nostalgique, un poignard planté dans le rêve : « Où est passée cette chanson / Qui traînait dans tout’s les guitares / Avec ses rime(s) et ses raisons / Qui nous faisaient veiller si tard » ? [3] L’air néanmoins s’est incrusté dans les cerveaux et dans les êtres, il revient aimer, gueuler parfois avec la houle du passé (« Padam padam padam », criait Piaf, écorchée), il revient bien qu’il n’ait « plus que trois notes / À fredonner / Pour parler / Du passé ». [4] Dira-t-on jamais suffisamment cette étourdissante puissance des chansons qui gravent les souvenirs, déterminent la souvenance, vrillent le cœur à l’angle de deux rues, fixent à jamais la jeunesse, tandis que « Sans fair’ de bruit va grisonnant ton beau visage » ? [5] À la maison, avenue Saint-Michel à Monaco – l’enfance va toujours de pair avec la maison, elle est couleurs et senteurs, elle est à elle seule un foyer – on écoute donc cette chanson « Qui remontait du phono / À manivelle » [6] (faut-il imaginer que ce ne soit pas n’importe quel appareil, mais plutôt « Un vieux phono / D’aristo / Un phono d’avant / L’ magnéto »). [7] Qu’était-ce donc que cette chanson ? Si l’on s’en tient à ce qu’écrit Ferré, « Un air accompagnait des paroles émues », [8] cela laisse supposer une romance sentimentale. On ne sait pas de quelle chanson il s’agit, peut-être de plusieurs en fait, peut-être, uniquement, de trois ou quatre mesures retenues par le jeune garçon… Il reste que l’influence fut assez forte pour que le poète évoque ce souvenir dans son microsillon de 1967, [9] à cinquante et un ans, alors qu’il se trouve empreint de « Cette cruelle exhalaison / Qui monte des nuits de l’enfance / Quand on respire à reculons / Une goulée de souvenance ». [10] Léo Ferré découvre la vie sur les bords de la mer qui l’a vu naître. « La Méditerranée est grosse de traditions. L’esprit des collégiens suit les méandres de toutes les histoires qui courent sur ses rives, qui emplissent les manuels en vers ou en prose, raccourci des épopées appropriées à leur âge et le nom de cette mer fabuleuse s’incruste dans leur mémoire martelée par son effet sublime », [11] peut-on lire dans la publication la plus avant-gardiste de l’année de ses huit ans.

Mais encore ? Au-delà de l’accumulation de citations qui ne veulent être, ici, que des indications, que peut-on certifier ou simplement avancer ?

Il est extrêmement vraisemblable que le jeune Ferré, âgé de seize ans, fut frappé par le duo de Jean Villard et Aman Maistre, dits Gilles et Julien, à partir du mois d’avril 1932, date de leur premier spectacle. Ces duettistes maniant l’humour grinçant (Parlez pas d’amour), la poésie et la satire sociale, alternant les œuvres revendicatives (Dollar, Vingt ans) et celles plus « classiques », voire humoristiques, sans réelle discrimination, ces artistes bien accueillis par le public de leur temps, reconnus par la presse communiste et anarchiste comme par les conservateurs, se produisant dans des spectacles progressistes comme dans des casinos, en tournée comme sur les grandes scènes parisiennes, ont certainement de quoi lui plaire, en tout cas de quoi l’intéresser. On remarque, dans le texte de Dollar, une expression qui n’est pas si courante : « On met les vieux pneus en conserve / Et même afin que rien n’ se perde / On fait d’ l’alcool / Avec d’ la… ». Il s’agit bien sûr d’« Afin que rien n’ se perde » qu’on entendra chez Léo Ferré dans Les Étrangers et Un jean’s ou deux… aujourd’hui ! Il ne faut pas exagérer les possibilités d’influence, mais on ne peut pas ne pas formuler cette remarque. Gilles et Julien se produisent à Nice, au Palais de la Méditerranée, le samedi 20 avril 1935, en première partie de la chanteuse Mireille. À cette période de l’année, Ferré est à Monaco. Peut-être les a-t-il vus en scène. En tout cas, il les évoque une fois au moins dans une interview de 1966 : « Avant la guerre il y avait Trenet, Jean Nohain et Mireille, Gilles et Julien et Jean Tranchant – je ne parle pas des faiseurs de romances – c’était tout ». [12]

Dans le livret présentant l’intégralité de sa production enregistrée, [13] Christian Marcadet décrit ainsi le duo : « Gilles : sous un abord débonnaire, un tempérament intègre et résolu, poète sensible et écorché qui dissimulait mal ses émotions, esprit plus philosophe que gestionnaire. (…) Julien : (…) tempérament méridional, séducteur latin avec le sens du panache et de l’abattage, tempérament extraverti et impulsif à la limite de la provocation (…) ». Voilà deux portraits qui rappellent quelqu’un… Qui le rappellent même singulièrement, lorsqu’on poursuit la lecture de cette présentation : « Début 1934, conscients de la contradiction entre leur tenue de soirée et leur répertoire dissident, ils rejettent le frac pour le maillot noir de marins et le pantalon pattes d’éléphant ». Léo Ferré ne s’habillera pas en marin mais abandonnera un jour, lui aussi, le costume qu’il portait, par exemple, à l’Alhambra, pour un habit de velours noir auquel succèderont chemise et pantalon noirs. « Ce costume n’est nullement une provocation : il fait se fondre les artistes sur le rideau noir d’où seuls émergent les visages, les mains, le clavier », poursuit Marcadet. Comme eux encore, Ferré entretiendra toute sa vie des rapports amicaux, mais toujours indépendants, avec le Parti communiste, la Fédération anarchiste, les divers mouvements de gauche, sans nullement y adhérer.

Gilles et Julien se séparent en 1937, lorsque Ferré atteint sa majorité, alors fixée à l’âge de vingt et un ans et qu’il loge à Paris, pension de l’Abbaye, 6, rue Saint-Benoît, un petit immeuble sur cour pavée, au coin de l’impasse des Deux-Anges. Depuis deux ans, il est étudiant, inscrit à la faculté de droit et à l’école libre des sciences politiques, section administrative, 27, rue Saint-Guillaume. Il danse alors au Mikado et se rend au cinéma Gaumont-Palace, le jeudi soir. La même année, débute Trenet qu’il saluera dans La Zizique en évoquant La Mer. Trenet dont il chantera Que reste-t-il de nos amours ? dans une émission de radio, longtemps après. [14] Trenet enfin, qui lui-même citera le nom de Ferré dans Moi, j’aime le music-hall. De lui, Ferré dira : « Les "interprètes" de chansons n’ont même pas eu le temps de se rhabiller. Ils étaient tout nus sur la route, avec Trenet devant, seul, magnifique ». [15]

(À suivre)


[1]. L’Enfance.

[2]. Cette chanson.

[3]. Ibidem.

[4]. Ibidem.

[5]. Ibidem.

[6]. Ibidem.

[7]. La Zizique.

[8]. Cette chanson.

[9]. Léo Ferré, 33-tours 30-cm Barclay, 80350 S.

[10]. Les Chants de la fureur, chant I, Guesclin.

[11]. L’Esprit nouveau, numéro spécial Apollinaire, octobre 1924.

[12]. Candide du 2 au 8 mai 1966.

[13]. Intégrale Gilles et Julien, 1932-1938, double CD Frémeaux et associés, FA 5085.

[14]. Le Tribunal des flagrants délires, France-Inter, 24 décembre 1980.

[15]. Cité in Le Monde du 20 décembre 1988.

 

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vendredi, 10 novembre 2006

Ouverture

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Ce lieu, créé le 10 novembre 2006, est destiné à la publication détudes et à léchange de propos dordre littéraire et artistique au sujet de Léo Ferré et de son travail. En cela, il ne désire faire concurrence à aucun autre site. En page principale, figurent les notes des trente et un jours précédents. On peut ensuite remonter dans le temps par la consultation des archives mensuelles.

L’auteur espère que les contenus et les commentaires se caractériseront par un esprit de sérieux et de recherche, sans quon puisse les considérer comme une vérité révélée. 

jeudi, 09 novembre 2006

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Dans la presse de 1957 à 2005
Dans les revues des années 60
Dans les revues des années 70
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De la durée comme sens
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De la noirceur
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De la terre à la lune
De la vie au soleil
De l'imitation
De l'utopie
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Voix, le chant, la diction et la musique (La)