mercredi, 11 mars 2009
Un point non éclairci
En dépit des nombreux ouvrages publiés qui nous disent Ferré et son œuvre, il demeure encore un point obscur à l’endroit où la biographie rejoint l’œuvre, plus exactement : où les circonstances rejoignent le littéraire.
Ainsi, on ne sait pas comment il a été amené à rédiger sa préface aux Poèmes saturniens de Verlaine pour Le Livre de Poche [1]. Était-ce une commande ? Vraisemblablement, mais en quelle occasion la Librairie générale française (Hachette) lui confia-t-elle ce travail ? Ses enregistrements de Verlaine et Rimbaud seront réalisés trois ans plus tard. Les quelques traces de mise en musique de Verlaine, antérieures à cette date, ne devaient pas avoir eu un immense écho. Alors ? Parce que 1961 fut sa grande année ? Ou autre chose ?
L’époque était à la critique « au sentiment », fortement empreinte de sensibilité subjective. De nombreuses introductions, dans le catalogue du Livre de Poche d’alors, doivent pouvoir en témoigner. Cette critique moins érudite qu’émotionnelle, qui autorise à conclure sur une phrase comme « … où l’anneau des fiançailles tourne la tête à Saturne », qui permet au préfacier de trahir avec talent, avec style, le poète présenté, en disant justement le préfacier plus que l’auteur lui-même – Léo Ferré ira plus loin encore avec son introduction à Caussimon chez Seghers – cette critique dans l’air du temps d’avant 1968, dans la manière de « la vieille Sorbonne », cette critique, enfin, n’était pas l’apanage de Léo Ferré. Elle est celle, par exemple, de Marie-Jeanne Durry présentant Laforgue ou, pour se cantonner au Livre de Poche et à Verlaine, de Blondin présentant La Bonne chanson suivi de Romances sans paroles et de Sagesse, quand il nous parle de « ces emmurés dans leur colère ou leur jubilation béate [qui] sont peut-être pleins de chansons qui n’ont pas fui ».
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[1]. Paul Verlaine, Poèmes saturniens suivi de Fêtes galantes, Le Livre de Poche classique, n° 747, 1961.
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lundi, 16 février 2009
Le vocabulaire religieux
L’objet de cette note n’est évidemment pas de tirer Léo Ferré vers l’Église ni d’en faire un croyant malgré lui, ainsi que le fit l’abbé Henry Bertrand en 1961, dans le premier livre (un opuscule, plutôt) qui fut consacré à l’artiste. Le sous-titre de son Léo Ferré était « Le cœur mangé par la cervelle », jésuitisme classique qui consiste (c’est une spécialité de notre civilisation judéo-chrétienne) à opposer ce qui est en réalité parfaitement complémentaire. Comme s’il était impossible d’être touché, ému, généreux, et de se servir de son cerveau en même temps. L’opposition crée ipso facto des interdits.
Il s’agit ici, bien plutôt, de tenter de montrer combien l’éducation chrétienne, fort stricte, qui fut celle des enfants Ferré, Lucienne et Léo, sous l’égide d’un père très pieux et autoritaire, a pu demeurer en l’homme mûr et se retrouver, de différentes manières, dans l’œuvre. Il n’est donc évidemment pas question de chercher des poux dans quelque tête que ce soit, mais d’examiner des textes que leur auteur lui-même a voulu rendre publics et qui, à ce titre, peuvent être commentés.
La messe est alors dite en latin par un prêtre qui officie tourné vers l’autel, dos à l’assemblée. On se tient, selon les temps de la célébration, debout, assis ou à genoux. Bien entendu, les fidèles ne prennent pas part aux lectures (célébration de la parole) et ne distribuent évidemment pas la communion (célébration eucharistique), ainsi qu’il est d’usage depuis Vatican II, concile que Ferré moqua d’ailleurs dans la seconde version des Temps difficiles. Léo Ferré passe, on le sait, huit années en internat dans un collège de Bordighera, tenu par les Frères des écoles chrétiennes. Il sait son catéchisme, est même primé pour cela. Pour le mariage de sa sœur, il compose une messe. Ses premiers contacts avec la musique se font dans le domaine du sacré.
Quand, ainsi que le font tous les jeunes qui quittent le foyer paternel, il rejettera l’ensemble de cette éducation et s’appliquera à devenir un homme libre, il aura beau faire, il ne se départira pas totalement de l’empreinte religieuse.
Les « prières inversées »
Les « prières inversées » annoncées dans Le Chien en 1969 avaient déjà été dites, notamment avec Thank you Satan (1961), chant de louange à proprement parler « inversé », dans lequel il s’agissait de remercier le diable pour tout ce qu’il permettait dans le domaine de l’« anti » et du non-conformisme, de la transgression libératrice des interdits. Il faut rappeler que cette chanson avait choqué en 1961. Son titre, déjà : cela ne se faisait pas. Son contenu, lui, choquait certains et enthousiasmait d’autres mais, quoi qu’il en soit, la chanson n’existait que par rapport à Dieu. S’opposer à Dieu n’est certes pas le nier, bien au contraire.
Quelques années auparavant, Léo Ferré chantait Merci mon Dieu, dont Thank you Satan est l’exact pendant, avec une inquiétude désolée qui était à tout le moins agnostique. Le refrain « Nous te disons merci mon Dieu », pour ironique qu’il fut, était surtout attristé, plein d’incompréhension. Cette incompréhension est manifeste au dernier refrain, devenu : « Nous te disons pourquoi mon Dieu ». Cette chanson fut peu interprétée, je crois, par son auteur qui, pourtant, en avait écrit et chanté d’autres, à commencer par, bien plus avant, Monsieur Tout-Blanc. Mais une chose est de s’en prendre au pape Pie XII qui est un homme, un individu – de Franco à de Gaulle en passant par bien d’autres, Ferré n’a jamais craint de dire leur fait aux puissants du moment – autre chose est de nier Dieu.
Un vocabulaire religieux laïcisé
Le mot amour est sans conteste le plus présent dans l’œuvre de Léo Ferré. Cet amour qu’il prônait comme seule et unique solution aux problèmes humains et aux relations entre les hommes… Cela m’avait conduit à titrer « Un programme d’amour » le premier chapitre d’un ouvrage ancien. Cet amour est aussi présenté comme la seule solution dans tous les textes chrétiens, en premier lieu dans l’Évangile. Que dit Léo Ferré ? La même chose, dont il retranche le Christ, son enseignement et son culte. C’est dire qu’il revendique l’amour d’une manière païenne, parce qu’il n’entend pas laisser aux prêtres ce qu’il tient pour seule échappatoire possible.
Cela étant – tandis qu’il s’amuse, avec un brin de provocation, à déclarer : « Mon père s’appelait Joseph, ma mère Marie, la ressemblance s’arrête là », tandis que, dans la quasi bagarre déclenchée un soir dans une salle où il se produit, il entre en scène, s’il faut en croire Frot, les bras en croix – on ne peut pas ne pas relever dans ses textes les expressions et allusions bibliques ou d’ordre religieux : « de toute éternité » (La Lettre, Le Chien) ; « comme un Christ de Véronique » (Faites l’amour) ; « Pour le prêtre qui s’exaspère / À retrouver le doux agneau / Pour le pinard élémentaire / Qu’il prend pour du château-margaux (…) Pour le péché que tu fais naître » (Thank you Satan) ; « catéchisme, ciboire, anges gardiens » (Les Morts qui vivent) ; « Le sourire de Dieu qu’on touchait de la tête (…) Et que Dieu voyant ça signe la fin du monde » (Rappelle-toi) ; « Comme un rictus d’encens quand s’ébroue l’encensoir » (Écoute-moi) ; « C’est le chemin de croix dans une discothèque / C’est la flagellation qui descend de sa croix » (La Vendetta)… La liste pourrait continuer longtemps et devenir une litanie. Elle vaut ici à titre d’exemple.
Il est préoccupé par l’idée de la trahison, du reniement. Celui de Saint-Pierre est présent : « Le chant du coq et le silence de Saint-Pierre » (À toi) et se retrouve dans L’Opéra du pauvre où il est demandé trois fois : « Vous connaissez cet homme ? », puis le coq chante, avec, ensuite, cette indignation : « Il l’a renié. Et il venait de bouffer avec lui ». Quand il traduit avec tristesse la « trahison » de Francis Claude qui a donné à Michèle Arnaud la place qui était la sienne sur l’affiche du cabaret, il écrit Judas, purement et simplement. Et tout y est : Judas Iscariote, les trente deniers, le baiser. Mais il transgresse en laïcisant cet épisode de l’Évangile et cela donne une chute très païenne : « J’valais beaucoup plus cher que ça ». Cela n’est pas seulement un mot, il me semble. Sans doute pensait-il qu’effectivement, le Christ valait davantage – et je sors ici de l’anecdote qui fait naître la chanson, afin de ne pas sombrer dans le biographisme. D’ailleurs, Y en a marre possède une chute qui évoque Jésus ; elle est écrite d’une façon un peu rude, un peu bourrue, mais une forme de regret y est présente.
Psaume 151 est une belle illustration de ce propos. A la suite des cent cinquante psaumes de David, Ferré écrit le cent cinquante et unième, qui traduit une vision du monde moderne dans un style et un phrasé religieux, avec un refrain en Miserere qui introduit toutefois des éléments bien contemporains. On note cependant que l’alternance de propos doux et violents est précisément celle qu’on trouve dans les psaumes de David, dont certains décrivent des batailles, des exterminations, des massacres, des horreurs. Le langage guerrier n’est pas absent des psaumes et celui millésimé 151, en cela, s’inscrit dans leur tradition stylistique. Évidemment, si Dieu est présent dans Psaume 151, c’est au travers non d’une soumission, non d’une déférence, mais au contraire d’une interpellation : « Les condamnés jouent au poker leur appétit / Et vous laissent Seigneur leur part de solitude / Le service est compris nous avons l’habitude / Descendez donc Seigneur dans notre connerie ». En cela, se tient la laïcisation du propos, mais la forme demeure invocatoire. Encore faut-il noter que la première version de ce texte, telle qu’elle parut en 1956 dans Poète… vos papiers !, ne comprend pas cet ultime quatrain, ajouté lors de la mise en musique, en 1970.
La dénégation des choses sacrées, bien sûr, ne perd pas ses droits, et s’exprime avec ironie : « La prièr’ ça monte tout droit / Comm’ la fumée des hauts-fourneaux / À moins qu’y ait l’vent qui pass’ par là / Alors t’as prié pour la peau (La Grève); « Et puis l’curé qui fait la manche / Avec son pot’ dies illa / Y a pas qu’au guignol qu’y a des planches / Y en a aussi dans ces coins-là « (Les Retraités). Toutefois, la dénégation conforte l’existence : on ne peut nier, dénier, renier ce qui n’est pas. Dans ces textes, la prière, le curé, existent. Léo Ferré pourrait les ignorer : on peut fort bien ignorer ce qui est. Il ne le fait pas. Même dans Le Chien où il s’en prend à Dieu avec la plus grande virulence en citant dans son texte le mot de Bakounine, Léo Ferré suppose Dieu, quitte à « s’en débarrasser ». Encore une fois, je ne tire pas de conclusion et ne fais pas de lui un croyant contre son gré. Je dis qu’il choisit de ne pas ignorer, purement et simplement, ces choses.
Un vocabulaire religieux érotisé
La transgression, le péché s’expriment dans le cadre de l’amour charnel : « Tout ce qui est mal, c’est bon ; tout ce qui est bon, c’est mal ; alors, damne-toi » est le prologue donné à La Damnation ; dans L’Amour fou, on entend : « Lorsque vous me mettrez en croix / Dans votre forêt bien apprise » ; la chanson Écoute-moi laisse entendre : « Qui dira la passion du corton à la messe / Cette rouge chanson plus rouge que le sang / Qui dira la virginité de nos caresses / Quand il y passerait Jésus entre nos dents » où l’on va du vin de messe (à supposer que ce soit du bourgogne) contenu dans la coupo santo, comme on dit en provençal, aux caresses sanctifiant l’amour charnel ; dans Je t’aime, s’entendent les mots « (…) et que je te maudis / D’être à la fois ma sœur mon ange et ma lumière » ; dans Amria, il va jusqu’à écrire : « La Bible dans le fond du lit baille un chouya », ce qui est tout de même assez culotté ; mais la transgression n’est pas finie : « Quand mon ange gardien revient te faire luire » (En faisant l’amour) où l’on comprend sans peine de quel ange il s’agit ; et tout culmine dans Le Mal (« Dans tes yeux le mal qui se traîne / Comme une idée de crucifix »), chanson dans laquelle, de strophe en strophe, le Bien cherche sa voie (« Et puis dans l’ombre le bien qui coule / Dans la rivière de la nuit (…) Et puis dans l’ombre le bien qui écume / Comme des chevaux démarrés ») avant d’être vainqueur in fine : « Lorsque dans l’ombre le bien se lève / Comme le jour après la nuit » – c’est-à-dire à l’achèvement de l’acte d’amour qui était le Mal mais, bien évidemment, un mal voulu, cherché, revendiqué, « succulé », pour reprendre un terme cher à l’auteur. On se damne, on pèche. Le plaisir vient de Satan. Satan qu’on remercie peut-être, mais le plaisir n’est pas libre, demeure contraint par une éducation traditionnelle, une profonde marque.
Il existe un autre texte où éclatent la transgression, la recherche blasphématoire. Il s’agit de Messe, publié dans le n° 11 (automne-hiver 2006-2007) des Copains d’la neuille. On peut y lire : « Donne-moi de l’alcool / Pour mes mains pour ma voix / Donne-moi de la marijuana / Ô Marie Marie / Donne-moi de la vie / Au bord de ta salive / Et couds-moi dedans toi / Couds-moi pour que je crois / Kyrie / Sainte Marie / Marie des rues Marie des joies perdues / Marie Jésus ta croix dorée / Marie tu dors Marie tu crois (…) Kyrie eleison / Je suis femme et j’ai des problèmes de cul ». Curieuse messe païenne où le physique (« Et couds-moi dedans toi ») rejoint le divin (« Couds-moi pour que je crois »), où la Vierge (« Sainte Marie ») rejoint la prostituée (« Marie des rues Marie des joies perdues »), où le refrain est la demande liturgique de prise en pitié – pour ceux qui l’ignoreraient, Kyrie eleison est ce que psalmodient les fidèles après que le prêtre a dit : « Préparons-nous à célébrer cette eucharistie en reconnaissant que nous sommes pécheurs » – qui se poursuit plus loin par Christe eleison, ainsi qu’il est d’usage.
Pour ne pas conclure
Je n’ai pas voulu citer de textes encore plus nombreux. Chacun peut les lire ou les entendre. L’important, je crois, est de dire qu’il existe, dans l’œuvre de Léo Ferré, un vocabulaire religieux remis en forme par l’auteur selon son éthique, son esthétique ou sa morale – on pourra employer le mot qui plaira – et ce loin des tabous supposant que l’auteur de Ni Dieu ni maître ne saurait être taxé de mysticisme ni même parler de ces choses. Indéniablement, il en parle, les cite ou les détourne. S’il existe une empreinte religieuse, fût-elle niée, dans l’œuvre, ce n’est pas le commentateur qui l’a laissée. Le commentaire se fonde sur l’état existant du corpus. En tout état de cause, il ne s’agit pas de choses cachées ou retrouvées dans un tiroir mais, dans l’ensemble, d’œuvres que l’artiste a lui-même rendues publiques (à l’exception de Messe qui l’aurait peut-être été un jour).
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jeudi, 12 février 2009
L’habitude
« Onanisme torché au papier de Hollande », ou « Masturbé qui vide sa moelle / À la devanture du coin » entend-on dans Poète… vos papiers ! Dans le roman Benoît Misère, on peut lire : « Tu es fou, Misère, coupe-la toi cette main, les manchots, ça ne peut pas se vider la moelle. Dors ! Il avait raison mon Reyne des miracles. Un manchot des deux mains ça doit dormir tranquille… et moi qui pistonnais à m’en faire perdre la généalogie ». Je ne sais pas si cette expression très imagée, « se vider la moelle », est de Léo Ferré ou si elle ressort d’un argot bien défini. Je trouve qu’elle est étonnante de vigueur et de précision métaphorique.
La masturbation est plutôt fréquente dans l’œuvre de Ferré. C’est bien lui, d’ailleurs, qui déclare : « Je me suis énormément branlé, beaucoup, longtemps, parce que c’était une facilité extraordinaire » [1]. C’est certainement le lot de tout garçon jeune, et même, plus tard, de tout homme mûr qui, hors tous les tabous, ne pense pas nécessairement que cela est réservé à l’adolescence, aux personnes qui ne sont pas mariées, et autres fariboles. Rien de spécifiquement ferréen, certes, mais une présence, indéniable je crois, dans la création de l’artiste.
Personnellement, je n’ai jamais compris autrement les vers de La Mémoire et la mer : « Ô l’ange des plaisirs perdus / Ô rumeur d’une autre habitude / Mes désirs dès lors ne sont plus / Qu’un chagrin de ma solitude » que comme une évocation de l’onanisme. Je n’affirme rien ici, je livre seulement un sentiment personnel – d’ailleurs conforté par le fait que « l’habitude » était autrefois le nom discret dont on affublait la pratique supposée honteuse et porteuse de désastres.
Je ne comprends pas autrement, non plus, ce passage de La Damnation, où l’on voit ces fameux « communiants du mois de mai ». Que sont donc « leurs péchés de principe » d’adolescents (des communiants de mai, au sens strict) et que font « leurs mains dans les nuits-fusain / À ombrer sous leurs pauvres nippes / Des désirs tachés de frangins » ? Qu’est-ce que cela veut dire (ou peut vouloir dire, si l’on admet la constante polysémie des textes de Ferré) ? Comment entendre cet autre extrait : « Leurs voix comme des cathédrales / Chantent des gestes de granit / Et des mosaïques d'étoiles / Arc-en-ciellent leur ciel de lit » ? (Du verbe arc-en-cieller, naturellement). En effet, que sont ces « mosaïques d’étoiles », stricto sensu, et que vont-elles faire sur le ciel de lit ? Faut-il rappeler ici qu’une expression parfaitement vulgaire et pleine de vantardise, mais fort explicite, dit la masturbation de la manière suivante : « coller les mouches au plafond »… ou au ciel de lit ?
Bien sûr, on peut comprendre autrement ces images. Je ne veux rien prouver, mais propose simplement une piste d’interprétation dont, intuitivement certes, je suis persuadé qu’elle n’est pas fausse. Je ne désire pas l’imposer. Habituellement, je suis plutôt réservé, pudique, mais ce sont les écrits mêmes de l’artiste qui mettent ces choses en scène : aussi, la discrétion n’est pas de mise et l’on ne peut éviter le sujet.
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[1]. Françoise Travelet, Dis donc, Ferré…, Hachette, 1976 (rééd. Plasma, 1980 ; La Mémoire et la mer, 2001).
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mardi, 03 février 2009
À propos d’un texte antimilitariste
Parmi les textes antimilitaristes de Léo Ferré, on évoque souvent Regardez-les écrit en collaboration avec Francis Claude, ou bien Pacific Blues (écrit lors de la guerre d’Indochine, enregistré et détruit lors de la guerre d’Algérie, publié lors de la guerre du Vietnam).
Rarement À celui de 14 à celui de 39, qui a pourtant cette particularité d’être un poème antimilitariste plutôt doux. Pacific Blues était doux lui aussi, mais il s’agissait du rêve d’un soldat décédé. Ici, on est dans le concret comme on l’était dans Regardez-les, mais tout en douceur : « Vingt ans déjà petit la mer toujours revient / De plus loin que là-bas les oiseaux blancs dévorent / Ce qu’il reste de suc à l’azur quotidien ». La mélancolie est omniprésente. Il y a toutefois ce départ « soumis défait boutonné de métal », où le Ferré que l’on sait pointe de nouveau le bout de l’oreille : le mot « soumis », le mot « défait », sonnent comme toujours dans sa voix. L’association des deux mots fait partie de l’imaginaire de l’auteur. Il faut à ce propos se rappeler Ludwig : « Cette plage que tu voulais défaite et soumise à ton imaginaire chorégraphie d’enfant seul et triste ». Chez Ferré, qui est défait est soumis, et inversement. On n’est « fait » – et bien fait, sans doute – que dans la liberté. On peut relever aussi cette expression : « boutonné de métal ». Généralement, pour dire la guerre et l’uniforme, on parle de « casqué, botté » et, bien entendu, d’« armé ». Léo Ferré, c’est étonnant, s’attarde aux boutons et cela ajoute à l’intimisme du texte, me semble-t-il. Les casques, les fusils, l’équipement, c’est au dehors, c’est en avant, c’est destiné à la bataille, c’est extérieur. Les boutons, cela ne va guère plus loin que la poitrine, cela reste intime parce qu’attaché au vêtement, près de soi, contre la peau. Cette peau que le soldat va, selon l’expression, se « faire trouer ». Or, on parle aussi de « boutonnière » pour une plaie, une blessure. Le sens est sous-jacent. Même si l’on reste au premier degré, des boutons de métal, c’est froid… et l’on pense enfin à la chanson Boutons dorés, qu’interprétait autrefois Barbara, ce qui renvoie à la solitude du soldat « orphelin ». La mélancolie à présent revient, avec cette présence permanente de la mère chez Ferré : « Ta maman au poignet battant le pouls du diable ». Il reste la jeunesse enfuie, elle aussi souvent chantée : « Tu as dit au revoir (…) / Aux copains au ciné aux filles charitables ».
Vient ensuite le constat amer de ce que la lucidité impose à l’homme trop vite mûri, qui n’en finit pas d’arracher ses racines d’enfance pour partir dans la vie : « Tu sais que l’homme pousse et qu’il faut le couper / Quand il est encore vert dans le lit des délices ». Je ne sais pas quand, exactement, fut écrite cette poésie, mais l’allusion aux plombs paraît la dater d’avant l’invention du fusible : « Comme on coupe les plombs de l’électricité / De peur que dans la nuit vos Soleils n’y complicent ». À moins, bien entendu, qu’il ne s’agisse d’une expression conservée, comme il en va souvent pour toutes les générations lorsque des techniques anciennes et bien connues sont remplacées par d’autres. Longtemps, on a désigné la touche « Entrée » des claviers d’ordinateurs sous le nom de « Retour chariot », ce qui ne voulait plus rien dire dans l’absolu, mais « parlait » encore à beaucoup (encore s’agissait-il du « Retour chariot » des machines électriques puis électroniques ; les machines mécaniques, elles, ne comportaient pas cette touche). Au passage, on savoure le néologisme « complicent », troisième personne du pluriel du verbe complicer, conjugué à l’indicatif présent. C’est aussi remarquable que « Vers l’horizon qui pain d’épice », du verbe pain d’épicer, naturellement.
La dédicace du poème est faite « À celui de 14 à celui de 39 / Et puis de l’an 40 / À celui du Chili à ceux de l’Algérie / Aux Juifs déracinés qui fuient la Palestine / À ces Palestiniens comme un arbre coupé », bref, à « ceux » de tous les conflits que l’auteur a pu connaître ou dont il a été le contemporain, à l’exclusion de l’Indochine et du Vietnam, mais la litanie, hélas, eût été longue. On remarque, évidemment, le vers « Aux Juifs déracinés qui fuient la Palestine », provenant directement de Visa pour l’Amérique où on le trouvait au singulier. Là, se produit l’habituelle association d’idées ferréenne : le mot « Palestine » glisse au vers suivant et le fait enchaîner sur les Palestiniens. Ce cas est fréquent lorsque Ferré construit des textes énumératifs.
La clausule tient du couperet : « La loi te donnera des morts et du café ». Avec ce parallèle culotté entre morts et café, Léo Ferré donne un des raccourcis dont il est coutumier. Il met sur le même plan, à travers une viande froide et une boisson chaude – si j’ose dire, ce qu’apporte la guerre : le moyen (la nourriture donnée aux soldats) et le résultat (des morts). Il n’est pas inutile d’y insister, quitte à risquer la paraphrase, car on a vraiment le sentiment d’un échange que propose la société. Au soldat qui abandonne ses camarades et le bon temps passé avec eux au cinéma, à celui qui quitte les « filles charitables », c’est-à-dire qui acceptent de se « montrer gentilles », comme on disait, elle donne en revanche, et sans compter, des morts. La loi est charitable, elle aussi : elle ajoute une boisson réconfortante. Pour le même prix.
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mardi, 27 janvier 2009
Amical bonsoir
Le texte Bonsoir, présenté dans le programme du spectacle de Bobino en 1969 et repris dans la pochette de l’enregistrement public correspondant, est fort intéressant. Je me suis toujours étonné qu’il n’ait jamais été repris ni par son auteur, ni par un de ses interprètes. Il pourrait, en étant parlé, dit, constituer une excellente ouverture pour un récital. Imprimé dans un programme qu’on feuillette dans son fauteuil, il remplissait pourtant cette fonction. On y trouve beaucoup de choses.
En premier lieu, la revendication d’un statut d’artiste solitaire qui va très bien de pair avec L’Idole, une chanson du moment, renforcée encore par la présence, dans la pochette déjà citée, de Les idoles n’existent pas, qui fut publié dans la revue Janus en 1965. « Les coulisses, c’est un peu notre marais, notre pampa… à nous les artistes de variétés, les saltimbicous, comme dit le chef Popaul, gardien de la consonance, de la belle ouvrage et de la parlote extra. Nous sommes des gens de l’autre côté de la rive, du rideau. Entre vous et nous, il y a comme un Mississipi à sec, immense, intraversable, le désert, quoi ! ». Ce désert, peut-être, dans lequel crient Les Artistes, depuis « vingt mille ans ».
Ensuite, un coup de griffe aux journalistes et aux radios qui tripatouillent les retransmissions des récitals : « Rien ne peut se chanter, rien ne peut se dire, dans notre domaine, qui ne soit aussitôt disqué, repris, reprisé même, par les puristes de la dernière cuvée d’Europe 22 ou de RT Chose ». Ce « reprisé » sera illustré dès le soir de la première, puisque Ferré devait passer en direct à France-Inter, que cela ne se fit pas ; il déclara donc, en scène : « N’ayant pas voulu qu’on patauge dans mes textes, j’ai refusé qu’on m’enregistre en différé ».
Et tout ira sur ce ton, en passant par les formules ferréennes typiques : « Les comédiens, ça a quelque chose à voir avec le remords de Dieu », l’audacieuse trouvaille : « Quand Dieu s’emmerde, il va au music hall » qui servira de titre, longtemps après, à un spectacle d’interprètes, phrase ainsi complétée : « parce qu’il est né au music hall et que ça le travaille sa carrière divine, et que ses meilleurs souvenirs sont derrière un portant, et que ce genre de souvenirs c’est encore de la frime, et que la frime, c’est notre lot à tous, à Lui, à nous, à vous ».
Et encore, l’adresse au public, cette adresse qui ira se multipliant dans les années qui suivront : « Vous êtes un public de variétés… Soyez donc variés, car le seul théâtre auquel nous ayons droit c’est bien ce trou noir que vous remplissez, ces respirations haletantes ou amusées qui nous arrivent comme une rumeur, comme un reproche, comme un regret ». C’est déjà l’ironie amère que lui inspire le statut d’artiste de variétés, ironie qui culminera bientôt dans Le Conditionnel de variétés. C’est aussi une idée qui sera reprise : « Dans la salle y a l’public / C’est notre théâtre à nous » (Sur la scène). Et cela continue : « Le jour où le public se maquillera pour venir au théâtre, il n’y aura plus de théâtre ou bien alors tout sera théâtre, il n’y aura plus rien qu’un peu de frime sous beaucoup de tendresse ou d’indifférence… Ce sera l’ère de l’amitié et de l’intelligence. Nous comptons sur vous. Merci ». C’est l’annonce du final d’Il n’y a plus rien : « Un jour, dans dix mille ans (variante : demain peut-être), nous aurons tout ».
Il y a là, par ailleurs, la constante présence de la frime qui, en attendant le jour où une chanson lui sera particulièrement consacrée, s’insinue déjà : « Il n’y a pas de question ; les variétés c’est un peu le hors d’œuvre de la frime, et la frime, bon Dieu, c’est le droit de ne pas se caler dans un fauteuil pour voir gigoter de pauvres diables sous les sun-lits de la désirade ». Un autre texte parlera plus tard de ces fauteuils « vendus à un prix acceptable » dans lesquels, justement, on se cale pour voir et entendre un artiste « qui s’est vendu à un prix accepté ».
La pochette du disque a cet avantage de reproduire le dactylogramme, corrigé à la main, de Bonsoir, quand le programme, lui, propose la version définitive. L’ajout manuscrit est le suivant. Après avoir dit : « Les comédiens, ça a quelque chose à voir avec le remords de Dieu », Léo Ferré précise : « Je vous demande excuse d’employer ce mot – mais c’est plus commode pour ma démonstration et puis, comme Il n’existe pas, ça ne peut pas me faire de tort, à vous non plus d’ailleurs ». Réflexion très représentative de l’après-1968 où toute allusion au sacré était jugée ringarde, voire réactionnaire : l’auteur se croit obligé de se justifier. Le fac-similé révèle ici que le pronom personnel « il », désignant Dieu, a été récrit « Il », l’artiste n’ayant semble-t-il pas été jusqu’à ignorer la classique majuscule de déférence.
L’enregistrement public de 1969 à Bobino fut mon premier disque. Je crois, par conséquent, que Bonsoir est la première prose de Léo Ferré qu’il m’ait été donné de lire, l’année où je le découvris, avant même celles contenues dans le livre de Charles Estienne, que j’achetai peu de temps après. Elle me frappa beaucoup et me permit de découvrir combien Ferré pouvait, dans un même texte plutôt bref, inclure l’ironie, la mélancolie, la douceur, la désillusion, l’humour, l’espérance. De me rendre compte aussi de cette présence constante de la formule, du raccourci. Enfin, de sentir, sous-jacent, le rythme propre de sa diction, alors que le texte n’a jamais été dit, n’est jamais devenu parole proférée. Pourtant, Le Chien, premier texte parlé enregistré, n’était pas encore connu et tout le monde ignorait quel usage le poète ferait bientôt de tous les aspects de l’oralité.
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lundi, 01 décembre 2008
À propos du Chemin d’enfer
Les auteurs de chansons ont coutume d’utiliser la forme du quatrain, qui vient assez couramment sous la plume et se prête à la mise en musique. Plus rare est l’utilisation du tercet. Chez Léo Ferré, on la trouve quelquefois. Deux exemples : À toi et Le Chemin d’enfer. À toi est constitué d’une série d’images, legs supposés, ordonnées en tercets à rimes plates : aaa, bbb, ccc… Au moment de l’écriture, la rime identique vient fréquemment avec une relative facilité et, surtout si l’on est musicien, presque naturellement. Du moins, je le suppose.
L’ordonnancement des tercets du Chemin d’enfer est autre. Le schéma des rimes est plus complexe : aba, la rime b se retrouvant aux premier et troisième vers du tercet suivant, qui devient donc bcb ; le troisième devient cdc ; le quatrième ded, et ainsi de suite. Cette forme n’a rien d’évident et suppose une réflexion pendant ou après l’écriture. Sauf à considérer qu’il s’agit en réalité de quatrains « éclatés » : on peut en effet lire comme abab les quatre premiers vers et constater qu’ensuite… ça ne fonctionne plus, car la nouvelle rime introduite systématiquement en milieu de tercet ne convient plus à la forme de quatrains supposés. Il s’agit donc bien de tercets, volontairement ordonnés selon un schéma de rimes difficile à observer spontanément, je veux dire : sans corrections ultérieures.
Le poème cesse sur un vers isolé : « Avec le jour au bout comme un suffixe », d’autant mieux venu qu’il contient « au bout » et « suffixe », tous deux porteurs d’une idée d’achèvement, de fin, de stade ultime. La clausule de cette poésie est ainsi intéressante par sa forme : un décasyllabe isolé rimant avec trois vers répartis dans les deux tercets précédents ; et par son fond : elle apporte avec elle l’idée même d’une conclusion.
J’ai pour ce texte un attachement particulier. Il contient en effet quelques uns des vers que je trouve les plus beaux parmi ceux de leur auteur : « Si pour le meilleur j’ai laissé le pire / Le pire m’a mis le meilleur au cœur », « Justice soit faite au bas de la carte / Où mon astrologue a vêtu ma peur », « Je sens dans le creux de vos oraisons / Le parfum lassé d’un brin de bruyère », « Et sur la treille aux grappes de velours / Je millésime un cru de couturière ». Ce dernier vers, d’ailleurs, n’est pas sans évoquer pour moi un autre, un alexandrin cette fois, tiré de Words… words… words… : « J’avais sur le futur des mains de cordonnier ». Est-ce, « couturière » et « cordonnier » se répondant, introduisant la présence de métiers dans chacun d’entre eux ? Est-ce la notion de date exprimée en début de vers soit par « millésime », soit par « le futur » ? Ou bien les deux ?
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jeudi, 24 juillet 2008
Banlieue-sur-Love
Je crois l’avoir déjà dit, une des chansons qui m’« épatent » le plus est La Banlieue. J’ai découvert ce texte – sans le comprendre totalement et avec le trouble qu’on imagine – à dix-sept ans, en 1969, l’année même où s’ouvrait à moi l’œuvre ferréenne. C’est dire que je ne connaissais pas la première version, celle, en studio, de 1967. Longtemps, pour moi, La Banlieue, ce fut celle-là, enregistrée en public à Bobino dans le double 30-cm Barclay de 1969. Un peu plus tard, découvrant le disque de 1967, j’entendis la première version, que j’appellerai ici La Banlieue I, la chanson en public devenant évidemment La Banlieue II.
Cette convention purement chronologique établie, voyons.
Pour dire ce qui lui plaît « chez les filles », Léo Ferré use comme souvent de l’anaphore. Cette construction est par ailleurs établie sur une suite d’images – là aussi, c’est fréquent chez lui. Cette fois, une troisième donnée est à prendre en compte : à l’anaphore et à la suite métaphorique s’ajoute l’élimination, puisque l’auteur prend soin de toujours décrire la femme en précisant que « c’est pas » cela qui lui plaît chez elle. Ce n’est qu’au refrain – s’agit-il d’un refrain à proprement parler ? – qu’il énonce ce qui le touche le plus dans le corps féminin : « C’est la banlieue ». Je ne pense pas me tromper en avançant que ce genre d’image, en 1967, est foncièrement nouveau, tout au moins au disque ou sur une scène de music-hall. Peut-être trouverait-on l’équivalent chez Sade ou Bataille, voire dans certaines poésies jargonnantes de Villon – ce n’est pas certain – mais cela ne dépasserait pas alors le cadre de publications littéraires, ni l’audience d’un public lettré ou seulement curieux. Ici, nous sommes au spectacle ou chez le disquaire, l’image est portée à l’avant-scène, voire à domicile, elle revêt un caractère plus populaire.
Ce qui est plaisant, c’est que le procédé de l’élimination employé par l’auteur aboutit à une série de peintures brèves des différentes parties du corps féminin, qui sont à leur manière d’authentiques blasons. Mieux : le poète s’applique tant à nous dire que, non, ce n’est pas ça qui lui plaît vraiment, qu’on devine que cela, justement, lui plaît beaucoup, même si c’est un peu moins que « la banlieue ». Car tout est fort beau ici.
Autre point, à présent. Le final de La Banlieue I dit ceci : « Quand je brûl’ pour les filles / Au feu de Dieu / C’est pas pour leur p’tit’ gueule / Que j’irai vendr’ mon âme / Et quand j’me r’trouv’rai seul / Pour mes dernières gammes / Moi j’crèv’rai sans un’ fille / Dans un’ banlieue ». Chute simple et grave, touchante. Un peu classique même, puisque alors, le mot « banlieue » reprend son sens tout simple, géographique : un endroit plus ou moins annexé par la cité qu’il borde, isolé, peu riant et indéfini : une banlieue.
Deux ans plus tard, la fin de la chanson est modifiée : « Moi quand j’vais chez les filles / C’est pour pas cher / Quant à brûler ma gueule / Au feu du nom de Dieu / Comm’ je n’suis pas bégueule / Je fais tout c’que je peux / Quand j’descends chez les filles / C’est en enfer ». Le propos est plus violent, comme l’est d’ailleurs l’interprétation chantée (encore faut-il prudemment nuancer ce dernier point : La Banlieue II, en public, est forcément plus forte que La Banlieue I, à cause des effets de scène). On ne parle plus du « feu de Dieu » mais du « feu du nom de Dieu » : l’imprécation, le blasphème sont présents. On ne brûle plus « pour les filles » mais « [s]a gueule ». Même si on se retrouve seul, on fait « tout ce qu’[on] peut » (l’année suivante, Avec le temps reprendra en partie ce propos : « tout seul peut-être mais peinard »). Surtout, les filles dont il était question deviennent uniquement des prostituées : « C’est pour pas cher ». On « descend » chez elles comme on fait une descente dans des quartiers réservés… mais cela va plus loin, et c’est peut-être le plus intéressant de cette deuxième version. Car on descend aussi vers le sexe, qui est en bas. On descend vers la banlieue… Or, l’on retrouvera dans Et… basta !, en 1973 : « Foutez-m’en vingt litres, camarade ! Je descends à la proche banlieue, celle qui se défait doucement vers le XVe, cette banlieue de mes défaites et de votre vertu, camarade ». Il s’agit sans doute d’autre chose encore mais dans l’imaginaire de l’auteur, pour aller en banlieue, il semble qu’il faille descendre. Il apparaît qu’il descend en banlieue, de la même manière qu’on monte à Paris : par familiarité de langage. On descend cette fois « en enfer », ce qui est intuitif : l’enfer est en bas, certes, on y descend – mais pas seulement, car il y a, comme toujours, polysémie chez Léo Ferré. C’est « la banlieue » qui est devenue « l’enfer ». Le sexe de la femme s’est mué en enfer : on peut toujours comprendre qu’il s’agit ici de chaleur, d’érotisme, de péché, de ce qu’on voudra. On peut aussi imaginer que les femmes lui sont (au moins en théorie) devenues infernales, insupportables, une malédiction : il se trouve alors au lendemain de sa rupture sentimentale de mars 1968. Il ne faudra certes pas y voir une prémonition : celle des banlieues d’aujourd’hui devenues un enfer, celui des « violences urbaines » ; ce serait commettre un contresens par anachronisme : en 1969, ce n’est pas le cas (les interprétations a posteriori constituent toujours un piège dangereux). Enfin, je propose pour le vers « C’est pour pas cher » une dernière piste interprétative : une femme légitime coûterait cher (dans l’esprit de l’auteur, évidemment, et à ce moment-là seulement), surtout lorsque rien ne va plus ; on va donc « chez les filles ».
Enfin, on observe qu’à la fin de La Banlieue I on trouve la mort, alors que, dans celle de La Banlieue II, on se heurte à la damnation. La damnation fera l’objet d’une chanson lorsque l’artiste aura constaté que « tout ce qui est mal, c’est bon ; tout ce qui est bon, c’est mal » et en aura tiré la leçon : « Alors, damne-toi ! »
Me trouvant à la campagne, je ne dispose pas des textes en ce moment. J’ai donc été obligé de citer de mémoire. Je vous remercie de bien vouloir excuser les erreurs éventuelles.
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mercredi, 27 février 2008
Une chanson à variantes
Ils ont voté (1967) est une chanson dont la « plasticité » ne laisse pas de m’étonner. Je ne suis pas certain qu’aucune autre ait tant été adaptée, au fil du temps, aux circonstances. Les Temps difficiles est certes un texte qui connut trois versions, mais celles-ci étaient entièrement différentes. Au contraire, Ils ont voté a été retouché ixe fois, avec toujours beaucoup d’humour et de sens de l’à propos.
Le couplet ajouté, tout d’abord : « À leur chanter des tas d’chansons… », tiré de Poète… vos papiers ! est enté à la chanson dont il constitue la nouvelle ouverture.
« À porter ma vie sur mon dos / J’ai déjà mis cinquante berges » a été remplacé, le temps passant, par « soixante berges », mais Ferré n’est jamais allé au-delà.
« Le général Frappard » qui désignait de Gaulle et son attachement à la force de frappe (l’arme atomique pour la France) a cédé la place, après la disparition du Général, à « Ces Vespasien de l’isoloir », reprenant ainsi une comparaison, chère à Léo Ferré, entre l’isoloir et la vespasienne. Il y eut, je crois, une pique contre Pompidou également, du genre « Et Pompidou dans un placard », ou quelque chose comme ça, mais je ne m’en souviens plus.
« Dans une France socialiste », est devenu « Dans une France [longue hésitation mimée] socialiste » à la fin de 1980, quand la victoire de Mitterrand à la présidentielle de mai 1981 s’annonçait comme possible. Le refrain est alors : « Ils vont voter et puis après ». Cette victoire survenue, le vers est immédiatement transformé par l’irréductible artiste : « Et dans une France anarchiste ». Aucune récupération possible.
« Le jour de gloire est arrivé » a été tourné en « Le jour de gloire est arri… Ouais ! » assorti d’un bras d’honneur, toujours à la fin de l’année 1980. En 1988, le public du TLP-Déjazet entend : « Et Madonna est arrivée », final suivi d’une mimique évoquant la culotte de ladite madone, qu’elle avait coutume de jeter dans la salle.
Bien sûr, on peut penser que Léo Ferré possédait assez les mots et leur usage pour assortir ainsi son texte à toutes les couleurs du moment. Cependant, si l’on réécoute l’enregistrement initial de 1967 avec ses sages orchestrations, il n’est absolument pas évident qu’Ils ont voté soit alors une chanson satirique, moins encore humoristique. Rien, dans le ton initial, ne laisse supposer que l’auteur jouera ensuite avec. C’est plutôt, à ce moment-là, une chanson grave, désabusée. En 1969, à Bobino, elle se mue en cri de revendication bien que le texte premier soit conservé. C’est par la suite que viendra l’ironie. On peut dire finalement que ce n’est qu’après coup que son côté « humour de chansonnier » s’est révélé, dans le même temps que Léo Ferré s’amusait plus facilement en scène, donnant libre cours à sa fantaisie (à ce propos, les deux interprétations différentes de Marizibill d’Apollinaire sont un bon exemple).
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mardi, 01 janvier 2008
La forme épistolaire, l’adresse, l’apostrophe, la dédicace
On avait déjà évoqué la forme épistolaire à propos des Lettres non postées.
Léo Ferré va encore l’utiliser, cette fois en chanson, de Mon Général (« Je vous écris du paradis… ») ou Cloclo-la-Cloche (« Mais aujourd’hui je vous écris… ») à La Lettre et Lorsque tu me liras, qui sont de toute évidence deux lettres authentiques adressées à Marie.
Toutefois, il va aussi user d’une forme légèrement différente : l’adresse. Certains textes ne sont pas des lettres à proprement parler – pas dans leur forme – mais constituent des adresses à des personnes vivantes. Après tout, rien ne commandait qu’une chanson contre Franco ait l’allure d’interpellation directe qu’il lui a donnée (Franco-la-Muerte). Rien non plus n’indiquait qu’une chanson contre Pie XII ait la tournure qui est la sienne dans Monsieur Tout-Blanc. Il n’était pas obligatoire, sur le plan du style, qu’une chanson contre de Gaulle prenne la forme d’une adresse immédiate, comme dans Sans façons.
L’adresse est également utilisée dans Monsieur mon passé ou Madame la misère, envers qui l’auteur use de la forme impérative : « Laissez-moi passer », « Écoutez le silence ».
On remarque donc que, dans ces deux derniers cas, l’interpellation conduit à une mise en cause ou à un ordre. L’artiste prend les choses de haut, il a un compte à régler avec la misère comme avec le pape, avec Franco comme avec son temps jadis. Il ne s’agit pas de leur répondre mais bien de les prendre à parti. Peu lui importe la dimension sociale ou politique de ses « correspondants », l’auteur les interpelle et, d’égal à égal, leur dit leur fait. Cela tient du « Hep, vous là-bas » au ton comminatoire.
L’adresse est décidément partout : invocatoire (Cloches de Notre-Dame, Marseille), ironique (Martha la mule, Judas, La Poisse), agressive (Miss Guéguerre, T’es rock, Coco !), amicale (Mister Georgina, Salut Beatnick, Gaby, Tu chanteras, Michel), satirique et sociale (La Maffia, La Gueuse, T’as payé, Vous les filles, La Grève, Le Conditionnel de variétés, L’Oppression), mélancolique (Madame Angleterre, La Chanson triste, Paname, Le Vent, Tu sors souvent, Beau saxo, Pépée, Paris, je ne t’aime plus, Mister the Wind)…
L’adresse est plus distante dans Merci mon Dieu. Plus détournée. Si Ferré dresse en quelque sorte la liste de ce qu’il reproche à Dieu – ou plus simplement de ce qui l’étonne ou le bouleverse – ce n’est qu’au refrain que la mise en cause trouve sa place et encore, sous la forme d’une modeste (même si elle est ironique) résignation (« Nous te disons merci mon Dieu ») ou d’une interrogation finale : « Nous te disons pourquoi mon Dieu ». Elle est enfin complice dans Thank you Satan, qui constitue une « prière inversée » avant l’heure.
Il empruntera également aux poètes quelques adresses : Si tu ne mourus pas, Tu n’en reviendras pas, Âme, te souvient-il ? et beaucoup d’autres encore, comme La Chanson du scaphandrier ou Notre-Dame-de-la-Mouise. Il en trouvera un certain nombre chez Caussimon qui, on le voit ici, emploie souvent cette tournure : Monsieur William, À la Seine, Mon Sébasto, Mon camarade, Nous deux, Avant de te connaître…
Il faudrait par ailleurs considérer d’un œil particulier toute une série d’adresses très spécifiques, puisqu’elles sont constituées de chansons d’amour et là, la liste n’est certainement pas close (La Vie d’artiste, Ma vieille branche, Jolie môme, Si tu t’en vas, Chanson pour elle, T’es chouette, Ça t’va, Plus jamais, La Gauloise, Le Testament, À toi, L’Amour fou, Ton style, Tu ne dis jamais rien, La Fleur de l’âge, Je t’aimais bien, tu sais, La Damnation, Je te donne, Tu penses à quoi ?, À vendre, Ta source, Je t’aime, Les Ascenseurs camarades, En faisant l’amour, Tout ce que tu veux, Notre amour, La Femme adultère, Suzon…)
On peut enfin nuancer en fonction du contenu des chansons. De Franco-la-Muerte à À toi, le registre change. La première adresse est plus une apostrophe, la seconde davantage une dédicace, un envoi.
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dimanche, 16 décembre 2007
À propos du souvenir
On peut observer chez Léo Ferré un fréquent usage du verbe se rappeler. Souvent employé à l’impératif : « Rappelle-toi mon ange » (Madeleine, devenu Rappelle-toi), « Rappelle-toi ce chien de mer » (La Mémoire et la mer), « Rapp’lez-vous bien c’est moi Cloclo » (Cloclo-la-Cloche), « Rappelle-toi là bas chez les hippies » (Michel), il l’est aussi quelquefois à l’indicatif et à la forme interrogative dans sa tournure familière : « Lochu tu te rappelles ? » (Les Étrangers).
Chaque fois, l’amicale injonction, faite à un proche, a pour but de revivre un moment de sentiment privilégié, un instant volé de bonheur, de complicité, d’estime, d’amitié. On peut peut-être dire que le souvenir est ici source d’inspiration, tant qu’il est volontaire : l’artiste se rappelle et engage l’autre à en faire autant.
L’injonction est quelquefois faite par l’artiste à lui-même : « Souviens-toi des bonbons et puis du pèr’ Noël / D’la toupie qui tournait qui tournait qui tournait / Qui tournait qui tournait qui tournait / Qui tour… » (L’Enfance). Là encore, le souvenir est suscité, on peut même comprendre que l’auteur s’accroche à lui volontairement, énergiquement. Comment comprendre autrement l’utilisation de l’impératif, souligné par l’anaphore, quand il aurait pu écrire plus simplement : « Je me souviens des bonbons… »
À l’inverse, le souvenir qui s’impose, remontant du fond de la mémoire et du cœur, possède un goût de marée noire et n’est pas toujours bien accueilli. Au minimum, il est reçu avec mélancolie : « Les souvenirs de ceux qui n’ont plus de maison / Se traînent dans les bars ou sur les autoroutes / À cent soixante à l’heure ils se tire(nt) et s’en vont / À cent soixante à l’heur’ tu choisis pas ta route », ou encore : « Ils s’en vont ils s’en vont les souvenirs cassés / Ils s’en vont ils s’en vont les souvenirs allez / Comme des chiens perdus qu’on ne reconnaît plus » (Les Souvenirs). Et d’ailleurs, La Mélancolie, « C’est dix ans d’purée / Dans un souvenir ». Au pire, il engendre une souffrance : « Cette cruelle exhalaison / Qui monte des nuits de l’enfance / Quand on respire à reculons / Une goulée de souvenance » (La Mémoire et la mer, version complète).
Dans le cas de la forme interrogative, une exception à l’appel de l’amitié s’entend dans Et… basta ! : « Tu te rappelles ? C’est moi, l’ordure ». Et encore, on peut considérer que la réponse : « Qui ça ? L’ordure ? Je vous demande excuse, monsieur. Je ne connais, quant à moi, que des anges » est un « adoucissement » du souvenir, effectué par la volonté expresse de l’artiste.
Il existe évidemment d’autres occurrences du verbe se rappeler et du souvenir. Comme toujours, le but, ici, n’est pas d’établir une liste mais de se demander si, effectivement, le souvenir, chez Ferré, peut se distinguer ainsi : le souvenir « positif » suscité et aimé ; le souvenir « négatif » imposé ou reçu, dont on souffre. L’exemple de l’enfance, choisi plus haut, paraît révélateur de cette distinction : dans L’Enfance, il est choisi ; dans la version complète de La Mémoire et la mer, il est subi.
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jeudi, 25 octobre 2007
Une leçon de ferrémuche, II
Le premier cours de ferrémuche se fondait essentiellement sur la chronique Je donnerais dix jours de ma vie. Pour cette seconde leçon, on utilisera Mes enfants perdus contenu dans la plaquette Mon programme, auto-éditée fin 1968 et datée 1969 sur la couverture. Ce texte a une particularité : il est composé à la première personne du singulier et le narrateur, Ferré lui-même, cède brusquement la place à la narratrice : Pépée. On ne s’étonnera pas que Pépée parle ferrémuche.
Elle s’adresse à Léo Ferré : « Allez, Léo, file-moi un toscan, que je m’enliane un peu la fesse à mézigue ». Ça, c’est de l’argot simple : le toscan est un cigare, Pépée en fumait quelquefois. Quant à l’usage qu’elle veut ici en faire, il se comprend sans difficulté. Un peu plus loin, on peut lire : « Moi, quand le poutachou a oublié le toscamuche à la cagna, eh bien je ne fume que des Celtiques ». La traduction est facile : « Moi, quand Léo a oublié les cigares à la maison, je ne fume que des Celtiques ». Un aspect du ferrémuche concerne les noms propres et sobriquets. Ainsi, Léo Ferré avait été surnommé « Pouta » par la fille de Madeleine, lorsqu’elle était enfant. « Pouta » devint « Poutachou », sans doute par adjonction du vocable « chou » considéré comme un mot tendre. Par extension, la famille entière devint « les Poutachoux », avec la marque du pluriel en X. Un diminutif naquit aussi à l’intention du poète, « Poutachounet ». Cela ne dépasserait pas la sphère intime que cela ne nous concernerait pas. Mais « les Poutachoux » se trouve dans le texte et, par conséquent, intègre de droit le ferrémuche : « Ils ont pleuré les poutachoux, quand vous êtes passé de l’autre côté », déclare encore Pépée à André Breton, évoquant son décès. Ici, « le poutachou » ou « les poutachoux » perdent leur capitale, comme on l’a observé dans le cours précédent.
Pépée continue, quelques pages plus loin avec de l’argot courant : « régulière » pour « épouse », « belle-doche » pour « belle-mère », « charrette » pour « landau ». Puis elle use de l’adjectif comme Ferré l’affectionne : « la buanderie saint-sulpesque » (pour « saint-sulpicienne », naturellement). Et soudain, il y a changement de narrateur, sans prévenir : ce n’est plus Pépée qui parle mais, de nouveau, Léo Ferré. Curieux texte, parfaitement incohérent du point de vue de la narration, très émouvant, authentique.
Pépée, intelligente et rusée, comme on le sait, fut un temps surnommée Ysengrine, nom du renard, ici féminisé. Elle fut aussi dite « Pichtagrune » et, par un diminutif, « Pichtagrunette », mais je ne connais pas exactement l’origine de ce nom et me demande – sans en être sûr du tout – s’il a un rapport avec le « pichetegorne », nom donné au vin.
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lundi, 22 octobre 2007
Une leçon de ferrémuche
On a dit ici plusieurs fois que la langue de Léo Ferré était celle de tous les registres : langage châtié, langage parlé, préciosité, argot « commun », argot personnel, incidentes en langues étrangères, poésie classique mêlée de prose et de vers libres… En bref, il revendique toutes les cordes de l’instrument. Ce n’est pas fondamentalement nouveau. Ce qui l’est davantage, c’est que ces registres sont très souvent mêlés dans un seul et même texte – et cela est intéressant car là, l’outil est neuf et affûté.
Parlons aujourd’hui de l’argot personnel, dit aussi « ferrémuche ». De quoi est-il constitué ? Entre autres, d’une forme cédant au langage parlé en de nombreux endroits. Cela paraît relever de Céline qui, on le sait toutefois, travaillait énormément ses effets « parlés ». En réalité, ce n’est pas la même chose. Cette forme de langage apparemment bâclée – apparemment seulement – est déjà dans la correspondance de Verlaine, particulièrement celle échangée avec Delahaye. Pot-pourri de prose relâchée, de mots d’esprit, d’associations d’idées, de complicité avec le correspondant – ici, le lecteur – d’allusions, de tournures anglaises…
Ferré écrit dans Je donnerais dix jours de ma vie, qu’il publie dans la revue La Rue, n° 1, mai 1968 : « J’ai commandé deux wagons-lits pour toumoronaïte… ». Ne cherchez pas « toumoronaïte» dans un atlas. Ce n’est pas un lieu dans l’espace, mais un lieu dans le temps : tomorrow night. Demain soir. Ferré poursuit : « Pas vrai, papa Étiemble ? » René Étiemble qu’il admirait et dont le Parlez-vous franglais ? [1] plut très certainement à l’auteur de la chanson La Langue française. On ne se moque que de ceux qu’on aime. Il ajoute : « Celui-là, j’aimerais bien lui serrer la pince un de ces quatre… »
Certes, si « toumoronaïte » avait été un nom de lieu, il eût appelé un T majuscule. Mais précisément, le ferrémuche se joue parfois des capitales obligatoires, comme s’il voulait réduire à un nom commun ce qui est un nom propre. Cet affranchissement de règles simples et communément admises est une caractéristique de cet argot personnel, qui comprend un jeu constant avec les mots.
« Dégueulasse » devient « dégueultarte », ce qui est peu courant dans l’argot usuel (tout en ne perdant pas de vue que l’argot évolue sans cesse). Plus classique, « elle est émue » se métamorphose en « elle chavire du battant » – le battant étant naturellement le cœur, à ceci près qu’on le nomme habituellement « palpitant ». Toujours classique, « pacsons » pour « paquets ». Plus nouveau, la métaphore ferréenne se glissant dans le ferrémuche : le chemin de la ferme, dans les bois de Perdrigal, est qualifié de « golgotha chimpanzifié ». L’image, c’est le Golgotha (sans majuscule) parce qu’il s’agit d’une épreuve, à la fois parce que le chemin est dur et parce qu’il mène aux chimpanzés dont il faut prendre soin. Le ferrémuche, c’est le néologisme en forme d’adjectif : « chimpanzifié ». Arracher les tuiles devient « détuiler ».
Si Ferré use de l’anglais, il ne se prive pas, au contraire, de franciser certains mots. Ainsi, son chien Madame est un « coquère ». À l’opposé, il écrit quelques lignes plus loin : « Je retourne at home (…) On mange purée d’pois and saucisses ». On trouve ici une expression anglaise, une apocope et un mot anglais. Cette forme curieuse est suivie de « C’est fou, la cuistance », c’est-à-dire une expression familière et un mot d’argot commun. Deux lignes plus loin, un mot italien, morbidezza.
Plus loin, « coinstot » pour « coin » est un mot d’argot courant mais, quelques lignes après, on retrouve la disparition des capitales usuelles : « blédine », « butagaz »… et, de plus, « butagaz » devient « butachose ». « Dans le coco », « partir en couillosof » sont des tournures aisément compréhensibles. Plus curieux, le « nestelé », évidemment sans majuscule, est la transformation en nom commun d’un nom propre, plus précisément d’une marque : le lait Nestlé, bien sûr. Survient la mise en mot d’un sigle (je ne crois pas qu’on ait déjà parlé d’acronyme, à l’époque) : oèretéèfe pour ORTF, l’Office de radio-télévision française. Transformation d’un nom propre en périphrase : Pépée devient « mademoiselle Ferré-Chimp’s ». Les informations deviennent les « informes », ce qui n’est pas extraordinaire mais l’amusant est que le mot est écrit entre guillemets, comme s’il s’agissait pour l’auteur de s’excuser pour une simple abréviation, alors que tout le texte est empli de libertés prises avec la langue, la grammaire et la syntaxe.
Zaza garde sa capitale et, quatre lignes plus loin, la perd en devenant « la zazounette ». « Dans la voiture » se mue en « in the char », soit deux mots anglais et un québécisme. « Barbiturique » devient « barbicontu ». « Au matin » se transforme en un anglicisme… phonétiquement francisé : « to morninge ». Le chargeur de batterie est qualifié de « biduloscop » (heureusement, le contexte permet de comprendre) et l’EDF devient un sigle en bas de casse : edf. Brusquement, toutes les majuscules des noms propres disparaissent : « La sibérie, zaza, la lame de bise, pépée frissonnante ».
L’imprimerie installée dans la ferme de Baradesque est nommée « ma carrée d’imprime », ce qui est classique : « carrée » pour « chambre » est connu, comme sont connues, un peu après, les tournures : « une petite lichette de rouquin » pour « un petit verre de vin rouge », « sèche au bec » pour « cigarette aux lèvres », « un chouya de mou aux minets » pour « un peu de mou aux chats ».
S’agissant d’imprimerie, il faut évidemment comprendre « je m’en balance le garamond » comme « je m’en tape le coquillard », « je m’en fiche ». Quant à « la cafetière est sur la table », il faut se souvenir que ce n’est nullement du ferrémuche, mais le titre d’un pamphlet de Pierre de Boisdeffre contre le nouveau roman [2]. Mais ici, la phrase est à comprendre stricto sensu, Léo Ferré ayant tout préparé la veille afin de reprendre le lendemain son travail d’imprimeur après son petit déjeuner. C’était son roman Benoît Misère qu’il comptait initialement publier lui-même.
Un jeu de mots en forme d’allitération se profile dans le récit : « l’Austin est à l’hosteau » (il s’agit évidemment d’une voiture en réparation). Encore un sigle devenu acronyme mais là, Ferré n’invente rien, Citroën l’avait voulu ainsi : « ma déesse » pour « ma DS », bien entendu. Un néologisme : « si je m’enverglasse », du verbe imaginé « s’enverglasser », qui se comprend très aisément.
Encore une mise en mot d’un sigle : « céèneèreèsse » pour CNRS. On note que, comme dans le cas, déjà cité, de l’ORTF, cette transcription orthographique est toujours, dans le contexte, ironique. Comme, s’agissant d’Étiemble, l’expression « ses sorbonnes etecétéra », la Sorbonne perdant sa capitale et se retrouvant au pluriel, lequel pluriel paraît ne pas être suffisant puisqu’il est augmenté d’un et caetera revu et corrigé.
Pompidou devient Pompadouche (pompe à douche, naturellement) et Ferré ajoute : « et ça s’explique… et ça te le met dans le baba en extrême profondeur et comme s’il te rentrait un berlingot extra dans ton thème astrologique », ce qui se comprend parfaitement ; cela dit, le « thème astrologique » pour le « fondement » est amusant. On retrouvera plus tard, dans la chanson À mon enterrement, cette acception particulière : « Des cartes perforées me perforant le thème ».
Le sujet n’est pas du tout épuisé. Il y aura d’autres leçons de ferrémuche, ultérieurement.
____________________________
[1]. René Étiemble, Parlez-vous franglais ?, Gallimard, 1964.
[2]. Pierre de Boisdeffre, La cafetière est sur la table ou Contre le « nouveau roman », collection « Les Brûlots », n° 4, La Table Ronde, 1967.
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lundi, 15 octobre 2007
La blessure et la source
L’amour du sexe féminin a été chanté par Léo Ferré en de multiples occasions, de Cette blessure à Ta source avec, naturellement, Alma Matrix qui est un long texte sur le sujet. Il a dit aussi combien la menstruation le fascinait.
Ta source est une chanson qui présente immédiatement l’imaginaire ferréen – « Elle naît tout en bas d’un lieu géométrique / À la sentir couler je me crois à la mer / Parmi les poissons fous c’est comme une musique / C’est le printemps et c’est l’automne et c’est l’hiver » – par le choix des mots : géométrique, couler, mer, fous, musique, litanie des saisons… avec reprise de la litanie interrompue au quatrain suivant : « L’été ses fleurs mouillées au rythme de l’extase », qui n’est pas sans rappeler la structure interrompue de la chanson On s’aimera, où l’été, par une brisure de la construction, est traité différemment des autres saisons.
Il y a, dans le courant du texte de Ta source, un changement de direction dans le propos. La chanson commence par la désignation d’une « source », disons : non définie ; au troisième quatrain, le propos s’élargit, s’étend aux « sources » en général, avec, encore, une allusion aux règles. Les quatrième, cinquième et sixième quatrains, eux, constituent une adresse à une femme en particulier. En particulier… bien qu’elle soit inconnue : il s’agit d’une personne faisant partie du public de l’artiste, une femme qui pose un jour, sur le plateau de son électrophone, un disque – le chanteur ne le sait pas – et se retrouve séduite par sa voix. Cette séduction intellectuelle conduit cependant à l’amour charnel clairement décrit, le texte s’achevant sur un hexamètre célébrant les caresses buccales et l’amour de Ferré pour la cyprine. On voit qu’en six quatrains, le poème a dit plusieurs choses, comme souvent chez l’auteur.
Cette blessure, évocation de la même partie du corps, tenait un propos plus régulier : on y évoquait simultanément l’amour physique et la naissance de la vie, d’une manière indissociable. Inéluctablement, la chanson s’achevait sur la présence de la mort, célébrant l’extase et scellant ainsi, comme toujours chez les poètes lyriques, le couple amour-mort – avec, toutefois, un ultime octosyllabe : « Cette blessure dont je meurs » qui, ambigu, peut être compris de plusieurs manières : « dont je meurs d’envie », « dans laquelle je meurs » (extase) et « dans laquelle je meurs » (parce que j’en suis né et que la vie et la mort, c’est pareil).
La dimension métaphysique de Cette blessure n’est pas présente dans Ta source où les allusions à la musique, par contre, ont leur place entière, comme si, au fil du temps, elle avait su remplacer l’inquiétude.
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samedi, 01 septembre 2007
Encore Prévert
On se souvient de Pierre Misère, le père du petit Benoît, s’occupant à chercher, à l’aide de cubes sur lesquels figurent des lettres, des anagrammes pour son triste nom et ne se montrant jamais satisfait de celles qu’il trouve. Un jour, les cubes tombent et, au sol, forment un mot encore plus désespérant : « remise ». Ne pouvant supporter cette idée, Pierre Misère renonce à ses recherches.
Ce passage du roman Benoît Misère avait beaucoup frappé le jeune homme de dix-huit ans que j’étais lors de ma première lecture, à parution, en 1970. C’est dire que j’ai été surpris, au printemps dernier, de découvrir ceci.
En avril 2007, Gallimard a publié une édition de Paroles de Prévert, dans la collection « Folio », sous coffret illustré, accompagnée d’un mince livret en quadrichromie, hors-commerce, reproduisant quelques fac-similés d’éditions originales, de collages, de lettres et d’autres documents autographes de Prévert. Ce livret est intitulé Prévert en ses livres, le copyright des dessins et autographes appartient à « Fatras », la succession de Jacques Prévert. C’est plaisant, mais cela reste une opération commerciale de la part de l’éditeur, visant à faire acheter ce qu’on possède déjà.
L’objet de cette note est naturellement ailleurs.
Sur l’une de ses faces, le coffret lui-même reproduit en couleurs, dans l’autographe de Prévert, quelques anagrammes et calembours du poète, malheureusement sans date ni référence aucune. Parmi les « avenir navire », « Turc truc », « image magie », « la gauche et l’adroite » et autres, que peut-on lire ? On l’aura deviné : « misère remise ».
Bien entendu, Ferré ne pouvait avoir eu connaissance de cette page inédite. Je ne pense pas que Prévert lui en ait parlé : il l’aurait un jour ou l’autre raconté. Il n’y a donc pas de réminiscence, cette hantise de l’écrivain qui se figure trouver une chose qu’il a lue autrefois, parfois longtemps avant, sous une autre plume et qui l’a marqué. Est-ce alors que, par coïncidence, ces deux amoureux des mots auraient eu la même idée ? Ce n’est pas impossible. L’anagramme, d’ailleurs, est assez évidente. Ce qui vaut dans le roman, ce n’est pas l’anagramme elle-même, mais la dramatisation dont Ferré l’entoure. Peut-on dire – ou est-ce excessif ? – que les deux hommes avaient une tournure d’esprit commune, à tout le moins proche ? Sont-ils en cela les principaux représentants des « retombées » du surréalisme dans la poésie populaire ?
Prévert, là encore, croise Léo Ferré, ainsi qu’on avait tenté d’en parler dans une note précédente.
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mardi, 03 juillet 2007
Couleurs d’aimer
Mon p’tit voyou, très tendre chanson de Léo Ferré, dont le titre, il faut peut-être le rappeler car l’expression n’a guère plus cours aujourd’hui, signifie « mon chéri », « mon amour », est ainsi construite : quatre sixains d’octosyllabes croisés avec des tétrasyllabes, fondés sur des couleurs : gris pour la tristesse, bleu pour l’amour, vert pour l’espoir, noir pour la mort. Ce schéma très classique sert cependant une pensée émue, articulée non en une progression, mais en un bouquet de thèmes familiers de la poésie lyrique.
Bien plus tard, Léo Ferré enregistre De toutes les couleurs, dont la structure est plus complexe : cinq neuvains d’alexandrins construits selon le schéma de rimes a-a-a-b-c-c-d-d-b. Les strophes sont toujours, cependant, fondées sur des couleurs : vert pour l’espoir, bleu pour l’amour, jaune pour la folie, rouge pour la passion, noir pour la mort.
Au fond, rien n’est fondamentalement différent : seules deux couleurs sont ajoutées au spectre initial et, pour ce qui est de leur symbolique, elles demeurent classiques. Seul le jaune devient l’emblème de la folie, parce que, dans l’univers de l’auteur, il est supposé être nécessairement celui de Van Gogh. L’amour physique est maintenant très fortement présent, expressément dit : « De toutes les couleurs du rouge où que tu ailles / Le rouge de l’Amour quand l’Amour s’encanaille / Au bord de la folie dans la soie ou la paille / Quand il ne reste d’un instant que l’éternel / Quand grimpe dans ton ventre une bête superbe / La bave aux dents et le reste comme une gerbe / Et qui s’épanouit comme de l’Autre monde / À raconter plus tard l’éternelle seconde / Qui n’en finit jamais de couler dans le ciel » alors que, s’agissant de Mon p’tit voyou, les pudibondes années 50 n’autorisaient guère que « Quand tout est bleu / Y a l’ permanent dans tes quinquets / Les fleurs d’amour s’fout’nt en bouquet / Quand tout est bleu / C’est comme un train qui tend ses bras / Y a pas d’ raison que j’te prenn’ pas » – avec l’ambiguité voulue dans l’acception du verbe « prendre » : le train ou la femme ?
Chez Léo Ferré, on le sait, il n’est pas de différence intrinsèque entre l’amour courtois et l’amour physique, ainsi qu’il en va, d’ailleurs, dans toute la tradition de la poésie lyrique qui, par ses thèmes mêmes, n’a jamais fait que contourner, notamment au moyen des blasons, l’interdiction sociale de dire le corps, ses fêtes et ses fastes.
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samedi, 09 juin 2007
La chose rurale dans l’œuvre de Ferré
Comment se traduit la vie rurale dans l’œuvre de Léo Ferré qui, près de Beausoleil, dans le Lot comme en Italie, a passé à la campagne une part fort importante de sa vie ? On sait que la chanson C’est le printemps lui a été tout simplement inspirée par la vision d’un agriculteur travaillant dans un champ, un jour, en Quercy. Mais encore ?
J’ai choisi deux textes qui ne sont pas des chansons, mais ont été, en leur temps, publiés dans La Rue, sous-titrée « revue littéraire et culturelle d’expression anarchiste », que publiait autrefois le groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste. Il s’agit de Perdrigal et du Chemin d’enfer. La poésie Perdrigal a été ensuite proposée dans le recueil Testament phonographe sous le titre Le Loup, après que des modifications eurent été apportées au texte.
Il s’agit d’une campagne « lyrisée » mais il n’y a pas lieu de s’en étonner puisque tout, chez Léo Ferré, est lyrisé : toutes les inspirations sont passées au crible du lyrisme, tout texte est susceptible, en permanence, de devenir chanson, intégralement ou par extraits, tout souci s’apparente à ceux, classiques, des poètes lyriques.
Perdrigal
Dans sa parution originale, Perdrigal est dédié « À Serge et Jannah Arnoux, mes frères du Lot ». C’est un poème de vingt-trois quatrains d’alexandrins, soit quatre-vingt douze vers.
Un premier examen permet de dresser une liste de mots faisant état de la nature : moutons, sapins, arbres, racines, forêt, chêne, automne, perdrix, grillons, oiseau, vent, nid, nature, charrues, socs, grain, serres, aigle, moutons, prés, chênes, bouleau, hêtres, paille, foin, fumier, museaux, avoine, aspic, hibou, bois, plaine.
Ces mots, cependant, ne forment pas un univers autre que celui, habituel, de l’auteur, qui commence par se mettre en scène avec les siens : « Les loups n’ont plus de dents, ils mangent des idées ; / À Perdrigal les loups commentent les nouvelles ». Il ajoute : « Il en va de l’espoir comme d’un tapis vert. / Usé, l’espoir déçu se trame une autre chaîne / Sur les brisées de ceux qui portent de la laine, / En guise de moutons les loups vont prendre l’air ». Quand il évoque la nature, Ferré continue à parler de lui, moins directement cette fois : « Les arbres sont polis quand j’y passe mon cœur, / Je me les fais copains d’une ancienne habitude, / Et mes racines se mêlant à leur étude, / Quand je deviens forêt ils deviennent malheur ». Comme souvent dans son œuvre, le départ du poème – ici, les arbres – devient prétexte à une méditation, une transformation du fait premier, du fait donné – ici, la nature – en une complainte mélancolique où pointe toujours le nez triste d’une inquiétude métaphysique. « Je suis le chêne blond d’un automne déçu », dira le poète, s’autorisant ensuite une image très ferréenne dans sa forme : « Des perdrix pour la chasse ont mis leur feu arrière », et une conclusion inattendue : « Les chansons de l’été des grillons de naguère / Grillent dans le phono vers l’Ouest descendu ».
Une évocation de la nature à proprement parler (l’automne) existe bien (« Paradis Perdrigal le jaune te va bien, / Cette couleur qui fonce à mort vers les ténèbres ») mais elle cède aussitôt la place à un souvenir de sa vie à Paris (« Je me souviens du givre et des lundis funèbres / Dans la voiture vers Boulogne avec les chiens… ») qui, chanté en six vers, n’a plus rien à voir avec une inspiration rurale. L’évocation de son inquiétude d’artiste se poursuit avant de retrouver une allusion à la nature, réelle mais immédiatement transformée par la condition humaine. Le quatrain est très beau : « La nature est sévère à qui la prend d’un coup ; / Nous sommes des charrues avec des socs de rêve, / Et quand nous essayons le grain entre ses lèvres / La nature nous rend la monnaie de nos sous ». L’auteur poursuit alors ce parallèle constant entre la nature et sa propre existence, nichée en elle : « Les moutons dans les prés rêvent d’être mangés, / Les loups à Perdrigal boivent du sang de Une ».
Un quatrain, par la suite, vient cependant chanter la nature en soi, sans évidemment être élégiaque : « Arbres aux noms perdus, Chênes faits de bouleau, / Hêtres décapités par un néant de paille, / Foin rêvant d’être acquis aux meilleures ripailles, / Fumier devenant OR sous l’arche des museaux… » C’est toutefois pour ouvrir la voie à douze vers mélancoliques qui reviennent à la condition propre de Ferré : « Perdrigal des fureurs jaunes, je te salue ! / Je t’apporte un bouquet de fidèle écriture, / Un bouquet de parole où la voix démesure / Les mots de tous les jours qui n’en finissent plus. / Il faut prier pour moi dans ton ordre païen, / Il faut me pardonner mes pas dans ton silence / Et me donner le temps pour que mon temps commence. / Pour que tout aille mieux et du Mal et du Bien… / Il faut me laisser rire au sourire du bleu, / Quand la figure du jardin me fait des signes / Et que le sort jaloux relâche ses consignes / Pour nous voir respirer ensemble, l’air heureux ».
Un peu plus loin, semble apparaître, enfin, un repos : « Je voyais une avoine avenante et de chic, / Folle, comme on le sait, dans la nuit des conquêtes, / Et des ombres frôlant ses grâces de coquette, / Saluant de mémoire un frôlement d’aspic ». On note, au passage, l’expression « de chic » qui ne doit plus dire grand-chose aux lecteurs d’aujourd’hui. On sait que l’argot évolue. « De chic » signifie (sauf erreur de ma part, car cette expression est même antérieure à moi) « au flan », « au culot », « tout à trac », « comme ça », « spontanément », « sans préparation ». Ce qui rend l’image intéressante : une avoine se faisant avoine sans être préparée à cela, cela lui suppose un sacré talent. On connaît aussi le cliché « avoine folle ». C’est celui que l’auteur s’amuse à sanctionner en écrivant : « Folle, comme on le sait ». Ce « comme on le sait » est grinçant. Mais le cliché est aussi chez Verlaine : « Tels ils marchaient dans les avoines folles / Et la nuit seule entendit leurs paroles » (Colloque sentimental). Peut-être cette nuit verlainienne est-elle celle que Ferré appelle « des conquêtes » ?
La nature, encore – mais la mélancolie avec, qui s’inscrit au bout comme un paraphe inévitable : « Je saluais les prés où se mire le Nord, / Dans le vert en allé de ses fins cardinales, / Dans la glace posée au pôle d’une eau pâle / Qu’un avenir d’hiver a durcie dans sa mort ». On salue l’allitération : « au pôle d’une eau pâle » qui elle-même contient un jeu de mots : « eau pâle-opale ».
S’il évoque ensuite les oiseaux, c’est pour lier leur chant à la musique, ce qui n’étonnera guère de sa part : « Un hibou dans les bois joue de la flûte en sol, / Des cris, comme une écharpe aux gorges des fauvettes / Lui jouent la tierce des terreurs et des boulettes… / Ô lugubres chansons des hiboux parasols ! ».
Plus loin encore, on lit : « J’entends le train passer son message de fer ». Concrètement, il s’agit tout simplement d’une allusion au trajet du Paris-Toulouse qui, après un arrêt en gare de Gourdon et un passage à niveau, passe en contrebas de Perdrigal et se fait entendre du château, pourtant bâti sur un tertre et isolé de la voie par une départementale, quelques centaines de mètres de prés et de champs et un chemin encore, au-delà duquel commence l’ascension du pech rigal. Mais au-delà de ce biographisme, on peut lire autrement ce vers, dans la mesure où il ouvre le mouvement final du poème, qui se clôt en deux quatrains : « J’entends le train passer son message de fer, / Le monde survécu dans un paquet de cendres, / Un Boeing éployé qui ne veut plus descendre, / Ô renaître de Vous et remanger la mer ! / Repasser sous le plat du fer qui plane et plie, / Être la soie perdue au bord de la blessure, / Être le feu qui rêve au froid de la brûlure, / Accaparer du Rien dans un verre d’oubli… ». Quelle mélancolie ! Et quel retour aux soucis existentiels (dans lesquels on se dispensera ici de deviner d’autres allusions biographiques car ce n’est pas notre sujet), en ne s’interdisant pas de nouvelles allitérations et des images érotiques.
On remarque que Ferré a conservé ici la ponctuation, supprimée en poésie par Apollinaire corrigeant, en 1913, les épreuves d’Alcools. Après lui, la plupart des poètes ont, sauf désir particulier d’exprimer quelque chose grâce à elle, maintenu cette suppression. Léo Ferré lui-même a abandonné la ponctuation dans ses vers, la plupart du temps en tout cas. Ici, il paraît avoir désiré la maintenir, mais pourquoi ? Ce ne sera pas le cas du Chemin d’enfer, auquel on consacrera intégralement une prochaine note, toujours dans l’esprit d’examiner la chose rurale dans l’œuvre de Ferré.
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mardi, 05 juin 2007
Bons baisers de Tahiti
Une des chansons les moins connues de Léo Ferré, une chanson dont, en tout cas, on ne parle pratiquement pas, est Tahiti. Pourtant, elle est intéressante.
Elle l’est en premier lieu, par l’opposition apparente entre Paris et Tahiti, endroit communément vécu, dans les années 50 et certainement aujourd’hui encore, comme le paradis sur terre. C’est une image d’Épinal mais, pour Ferré, ce doit être bien davantage qu’une carte postale puisqu’y traîne, exacerbé par son imaginaire, le souvenir de Gauguin dont il a souvent dit qu’il avait « inventé » le mauve. Mauve qui est pour Ferré, comme on le sait, la couleur de l’érotisme.
Un but, donc, pour le « je » de la chanson : partir pour Tahiti. En rêve, naturellement : « Moi qui n’irai jamais / À Tahiti, Tahiti / Car il faut bien des sous / Pour faire Paris-Tahiti ». Le chanteur (le narrateur, le rêveur) assume. Tahiti restera un rêve et ce n’est peut-être pas plus mal ; cela évite une déception éventuelle (et même certaine) et puis, finalement, « Je reconnaîtrai bien / Monsieur Gauguin / Et ses pinceaux de majesté / Qui venaient piquer / Un peu de mauve / Sur les quais de la Seine / Quand la Seine ressemble / À Tahiti / Comme une amie ». L’opposition entre Paris et Tahiti disparaît à la fin du texte. Est-ce de la résignation puisque, décidément, on ne part pas pour Tahiti comme ça ? De la prudence car, vraiment, l’idée qu’on s’en fait doit être plus belle que la réalité (« Si des fois j’arrivais / À Tahiti, Tahiti / Ça s’rait comme dans la rue / De Rivoli, Rivoli ») ? Ou bien, tout simplement, la raison raisonnante : « On est partout quand on est à Paris » ?
De toute manière, tout au long de la chanson, Tahiti n’a pas cessé d’être utopique. Le voyage lui-même l’était déjà (« Le jour où j’ m’en irai / À Tahiti Tahiti / Sur un bateau qui pass’ra / Par Paris par Paris ») car il y avait peu de chance, en vérité, qu’un navire passât par Paris. À partir de là, le rêve était autorisé : « Le vent me f’ra crédit » et, sur le pont du navire, à n’en pas douter, « Les goélands de majesté / Viendront piquer le pain / Dans mes mains étoilées / Et de loin me feront / Des signes d’amitié / Comm’ des baisers ».
Le futur cède vite la place au conditionnel et, avec celui-ci, le doute s’installe : « Si des fois j’arrivais / À Tahiti, Tahiti / Je saluerais bientôt / Monsieur Gerbault / Sa goélette en majesté / Viendrait traîner sa traîne / Dans le ciel mouillé / Et partout il flotterait / Des signes d’amitié / Comme des regrets ». L'aspect verbal entre en jeu : « Les goélands de majesté » deviennent « Sa goélette en majesté » mais cela demeure un simple sourire un peu musical, car le reste est moins gai : ce n’est plus le pain que des oiseaux marins viendront manger dans des mains d’étoiles, mais une traîne qui s’installe dans le ciel mouillé, promesse de désillusion sinon de déconvenue. Hélas encore, voilà que les « signes d’amitié » se muent de « baisers » en « regrets ». Le bonheur ne dure pas longtemps, même en songe.
Reste la volonté sans faille du poète, qui transmue la réalité par la force de ses mots, armes de son vouloir : « J’ mettrai la Tour Eiffel / Dans mon chapeau et d’en haut / Je confondrai les ciels / De Tahiti à Paris ». L’abandon du conditionnel et le retour au futur signent la volonté d’agir et de manier le rêve comme un moyen. On n’est pourtant pas loin, ce faisant, des velléités de L’Opéra du ciel où l’emploi du conditionnel ne signifiait pas une impuissance à agir (ou pas seulement) mais aussi une volonté farouche de parvenir un jour à son but, une façon de prendre date : « si j’avais » peut se comprendre comme « lorsque j’aurai ».
Il est enfin loisible de rattacher Tahiti à cette veine ferréenne qu’on pourrait dénommer « les voyages imaginaires » (Le Bateau espagnol qui trouve le chemin de l’Espagne… en remontant la Garonne n’est pas moins exotique ou chimérique que celui qui passe par Paris pour gagner Tahiti. L’Inconnue de Londres pourrait être d’Alger ou de Francfort. Le Flamenco de Paris pourrait résonner à Toulouse). Après tout, il nous a dit ailleurs ce qu’il pensait des gares et des ports. Et même L’Invitation au voyage ne conduit chez lui qu’à la solitude : il le montrera en croisant justement une version de La Solitude avec le poème de Baudelaire.
Tahiti sera plus tard évoqué de nouveau dans l’œuvre de Léo Ferré : « Gauguin crevait à Tahiti » (Les Temps difficiles), « Les amants de la mer s’en vont en Bretagne ou à Tahiti » (Il n’y a plus rien). Toujours l’assimilation du lieu avec Gauguin, toujours l’idée d’un rêve.
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mardi, 08 mai 2007
Ferré-sur-Seine
Ferré poète de la ville, Ferré urbain, Ferré de Paris… Cette veine existe incontestablement, bien que Ferré ne soit pas urbain par choix. Au début de son mariage avec Odette, il vit à Beausoleil (Alpes-Maritimes), au lieu-dit Grima, dans une ferme. Dès qu’il le pourra, il achètera des repaires bâtis dans la nature. Avec les droits de Paris-Canaille, il acquiert la Maison bleue (ou Mon p’tit voyou, selon les sources) à Notre-Dame-des-Puys, près Nonancourt (Eure-et-Loir). Puis, réunissant ses économies et vendant des chansons à un éditeur de musique, l’îlot Du Guesclin, attribué à Vauban, entre Saint-Malo et Cancale, sur la commune de Saint-Coulomb (Ille-et-Vilaine). Puis, quittant Paris pour que Pépée ait plus de place, le château de Perdrigal, près Gourdon, sur la commune de Saint-Clair (Lot). Enfin, il s’installera dans la campagne toscane, entre Sienne et Florence, à Castellina-in-Chianti. Toujours loin des villes.
Cependant, Ferré de Paris est incontestable. Sa veine urbaine comprend (bien entendu, on ne dresse pas ici une liste, on cite uniquement quelques titres pour mémoire) Paris (qui deviendra L’Europe s’ennuyait), Les Amants de Paris, Paris-Canaille, Paname, Paris-Spleen, Quartier latin, Paris, c’est une idée, Paris, je ne t’aime plus. On remarque d’ailleurs la progression dans le désenchantement, du chant de la capitale libérée par la population lorsqu’approchent les armées alliées au désamour post-soixante-huitard (avec un espoir à la fin, toutefois), en passant par une célébration sur le mode familier, le spleen de souvenirs personnels, la jeunesse enfuie, puis la réduction de la ville à une simple idée pour mieux l’appréhender et, certainement, tenter de l’aimer encore. Cette même inspiration comprend aussi La Rue, Vise la réclame, Les Copains d’la neuille, La Nuit (la chanson), des souvenirs disséminés dans Et… basta ! et de nombreux autres textes. À la ville, se joignent ses manifestations, ses allures, ses dehors, ses affiches, ses personnages, ses cafés, ses lumières. Ferré évoque cent fois la nuit dans son œuvre et cette vie nocturne (qui n’a pas nécessairement l’allure de fêtards en goguette) ne peut évidemment être qu’urbaine.
Si, au lieu d’habiter Paris durant quelques années, il avait vécu ailleurs, aurait-il chanté Paris ? Probablement, puisque Paris est un passage obligé pour un auteur de chansons. C’eût été un choix délibéré, un thème exploré. D’ailleurs, Les Amants de Paris furent d’abord de Lyon, lorsqu’à la Toussaint 1944, se dirigeant vers la capitale en compagnie d’Odette, il s’arrête quelques jours dans cette ville. Ce n’est que plus tard, reprenant la chanson avec Eddy Marnay, qu’il fera de ses amants ceux de Paris, que chantera Piaf en 1948. Quant au Flamenco de Paris, il n’est de Paris que symboliquement, afin de dire la solidarité des républicains français avec leurs amis espagnols exilés. Il aurait pu être de Toulouse ou de n'importe quelle ville du sud-ouest où les espagnols, fuyant Franco, s’étaient réfugiés. Dans Les Forains, Paris-sur-Seine est tout juste un décor. Pour le reste, Aubervilliers (Monsieur Tout-Blanc), la banlieue d’Aubervilliers ou celle des Lilas (Cloches de Notre-Dame), Auteuil (Les Rupins) restent des allégories, des signes.
En dehors, donc, d’un passage forcé par les modes musicales et l’habitude culturelle, le Paris de Ferré correspond à celui de sa jeunesse estudiantine et de son apprentissage, puis à celui de ses années difficiles. Indépendamment de cette optique très affective, il n’apprécie pas outre mesure le contexte urbain. L’Inconnue de Londres est une silhouette et la ville de Londres proprement dite n’est pas l’essentiel de la chanson. Les Noces de Londres, c’est une œuvre ramenée d’Angleterre (ou écrite peu après) mais ces Noces sont de Londres comme les Amants étaient de Paris, par circonstance.
Ferré a certes chanté d’autres villes que Paris mais on observe que ce sont surtout des ports (Marseille, Ostende, Rotterdam), sans oublier quelques évocations de cités espagnoles comme Madrid ou Barcelone. Or, les villes d’Espagne, dans son œuvre, sont surtout des symboles, davantage que des chants dédiés. Les ports, eux, ne sont pas entièrement des villes, ils ouvrent vers l’infini maritime et le rêve, le départ. De l’eau perle à leurs cils.
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samedi, 05 mai 2007
Aimez-vous Prévert ?
Ferré n’a jamais mis en musique des poèmes de Prévert. On peut se demander pourquoi. Prévert est très certainement, avec Mac Orlan et Aragon, l’auteur qui fut le plus chanté de son vivant comme aujourd’hui.
Dans la chanson de Léo Ferré, Vitrines, on entend : « Les vedettes à faits-divers / Paroles de Jacques Prévert ». Ce passage deviendra plus tard : « Les vedettes à nez refait / Paroles de Léo Ferré ». La première version n’est pas plus péjorative que la seconde, ni Prévert ni Gréco ne sont visés, en tout cas pas méchamment.
Apparemment, cela fut mal reçu à l’époque et l’on dut s’émouvoir, en entendant Vitrines, de ce que Ferré parût attaquer Prévert, semblant affirmer que ses textes ne valaient pas plus que des faits-divers. En tout cas, il y eut sûrement une rumeur dont Ferré dut craindre qu’elle ne parvînt aux oreilles de Prévert, suffisamment en tout cas pour qu’il lui écrive une carte postale, dont le texte vient d’être rendu public dans un album consacré à l’auteur des Feuilles mortes. Le 17 mars 1959, Ferré note :
« Cher Jacques Prévert,
Il paraît que je ne vous aime pas… Ce mot, s’il vous plaît, pour vous dire que je vous admire et vous respecte depuis longtemps… que les mauvaises langues sont décidément bien mauvaises… et qu’enfin je serais [sic] rempli de joie le jour où vous voudrez bien me faire l’honneur de partager notre pitance, quand vous plaira, en famille, avec les chiens, et tout. Bien à vous. Léo Ferré » [1].
J’ignore si Prévert vint finalement déjeuner ou dîner boulevard Pershing. Il reste que Ferré s’était ému d’une éventuelle mauvaise interprétation de son texte. Car si, objectivement, rien ne permet d’affirmer que cette carte postale est liée à Vitrines, c’est tout de même plus que vraisemblable.
Il existe par ailleurs un poème de Prévert, Chanson dans le sang (du recueil Paroles, Gallimard, 1949), poème dont il n’est pas inutile de citer un extrait. Je ne crois pas que cela ait été relevé jusqu’à présent. Voici ce passage : « Elle tourne la terre / elle tourne avec ses arbres… ses jardins… ses maisons… / elle tourne avec ses grandes flaques de sang / et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent… / Elle elle s’en fout / la terre / elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler / elle s’en fout / elle tourne / elle n’arrête pas de tourner (…) la terre tourne la terre n’arrête pas de tourner (…) comme la terre / comme la terre qui tourne / avec son lait… avec ses vaches… / avec ses vivants… avec ses morts… / la terre qui tourne avec ses arbres… ses vivants… ses maisons… / la terre qui tourne avec les mariages… / les enterrements… / les coquillages… / les régiments… / la terre qui tourne et qui tourne / avec ses grands ruisseaux de sang ».
La similitude d’inspiration, et presque d’écriture, avec Elle tourne, la terre est frappante. Cette chanson date justement de 1949, date à laquelle Ferré en donna le copyright au Chant du Monde. Avait-il déjà lu Paroles, volume qui connut un succès considérable ? Ou bien était-ce l’air du temps, cet air du temps qui fait que les idées tournent, comme la terre, dans la rue ? On remarque en outre que Mouloudji a interprété Chanson dans le sang et Elle tourne, la terre.
Pour terminer, cette affirmation de Léo Ferré signe encore son admiration : « On ne dira jamais assez l’importance de Jacques pour des gens comme nous » [2].
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[1]. Cité in Carole Aurouet, Prévert, portrait d’une vie, Ramsay, 2007.
[2]. Cité in Michel Lancelot, Campus, Albin Michel, 1971.
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lundi, 30 avril 2007
De la vie au soleil
En 1959, Ferré met en musique une poésie de Bérimont parue l’année précédente, intitulée Capri, dont il change le titre en Soleil. Il lui parle : « Soleil tu coules ton lingot / Voici déjà noire ma peau ».
En 1962, dans son 30-cm de l’année, Ferré propose la chanson Ça s’lève à l’est, dans laquelle il parle, cette fois, non pas au soleil mais du soleil. L’ensemble de l’évocation est rédigé en langage argotique ou familier. Le mot « soleil » n’est prononcé qu’à la fin de la chanson. C’est la parole ultime : « Y a des coins qui l’voient pas souvent / C’est l’fond du cœur et l’âm’ des gens / C’est pas la nuit mais c’est pareil / Où y a d’la gên’ y a pas d’soleil ».
En 1964, il publie un disque dans lequel on trouve le poème de Verlaine, Soleils couchants : « Une aube affaiblie / Verse par les champs / La mélancolie / Des soleils couchants ».
En 1967, parmi d’autres poésies de Baudelaire dont c’est le centenaire de la mort, Léo Ferré chante Le Soleil : « Quand ainsi qu’un poète il descend dans les villes / Il ennoblit le sort des choses les plus viles / Et s’introduit en roi sans bruit et sans valets / Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais ».
En 1970, il n’évoque Rotterdam que pour assurer qu’il ne s’y rendra pas « car je vais au soleil », dit-il.
Dans je ne sais plus quel texte, il note, évoquant la mauvaise foi intellectuelle dont il a toujours dit qu’elle était une arme : « J’aime autant nier que le soleil se lève à l’est, si le soleil m’emmerde ».
Dans une interview, voulant à un moment signifier l’évidence, il ne trouve que cette image immédiate : « Le soleil, c’est le soleil, on ne peut pas dire que c’est une lampe au néon ».
Dans Et… basta !, on peut lire : « Le soleil, quand ça se lève, ça ne fait même pas de bruit en descendant de son lit, ça ne va pas à son bureau, ni traîner Faubourg Saint-Honoré et quand ça y traîne, dans le Faubourg, tout le monde s’en rengorge. Tu parles ! Ni rien de ces choses banales que les hommes font qu’ils soient de la Haute ou qu’ils croupissent dans le syndicat. Le soleil, quand ça se lève, ça fait drôlement chier les gens qui se couchent tôt le matin. Quant à ceux qui se lèvent, ils portent leur soleil avec eux, dans leur transistor. Le chien dort sous ma machine à écrire. Son soleil, c’est moi. Son soleil ne se couche jamais... Alors il ne dort que d’un œil ».
Dans Les Amants tristes, on entend : « Les matelots me font des signes de fortune / Ils se noient dans le sang du soleil descendant / Vers l’Ouest toujours à l’Ouest Western de carton-pâte ».
Bref, régulièrement – la liste n’est pas close – cet homme qui disait : « Je parle à n’importe qui » (ajoutant, non sans malice : « À Beethoven, à Ravel, aux galaxiques »), s’en prend au soleil qu’il tutoie avec Bérimont, dénomme « ça » dans sa chanson, et à qui il reproche, en gros, de suivre toujours le même chemin : c’est lassant, semble-t-il dire.
Il y a là deux choses. L’inspiration panique, telle qu’on l’a relevée dans les gloses sur L’Été s’en fout ou Ma vieille branche, d’une part. D’autre part, l’attrait exercé sur Ferré, depuis toujours, par tout ce qui est grand, haut, voire démesuré.
Il y a une troisième chose, l’inquiétude métaphysique omniprésente chez lui. On connaît les différentes occurrences de la vie dans ses chansons. Un simple relevé de titres suffit à s’en convaincre : La Vie, La Vie d’artiste (chanson), La Vie d’artiste (opéra), La Vie moderne, La Grande vie, C’est la vie… Cette préoccupation rejoint l’inspiration panique dans un souci de la condition humaine, qui est finalement le ressort traditionnel de la poésie lyrique : la vie, l’amour, la mort, le temps qui passe.
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jeudi, 26 avril 2007
À propos de Ma vieille branche
Dès l’abord, s’agit-il d’une femme, d’un homme ou réellement d’une branche (par extension, d’un arbre) ? Ou tout simplement de la nature ? « Ma vieille branche », c’est une expression qui s’applique à un vieux camarade, par exemple. Mais ce n’est pas à un ancien ami qu’on dira : « T’as l’ cul tout nu comm’ les bell’s gosses / Arrivées là pour un moment / Mais toi ma vieille il faut qu’ tu bosses / Pour arriver jusqu’au printemps ». C’est à une femme. C’est aussi à une femme qu’on parle de ses « ruisseaux » et du chagrin qui s’y trouve, pour signifier que son regard est triste ou qu’elle pleure. Je ne sais pas, à ce propos, si « ruisseau » relève de l’argot courant ou de ce que Ferré a lui-même nommé le « ferrémuche ». C’est aussi d’une femme qu’on peut avancer qu’elle a « les yeux doux en coup d’brouillard ». On peut encore lui dire qu’elle a « des cheveux comm’ des feuill’s mortes » s’ils sont châtains (couleur) ou décoiffés (aspect). Mais ce n’est pas à elle qu’on dit : « T’as les prés comme un chapeau d’ paille / De quand l’été se f’sait tout beau / Et des guignols que l’on empaille / À fair’ s’en aller tes oiseaux ». C’est à la nature : on parle bien d’épouvantails. C’est encore à la nature qu’on parle du rossignol, qualifié de « vieux chanteur » par métonymie, certes, mais aussi par allusion, même inconsciente, à celui qui chante la chanson, c’est-à-dire à soi-même. On note la présence des quatre saisons, donc du rythme du temps, de la durée. Et quel culot dans l’expression : « la mère pluie qu’est toute en eau » !
Non, c’est bien de la nature qu’il s’agit : feuilles mortes, ruisseaux, vent du Nord, azur, papillons, rossignol, brouillard, prés, été, oiseaux, printemps, sapin, fleurs, hiver, automne. Tout le reste est polysémie. La nature a « l’cul tout nu comme les bell’s gosses / Arrivées là pour un moment », c’est-à-dire qui viennent de naître et ont encore du temps devant elle. Seulement, la nature doit travailler « pour arriver jusqu’au printemps » alors que les « belles gosses », elles, vont petit à petit parvenir à leur printemps sans avoir rien à faire. Cependant, si la nature travaille, elle sait qu’elle pourra le faire en permanence quand les jolies filles, elles, se faneront irrésistiblement. D’autres les remplaceront mais, à moins de considérer qu’il s’agit d’une chaîne unique, elles seront différentes quand la nature, elle, est constante et unique.
D’un bout à l’autre de cette chanson, Léo Ferré parle à la nature et l’on n’est pas si loin de L’Été s’en fout. Même s’il y a moins d’érotisme que dans ce texte-là, il y a toujours la mort à l’horizon : « Et puis l’hiver au bout d’ ta vie ». Le temps de cette vie est toujours gagné sur le néant : « Un vieux sapin qui t’ fait crédit ». Le sapin, en argot, c’est le cercueil, d’où l’expression : « Ça sent le sapin ». S’il « fait crédit », ce sapin-là, c’est qu’il accepte d’attendre avant de nous accueillir. Oui, on vit à crédit : une traite tirée sur une banque inconnue et peu fiable, aux guichetiers douteux. Et c’est par un renversement de l’image que la nature, tout à fait à la fin de cette poésie, devient femme et, ainsi, mortelle. Où la nature recommençait le cycle, la « vieille branche » devient « d’automne » et n’a plus que « l’hiver au bout d’[sa] vie », sans espoir de résurrection.
On a dit plusieurs fois que la langue de Ferré était celle de tous les registres. Il faut peut-être répéter que ces registres sont explorés simultanément et que rien n’interdit leur rapprochement dans un même texte. C’est là, peut-être, que se tient l’originalité la plus certaine de Léo Ferré.
Ici, dans le domaine du familier, s’incrivent des expressions comme « la mèr’pluie », « l’cul tout nul », « ma vieille », « « il faut qu’tu bosses ». L’ensemble du texte tient son équilibre de cette familiarité et d’un sentiment d’argot qu’éprouve le lecteur, même si rien ne se rattache expressément à ce lexique. L’adresse est faite à la nature et cependant, le ton reste très proche, comme si l’immensité de la nature se réduisait à la figure féminine que fait d’elle l’auteur.
On observe une succession de couleurs, moins explicite que dans Mon p’tit voyou où les couleurs fondaient les strophes. Dans Ma vieille branche (comment ne pas souligner la similitude des titres, d’ailleurs ?), les couleurs sont plus discrètes, non citées mais évoquées : brun-roux-jaune (les feuilles mortes), bleu et gris (le froid, le vent du Nord, le brouillard), vert (les prés de l’été) – avant l’hiver final.
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lundi, 23 avril 2007
Sur la prose de Ferré à partir de 1980
Il m’a toujours paru que l’écriture en prose de Léo Ferré était devenue plus complexe à partir de 1980 environ, sans que je puisse nullement cerner les raisons de cette complexité ni le pourquoi de cette date. On sait bien que, lorsqu’une chose se produit, il n’y a pas à cela une raison mais toujours plusieurs.
Je ne prétends pas que la date de 1980 soit rigoureusement exacte et précise. Je me fonde, pour la retenir comme critère, sur la publication dans la presse du premier texte en prose qui présente cette nouvelle manière de l’auteur. À partir de ce moment, la prose de Ferré va devenir plus obscure, plus chantournée. Si la poésie, c’est la métaphore, alors cette prose nouvelle est très poétique. Les phrases paraissent oublier leur sens premier et dévier systématiquement vers l’imaginaire de l’auteur, ce qui, incontestablement, crée un texte très personnel mais risque de dérouter le lecteur dont l’attention pourra se perdre dans ces méandres ferréens.
Avec Guillaume, vous êtes toujours là !, paru dans Le Monde du 29 août 1980 et repris par la suite dans différentes publications, on se trouve face à un texte où l’enchaînement des idées n’est absolument pas évident et où, par conséquent, la compréhension globale peut être remise en cause. On peut, certes, comprendre le propos de l’auteur en isolant certains fragments du texte, pas dans sa totalité. Quand Ferré écrivait de Verlaine en 1961, de Verlaine et Rimbaud en 1964, de Caussimon en 1967, pour ne choisir que ces proses en particulier, on pouvait appréhender tout le sujet. Avec cet Apollinaire-là, il semble laisser derrière lui l’idée directrice d’un texte au profit de thèmes isolés qu’il relie par des exhortations : « Je t’engage, lecteur… », des intonations incantatoires : « Je salue en Guillaume… » On a l’impression que Ferré suit son idée – quelle peut-elle être exactement ? – sans se soucier de donner à son texte une structure vertébrée. Il reste quelques morceaux flamboyants, mais on ne sait pas ce que l’auteur désirait nous dire pour le centenaire de la naissance du poète.
Quelques mois plus tard, le 3 avril 1981 exactement, le même journal publie, dans la rubrique « Libres opinions » une Lettre ouverte au ministre dit de la Justice. Ferré veut appeler l’attention du ministre sur le cas de Roger Knobelspiess. Soit. Mais il en vient à évoquer Knobelspiess aux trois-quarts de sa lettre, et encore avec cette phrase ahurissante : « Le cas spécifique dont je veux vous parler avant d’en terminer, et c’est la raison de ma lettre, est celui de Knobelspiess ». Avant d’en terminer ! Il était temps, en effet. Depuis le début de son article, Léo Ferré avait disserté sur le pouvoir au fil de formules complexes et de phrases de plus en plus longues, en s’autorisant des incises qui font que le ministre ou, plus probablement, ses conseillers, son directeur de cabinet ou simplement son service de presse, n’ont pas dû être très convaincus. Non que le propos ne soit intéressant, que l’adresse, souvent, ne soit culottée. On est chez Ferré, le style ne trompe pas – mais que veut-il nous dire ? Je dis bien « nous » puisque la lettre est ouverte, publiée ? Il est peu vraisemblable que, dans les bureaux du ministère, on ait pu lire avec sérieux : « L’anguille est capable de déceler un centimètre cube d’alcool phényléthylique théoriquement dilué dans une quantité d’eau égale à cinquante fois la contenance du lac de Constance ». Nous disposons aujourd’hui d’un écrit de Léo Ferré mais nous avons le sentiment d’un acte un peu « à côté ». Peut-être, tout simplement, n’ai-je pas su comprendre cette épître mais je ne trouve pas que la route que suit son auteur soit très droite.
Encore ne s’agissait-il, dans ces deux exemples, que de textes courts consacrés à des personnes réelles – mais il n’en ira pas différemment, un peu plus tard, au fil d’un texte théorique qu’on a coutume de classer dans les écrits dits « philosophiques » de Léo Ferré (ce mot s’est imposé pour désigner un ensemble de textes de réflexion).
En février 1984, Actes Sud publie le premier cahier d’une revue-livre intitulée Créativité et folie. Dans cette première livraison (il n’y en aura pas d’autre), Léo Ferré propose un texte qui a pour titre Introduction à la folie. Huit pages de petit format (9 x 18 cm). On retrouve ici les caractéristiques relevées dans les deux proses précédentes : accumulation d’idées développées au fil de paragraphes qui ne s’enchaînent pas, phrases plus longues qu’autrefois… Les idées – celles qu’on peut distinguer l’une après l’autre, dans des « blocs » de texte – sont toujours celles de Léo Ferré : on est en pays de connaissance, assurément. On pourrait, si l’on voulait résumer à outrance, parler d’imagination opposée au pouvoir, ce qui est une constante de la création ferréenne. On ne s’étonnera pas non plus de croiser, au fil des pages, de nombreuses figures habituelles de son imaginaire : les animaux, Einstein, la marge, la musique, le refus. Ce qui est le plus déroutant, j’y insiste, est l’absence de rapport évident entre les idées, entre le propos d’un paragraphe et celui du suivant.
Dans le n° 9 des Cahiers Léo Ferré, Robert Horville s’est demandé si cette Introduction à la folie n’était pas destinée à être intégrée dans le Traité de morale anarchiste. C’est possible. Cela ferait alors remonter à plus tôt encore (L’anarchie est la formulation politique du désespoir, paru initialement en 1970) cette évolution de l’écriture en prose.
Peut-être est-ce ma propre compréhension qui est en cause, mais ce lieu n’a jamais eu la prétention de dire la certitude, il est aussi celui où s’expriment mes propres interrogations.
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mercredi, 11 avril 2007
Des « périodes »
Je supporte mal qu’un être soit découpé en rondelles, en tranches, soit compartimenté, borné à gauche et à droite, arrêté. La plupart du temps, on le sait, ces découpages sont faux. En tout cas, ils sont insupportables. Un homme est un, indivisible, et son œuvre, s’il en a une, l’est comme lui. Déterminer des périodes, c’est donner aux circonstances, aux rencontres, une importance qu’elles n’ont pas. Il n’est évidemment pas question – ce serait absurde – de nier le rôle joué par tel ou tel, de négliger l’importance de telle personne, de réduire l’influence de tel moment. Il reste que l’homme, et l’artiste s’il est artiste, est unique, entier dans le déroulement de sa vie qui ne tient ni dans un catalogue de firme phonographique ni sur un registre d’état-civil, ni dans un lit conjugal, ni dans une école de pensée, ni dans une maison…
Léo Ferré n’a pas connu de périodes, tout cela est faux. Je pense que je ne convaincrai pas car l’idée est si ancrée que je n’ébranlerai pas l’édifice. Tant pis.
Il n’y a pas de « période Chant du Monde », de « période Odéon », de « période Barclay », de « période toscane » (soit les « période CBS », « période RCA », « période EPM » « période La Mémoire et la mer »). Il n’y a pas de « période Odette », de « période Madeleine », de « période Marie ». Il y a un homme et son œuvre, en tout et pour tout. Ce qu’on étiquette « périodes » est toujours la conséquence de questions autres qu’artistiques.
Dans le cas de Léo Ferré – on ne reviendra pas ici sur la question du pain retrouvé abordée plusieurs fois dans ces pages – on sait que la parution, en disque ou en volume, de telle œuvre à tel moment, est exclusivement le fait de circonstances matérielles précises et d’opportunités. On sait que l’œuvre en question, la plupart du temps, fut écrite ou composée antérieurement, voire bien longtemps auparavant. Et parfois, on s’en apercevra lorsqu’on disposera de la totalité du corpus, encore plus longtemps auparavant, quelquefois des années avant ce qu’on imaginait jusque là. Autant dire que, dès ses débuts et sans doute dès sa jeunesse, voire dès son enfance, sans qu’il soit évidemment question de prédestination, Ferré était dans Ferré. Il n’aurait alors fait qu’une chose : passer sa vie à s’accomplir, c’est-à-dire à éclore. Il faut une vie pour faire sa vie.
On n’en finirait pas de donner des exemples battant en brèche l’idée admise. On devra donc se cantonner à quelques uns. Cette fameuse « période Barclay », par exemple, est inexistante. C’est un fantasme, un mythe, une chimère. Ainsi, le disque d’Aragon (1961) était prêt en 1959, soit avant l’entrée de Ferré chez Barclay. Belleret évoque même un projet au Chant du Monde avec une pochette d’Hervé Morvan (je rappelle à ce sujet que ni sa fille Véronique ni son assistant Léo Kouper n’en ont jamais entendu parler et qu’il n’existe aucun travail préparatoire). Les mises en musique de poèmes extraits de Poète… vos papiers ! seront constantes et étalées sur les catalogues de plusieurs maisons. Le disque de 1969, le célèbre 33-tours à pochette blanche, était prêt à paraître longtemps avant, sa sortie ayant été retardée par des inquiétudes que la chanson Les Anarchistes causait à l’éditeur. D’ailleurs, cette chanson était écrite et composée dès 1967 (ou 1965, selon les sources). Elle fut retardée, avant même la maison Barclay, par Madeleine Ferré qui pensait, avec ses raisons, que son mari ne devait pas l’enregistrer. On sait que le départ de Ferré de chez Barclay eut lieu après la parution du disque de 1974 et qu’une clause de son contrat lui interdisait d’enregistrer ailleurs avant le 1er novembre 1976. Mais ce fut un épiphénomène. Dans une lettre qui a été publiée – ce n’est pas moi qui l’affirme – Ferré dit à Barclay (je parle ici de Barclay lui-même, non de sa maison) qu’il aurait sans doute signé un nouveau contrat avec lui s’il avait eu l’idée d’effectuer une prise du spectacle du Palais des Congrès, en novembre 1975. Barclay ne l’ayant pas cru utile, ou n’y ayant tout simplement pas pensé, Léo Ferré n’est pas partant pour un nouveau contrat. S’il avait existé un enregistrement public du Palais des Congrès, Ferré aurait continué chez Barclay avec sa nouvelle manière : un orchestre symphonique dirigé par lui, jouant sa musique orchestrée par lui. La maison aurait-elle été d’accord, c’est une autre affaire, un autre débat. Il reste que la supposée « période symphonique » serait alors contenue dans la supposée « période Barclay » et non opposée à elle, non à cause d’orientations artistiques différentes, mais tout simplement par des contingences matérielles. Ce qui importe, c’est de bien comprendre que la supposée « période Barclay » est elle-même constituée de plusieurs chemins qui sont tout autant constitutifs de Ferré lui-même. Entre autres, les grands microsillons consacrés aux poètes. C’est dans ce catalogue qu’on en trouve le plus. Cependant, on sait que des musiques pour Verlaine furent composées en 1959, soit avant l’inscription de Ferré au fronton du temple Barclay. Ces ensembles sont une part intégrante de son travail et il faut être têtu pour persister à ne pas les inclure dans la pseudo-intégrale (la seconde, pourtant) publiée en 2003 par cette maison, accompagnée d’un livret à l’improbable titre Les Années de feu. Comme s’il n’y avait plus eu, ensuite, que des cendres ! [1] Enfin, de quel feu s’agit-il ? Où est le rapport entre le 25-cm de 1960 et le 30-cm de 1974 ? Entre Quand c’est fini, ça recommence et Les Amants tristes ? Où est donc la « période Barclay » ?
La soi-disant différence d’écriture « après 1968 » est, au moins en partie, un leurre : beaucoup de textes étaient composés avant et ne sont sortis ensuite qu’à cause, là encore, de contingences. On le sait partiellement, on le constatera plus tard, quand auront été publiés de nouveaux éléments. L’essentiel, ici, est que ce ne fut pas un choix artistique que de rendre publiques telles créations après 1968, mais uniquement le résultat de circonstances affectives et sociales. Or, on ne peut lier un homme à l’histoire de son temps exclusivement, ni simplement à ses histoires d’amour. Bien sûr, toutes concourent à le constituer – mais pas seulement. Il reste la part de l’individu, cette chose qui fait qu’il est lui et personne d’autre, et c’est de cette part que naît le processus de création artistique. Il se nourrit certes, ensuite, des deux histoires en question, pousse sur leur terreau, mais il naît là.
Poète… vos papiers !, initialement publié en 1956 à la Table Ronde, est constitué de poésies écrites dès 1953 et même avant, au moins pour certaines. Avant de paraître chez cet éditeur, il fut refusé par Laffont et par Denoël. Cet exemple permet de comprendre qu’il est absurde de lier, par exemple, Poète… vos papiers ! à la « période Odéon » puisque, s’il avait paru en 1953, il eût été possible de le rattacher à la « période Chant du Monde ». Ce ne fut qu’affaire de circonstances et de délais. S’il avait existé d’authentiques périodes dans la vie et l’œuvre de Léo Ferré, il n’aurait pas mis en musique, sa vie durant, des textes de ce recueil, ce livre fondateur, finalement. Il y a fort à parier que, s’il avait vécu, Ferré serait, un jour ou l’autre, parvenu à mettre en musique la totalité du livre, excluant de fait, on le remarque, la notion d’« après 1968 ».
Autre exemple, celui des pages finales du roman Benoît Misère, achevé en 1970 dans les circonstances déjà narrées dans ce carnet : le passage dans lequel Misère s’adresse aux morts où, longtemps, l’on a cru discerner l’écriture d’« après 1968 » est, on le sait aujourd’hui, extrait de Lettre à une tombe, fragment du recueil inachevé Lettres non postées, soit une prose des dernières années 50, au plus tard des toutes-premières années 60.
Les exemples ne manquent pas ; une énumération lasserait. Mon idée est qu’il n’y a qu’un seul Léo Ferré avec une seule œuvre, celle-ci ayant été délivrée (et l’on pourrait gloser sur ce terme ! [2]) au fil des ans, à la faveur de circonstances particulières lui appartenant ou non, c’est-à-dire sur lesquelles il eut prise ou pas. Lui ne cessa jamais d’être lui-même et d’écrire ce qu’il désirait écrire, le présentant au public soit dans la suite immédiate de l’écriture, soit quelque temps après, soit longtemps plus tard. Le temps, d’ailleurs, n’eut jamais grande importance pour lui. Il disait fréquemment : « Il y a quelques années » ou « Il y a deux ans » pour signifier un moment vieux parfois d’une ou deux décennies. Combien de fois a-t-il parlé de « ce temps relatif », propos qu’il faut rapprocher de phrases comme « moi vieillissant au fil de toi maintenant que je pense à toi » ou de « il n’est de vivace que le temps de ma folie ». N’extrapolons pas.
Un seul constat s’impose. Tout texte, publié ou non, en vers classiques ou libres, ou bien en prose, est susceptible d’être un jour mis en musique. De tout long texte peuvent à tout moment naître plusieurs chansons. Toute poésie peut être regroupée avec d’autres. Toute œuvre déjà enregistrée peut être refaite. Toute musique peut ressortir, au moins partiellement, dans un ensemble plus vaste. Tout texte interprété en scène peut un jour être enregistré, parfois très longtemps après, ou bien rester inédit en version de studio. Tout titre prévu mais non employé peut devenir celui d’un autre projet. Rien n’est jamais figé dans la création ferréenne et les années passant n’y font strictement rien. De là, la fausseté des « périodes » découle d’évidence. Léo Ferré a toujours considéré son travail comme lui appartenant entièrement puisqu’issu de lui, de sa tête, son dernier bastion de solitude, son ultime tour de guet. De là, certainement, cette position de démiurge. Créant son monde, il l’anime ainsi qu’il le souhaite, en rature le dialogue, en bouscule les personnages. Cet aspect des choses nous amène à un autre propos : imaginer Ferré romancier, exclusivement romancier, ce serait penser un créateur de livres foisonnants, aux personnages récurrents, soumettant ses créatures imaginaires à des vouloirs profonds et soudains. C’est-à-dire que ce ne serait pas exactement Benoît Misère. Là encore, n’extrapolons pas.
En revanche, s’il faut discerner une frontière indéniable, ce sera celle d’une évolution de sa prose vers 1980, à peu près. C’est un autre problème, pas du tout lié à quelque idée de période que ce soit, et sur lequel je n’en finis pas de m’interroger. Il faudra bien y venir et consacrer à ce sujet le développement qu’il mérite et que je repousse depuis des mois. Je ne suis pas certain, en toute honnêteté, d’avoir vraiment compris ou seulement cerné ce changement stylistique qui, à mon avis, n’a rien à voir avec « le style de l’invective » qu’il disait chercher depuis – au moins – 1962. Ce sera le sujet d’une autre note.
_______________________
[1]. Je signale par ailleurs que le titre Les Années de feu existait déjà, appliqué à une anthologie de disques de quarante-neuf vedettes (dont Ferré lui-même) publiée par Sélection du Reader’s Digest.
[2]. Distribuée, sortie des livres, libérée, défaite de son uniforme ? Ce mot paraît, en l’espèce, bien convenir.
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jeudi, 01 mars 2007
À propos de L’Été s’en fout
Panique, adjectif, du grec panikos, du nom de Pan, dieu qui effrayait, d’où le sens actuel du mot panique, qui n’est évidemment pas celui qui nous occupe ici. Pan, dieu des champs, des bergers et des bois, protégeait les troupeaux et prenait ses ébats avec les nymphes. Il finit par représenter l’univers et le grand tout.
Cette curieuse poésie, finalement peu connue, au titre inattendu, témoigne d’une inspiration panique qui le dispute sans cesse à l’érotisme.
Il y a même, parfois, confusion : « De cette rose d’églantine / Qui pleure sous la main câline », c’est aussi bien la rose elle-même que le sexe féminin. Par conséquent, les deux vers suivants (« Et qui rosit d’un peu de sang / Le blé complice de Saint-Jean »), qu’on pourrait lire initialement comme étant d’inspiration également panique, devient une allusion à la menstruation, toujours très présente chez Ferré. Quant au « blé complice », l’image est claire.
En opposition à une écriture faisant référence à des caractéristiques alors essentiellement urbaines (voiture) en même temps qu’à des comportements physiques (cheveux au vent), l’inspiration panique présente des allusions aux bains de mer (poitrines dures, fermes, Saint-Tropez) et au soleil qui met « du crêpe » (noir, donc : bronzage) sur la peau et, par extension, « dans le sang ».
Retour immédiat à l’érotisme : « De cette sève de cactus / Qui coule au pied du mont Vénus », parole évidemment très explicite. Les nuits d’été peuvent être prises pour des nuits d’amour (« De ces nuits qui n’ont pas de bout / Et qui vous pénètrent jusqu’où » – avec, de plus, une double acception du verbe pénétrer). On relève que le mont de Vénus devient mont Vénus, pour la métrique naturellement – il y aurait un pied de trop – mais aussi pour figurer un nom de montagne réelle au pied de laquelle on peut imaginer une rivière. L’ambivalence persiste.
De nouveau, alternance d’inspiration panique : « chagrin de chlorophylle », « loin des villes », « septembre paresseux ». Septembre, c’est le retour en ville après la plage. Conséquence logique : vient l’automne, mais l’érotisme n’est jamais loin puisque l’automne, par analogie, est « adolescent / Comme une fille de quinze ans / Se défeuillant jusques au bout / Pour faire une litière au loup ». L’adolescence est supposée molle, lascive, comme est « paresseux » septembre, qui amène l’automne. Est-il utile de préciser que « Se défeuillant jusques au bout » évoque aussi bien les feuilles qui tombent que les vêtements qui chutent ?
Confusion, ensuite, entre la nature et l’érotisme. On peut lire les vers « De ce galbe de la vallée / De ce mouvement des marées / De cette ligne d’horizon / Où ne rime plus la raison » aussi bien comme la description de paysages et d’éléments naturels que comme des métaphores érotiques. Le double schéma de lecture fonctionne alors parfaitement : galbe, vallée, mouvement, marées, ligne d’horizon et cette raison qui « ne rime plus » lorsque tout bascule, idée qui sera reprise dans L’Amour en 1956 : « Quand la raison n’a plus raison ».
Enfin, présence de la nature et, plus largement, de l’univers : « planètes bienheureuses », « jazz de nébuleuses » mais, comme toujours chez les poètes lyriques, la mort n’est pas loin. Gentille ou monstrueuse, elle habille d’un cercueil : « Enfin qui de sapin nous sape », avec une allitération en prime. Mais la nature (l’été) continue son chemin : imperturbable, elle « s’en tape ».
La présence de l’été comme une litanie plutôt qu’un refrain est aussi ambivalente. Il peut s’agir de la plénitude de l’été – la nature dans toute sa force, sa vigueur du mois d’août – comme de la période des vacances, la saison chaude supposée favoriser toutes les amours, surtout celles, physiques et sans lendemain. On note que « L’été s’en fout » est un vers de quatre pieds qui forme refrain entre des strophes d’octosyllabes. Cette division par deux du nombre de pieds brise chaque fois l’envolée de la strophe, ramenant le lecteur ou l’auditeur (le lecteur silencieux est auditeur dans sa tête) à l’à quoi bon de la nature qui se soucie peu de l’agitation des hommes.
J’espère n’avoir pas trop paraphrasé cette chanson que j’ai toujours beaucoup aimée et qui mérite je crois qu’on veuille bien en lire le texte.
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mercredi, 24 janvier 2007
Du portrait à l’épure
Léo Ferré est aussi un portraitiste. La chanson Les Retraités le montre suffisamment : traits acérés, ton à la fois caustique et désolé, personnages situés dans un décor, il s’agit bien d’un portrait brossé sans complaisance. Les Parisiens en est un autre, d’un ton différent, plus humoristique, plus complice – mais tout aussi lucide, si davantage enlevé.
À l’opposé, le tryptique Les Poètes, Les Artistes, Les Musiciens ne constitue pas réellement une série de portraits, pas plus que Les Anarchistes. On peut se demander pourquoi Retraités et Parisiens sont des textes très visuels, les quatre autres moins.
Certainement parce que ces quatre autres sont plus allusifs, parce que l’auteur y emploie la troisième personne du pluriel : « Ils » désigne poètes, artistes, musiciens, anarchistes (ce « Ils » est moins fréquent dans Les Parisiens, pas du tout dans Les Retraités). On ne les ressent pas comme des personnages dans un décor, bien plutôt comme des entités éternelles, fraternelles. Ils sont surtout des épures. Et puis, on devine que de ces quatre-là, Léo Ferré se sent très proche, évidemment.
Un cas intéressant, celui des Copains d’la neuille qui est certes un portrait mais sans description précise, plutôt une suite de contours, de silhouettes et, surtout, une détermination essentiellement effectuée par les mots. Ici, le registre de langue paraît être la peinture même, ce qui constitue une piquante transmutation du matériau en création. Comme si l’outil devenait l’objet qu’il fabrique.
Naturellement, on n’oubliera pas la plaisante série de portraits en prose contenus dans le roman Benoît Misère, série que Georges Coulonges qualifia d’« aimable collection de gravures anciennes (...) que l’auteur contemple tour à tour avec tendresse ou avec une ironie désabusée » [1]. Cette définition n’est pas fausse. On peut encore considérer que L’Opéra du pauvre comprend beaucoup de portraits « indirects », ceux que dressent d’eux-mêmes les témoins appelés à la barre : ils se peignent alors par des mots, des déclarations, l’aveu de leurs rêves et de leurs problèmes. C’est un aspect de Ferré portraitiste qui vaut bien non une messe, mais une note. On y reviendra.
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[1]. Europe, avril-mai 1971.
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samedi, 20 janvier 2007
De l’imitation
En art, le mot « imitation » a un sens spécifique. Le Petit Robert indique : « Le fait de prendre quelqu’un pour modèle (dans l’ordre intellectuel, moral). Imitation d’un maître, des ancêtres » et aussi « Action de prendre l’œuvre d’un autre pour modèle, de s’en inspirer. L’imitation des anciens ».
Léo Ferré, au-delà des influences qu’il a pu subir de par ses lectures, au-delà des auteurs dont il a pu se nourrir, a pratiqué l’imitation par deux fois au moins, celle de Villon et celle d’Apollinaire.
Son Testament phonographe qui donne son titre au recueil initialement publié chez Plasma en 1980, est évidemment imité du Lais de Villon, dans le tour (des huitains d’octosyllabes, la forme du legs répétée à l’envi) comme dans le fond (de multiples allusions autobiographiques cryptées, en réalité presque parfaitement claires pour qui connaît la vie et l’œuvre de l’auteur).
Son Bestiaire dont des extraits ont été donnés dans La Mauvaise graine, d’autres dans l’album de photographies de Marouani est, lui, imité du Bestiaire ou Cortège d’Orphée d’Apollinaire. Dans l’écriture (chez Apollinaire, ce sont essentiellement des quatrains d’octosyllabes, quelquefois d’alexandrins, mêlés de rares quintils ou sixains ; chez Ferré, la prosodie est plus vaste : il ne s’est pas fixé de contrainte) comme dans le ton (courts tableaux allégoriques et petites fables dans lesquels la présence d’animaux est un prétexte à l’illustration de vérités éternelles ou, au contraire, de petits riens du quotidien).
Que se passe-t-il dans l’esprit d’un créateur, quelle que soit sa discipline, lorsqu’il se met à imiter un illustre prédécesseur ? Il est bien évident qu’on n’est plus ici dans le domaine des simples influences littéraires ou artistiques, moins encore du pastiche, mais dans la reproduction consciente d’une œuvre existante et célèbre. S’agit-il d’un hommage ? Certainement mais pas uniquement, je pense. Y a-t-il volonté d’identification, de descendance revendiquée et assumée ? Existe-t-il un désir de rattachement à une lignée littéraire ? Est-ce au contraire vécu comme un pur et simple exercice de style ?
Léo Ferré n’est évidemment pas seul dans ce cas. Quand Verlaine et, plus fréquemment, Théodore de Banville composent des ballades selon les règles, ils imitent les poètes médiévaux.
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jeudi, 18 janvier 2007
À propos du grand-œuvre
On sait que Léo Ferré doit à la chanson et à la scène sa notoriété, même s’il aurait préféré – l’a-t-il suffisamment répété – n’écrire que de la musique. S’agissant du spectacle, il possédait un incontestable métier. On peut supposer que les très nombreuses tournées qu’il effectuait, ses quelques trois cents spectacles annuels parfois, l’ont empêché, sur le simple plan du temps disponible, de mener à bien de nombreux projets.
On peut supposer également que ce manque de temps l’a contraint à extraire de textes très longs des chansons, c’est-à-dire des choses immédiatement utilisables à la scène et au disque, alors que le travail d’écriture de livres, son travail de prosateur, nécessitait évidemment davantage de disponibilité, de « patience et longueur de temps ». Je passe sous silence la durée de la composition musicale et du travail d’orchestration. Son sens du raccourci et de l’image a sans doute contribué à une aisance constante dans l’écriture de chansons et de textes plus ou moins brefs, plus ou moins longs, écriture qui n’était bien sûr pas celle d’ouvrages plus conséquents.
La chanson lui a donc permis – pas tout de suite – de vivre et de faire vivre les siens. Elle l’a aussi enfermé dans un mode d’expression qui, même s’il fit sauter toutes les barrières habituelles, notamment celle de la durée moyenne, peut figer dans l’esprit du public une image insuffisante d’un créateur qui se souciait peu des étiquettes.
Ce qui importe, c’est de comprendre qu’il pouvait s’exprimer, peut-être avec plus ou moins de bonheur, peut-être avec plus ou moins de difficultés, dans plusieurs domaines et que c’est l’ensemble de ces créations qui contituent son œuvre au sens où l’on entend « un » œuvre, c’est-à-dire l’œuvre complet, le grand-œuvre.
La chanson – l’œuvre présentée vocalement et sublimée par le disque et la scène – lui a aussi imposé les barrières (les limites) de l’oralité. Il ne faut pas prendre cela pour une déclaration péjorative vis-à-vis de la chanson mais pour un simple et unique constat. L’oralité n’aide pas forcément à acquérir ou à conserver la persistance nécessaire au travail écrit de longue haleine. Inversement, certains écrivains sont incapables de s’exprimer oralement et leurs entretiens radiodiffusés ou télévisés sont une catastrophe. Ferré, sans doute, eût pu concilier les deux aspects (notamment avec son sens du spectacle et de l’abattage), mais il lui aurait sans doute fallu plusieurs vies pour tout mener à bien.
Il faut en effet prendre la mesure des créations artistiques à l’échelle des vies de leurs auteurs. Un artiste qui débute à trente ans et devient célèbre à quarante-cinq dispose de suffisamment de temps pour vivre de son travail et de sa notoriété, mais pas pour achever l’ensemble de la construction qu’il prévoit… ou qui se découvre à lui au fur et à mesure des années. Ferré, en effet, avait beaucoup d’idées, ce qui conduit souvent les créateurs à l’inachèvement.
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dimanche, 14 janvier 2007
De l’utopie
Le rêve d’un monde meilleur, chez les poètes lyriques, s’exprime toujours par l’évocation (l’invocation) de lendemains qui chantent. C’est cette expression qui contrebalance le désespoir exprimé au fil de leur œuvre et procure au lecteur ou à l’auditeur l’indispensable ressource d’espoir, ce même espoir dont le poète a lui-même besoin pour poursuivre et sa vie et son travail. Cette double postulation est constante, elle est même constitutive de l’art, dans toutes ses disciplines. On peut appeler « utopie » ces lendemains plus beaux, rêvés et promis.
Chez Léo Ferré, l’utopie s’exprime en de nombreux endroits, très souvent sous la forme « Un jour », très souvent aussi à travers le mot « Quand », sans même parler de l’appel, constant dans l’œuvre, à « l’an dix-mille ».
« Un jour nous nous embarquerons sur l’étang de nos souvenirs », est-il écrit dans L’Étang chimérique et cette prophétie est doublée d’un « Un jour nous nous embarquerons mon doux Pierrot ma grande amie / Pour ne jamais plus revenir ».
« Un jour » peut être exprimé d’une manière moins vague. Il s’agit alors de « Quand ». Quand… quoi ? « Quand il y aura » (Allende), « Quand je sombrerai » (Le Parvenu), « Quand je fumerai autre chose que des celtiques », « Quand le soleil se lèvera ». On remarque que ce « quand » peut être la mort (les Celtiques ou la fin du Parvenu ; ou bien encore, peut-être, le non-retour de L’Étang chimérique), celle-ci étant alors l’âge meilleur. Mais l’espoir est toujours présent : « Quand il y aura des mots plus forts que les canons / Ceux qui tonnent déjà dans nos mémoires brèves / Quand les tyrans tireurs tireront sur nos rêves / Parce que de nos rêv’s lèvera la moisson ». La chanson Allende est ainsi une suite de vers dédiés à l’espoir, dans une construction anaphorique.
Au « Quand » doit nécessairement répondre quelque chose, sans quoi le propos ne serait plus cohérent et l’artiste lui-même s’y perdrait. Survient donc « alors », qui est l’essor de la parole proférée vers le résultat du « Quand » enfin atteint. « Alors nous irons réveiller Allende », « Alors… Alors… le pouvoir fera sous lui ».
Bien sûr, le comble de l’utopie est atteint dans Il n’y a plus rien, dont le final disait initialement : « Un jour, dans dix-mille ans » avant de conclure : « Nous aurons tout dans dix-mille ans ». En 1984, au Théâtre des Champs-Élysées, le propos est modifié et comporte une rémission : « Un jour, bientôt peut-être », puis : « Nous aurons tout demain matin ». La même année, à l’Olympia, la chute devient : « Nous aurons tout demain matin, si tu veux ». Il y a toujours l’espoir, mais le « tu » (à la fois le public dans son ensemble et chacun des lecteurs-auditeurs-spectateurs individuellement) est mis à contribution et doit prendre sa part de responsabilités, assumer sa part d’action pour que survienne l’utopie.
Cette utopie, quelle est-elle ? Elle est expressément décrite dans L’Âge d’or : il n’est donc pas utile d’épiloguer, moins encore de paraphraser la chanson. L’âge d’or est présent dans notre littérature et notre imaginaire depuis – au moins – Virgile.
Il faudra quelque jour étudier l’emploi du futur de l’indicatif chez Léo Ferré, qu’il exprime une soumission à l’inéluctable (« Puisque les voyag’s forment la jeunesse / J’te dirai mon ami à ton tour ») ou une tension vers autre chose (« Je prendrai tes deux mains de brume dans mes mains / Et les tendrai vers quoi je ne puis tendre seul »). Il faudrait de même comparer l’emploi du conditionnel dans À vendre et dans L’Opéra du ciel.
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samedi, 06 janvier 2007
Le pain retrouvé, III : la mise en musique par regroupement
Faut-il considérer comme appartenant à la technique du « pain perdu » (quel que soit le nom qu’on veuille lui donner) la mise en musique, souvent à des années de distance, de poèmes précédemment publiés en volume ? On sait que Léo Ferré a mis en chansons un très grand nombre de pièces provenant du recueil Poète… vos papiers ! qu’il publia en 1956 à La Table Ronde. Ou bien, s’agissant d’un poème imprimé devenu une œuvre chantée, est-ce à considérer comme une création différente ? La caractéristique du travail de Ferré étant d’être pluridisciplinaire, quand y a-t-il nouvelle création ? Jusqu’où peut aller la notion de « pain perdu » ? On voit combien elle est fragile.
Un exemple encore, qui la bouscule et pose à nouveau la question de la re-sémantisation. Dans son livre de 1956, Ferré publie entre autres trois poèmes dans la section « Vers pour rire » : Les Passantes, Das Kapital et Sous le ban. Dans son deuxième disque paru en 1970 (33-tours Amour Anarchie, volume 2), il présente la chanson Les Passantes dont on sait qu’elle constitue le regroupement de ces trois textes [1]. Or, la chanson de 1970 n’a vraiment rien pour faire rire. Incontestablement, il y a, dans le regroupement suivi de la mise en chanson (musique, certes, mais aussi voix) l’apport d’un sens nouveau, obtenu par la dramatisation de ce qui pouvait être perçu comme satirique.
Le regroupement d’Art poétique et de Poète… vos papiers !, qui donna, toujours en 1970 (33-tours Amour Anarchie, volume 1), la chanson Poète… vos papiers !, procède du même travail et pose les mêmes questions mais l’exemple est, à mon sens, moins frappant que celui des Passantes. Il y a, dans le cas de Poète… vos papiers !, complémentarité du sens et non apport d’un sens nouveau.
__________________[1]. En 1970, le recueil Poète… vos papiers ! n’était plus disponible depuis longtemps. Seuls ceux qui possédaient un exemplaire de 1956 ont pu se rendre compte du regroupement en question. Les autres n’en ont pris conscience que lors de la première réédition de l’ouvrage, au printemps 1971. Jusque là, ils avaient reçu la chanson comme une œuvre grave, dramatique. L’aspect satirique ne leur est apparu qu’a posteriori. C’est d’ailleurs avec cet exemple que j’ai pris, pour la première fois, conscience de cette méthode de travail qu’adoptait parfois Ferré.
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jeudi, 04 janvier 2007
Le pain retrouvé, II : de la re-sémantisation
Après l’évocation du « pain perdu » qu’on peut estimer retrouvé, du provignement ou du palimpseste, s’est posée, dans la discussion qui a suivi, la question de savoir si cette réutilisation par Léo Ferré de fragments de textes dans des œuvres différentes aboutissait ou non à une re-sémantisation.
Examinons le cas le plus extrême, celui de la chanson Je t’aime, figurant dans le triple album de 1982 (enregistré du 4 au 18 décembre 1981), chanson qu’on retrouve dans l’enregistrement effectué au TLP-Déjazet en 1988 (disque et DVD). De quoi s’agit-il ? D’une nouvelle version de la chanson L’Amour (dite L’Amour 1956 par opposition à L’Amour 1961), croisée ici avec la chanson Je t’aime (dite Je t’aime 1971) qu’on connaissait pour l’avoir entendue en scène, notamment lors de la tournée effectuée avec le groupe Zoo – mais accompagnée uniquement par Paul Castanier au piano – qui n’avait jamais été enregistrée mais se trouvait publiée dans le recueil Testament phonographe. Or, après L’Amour 1956 et Je t’aime 1971, Ferré enchaîne sur… L’Amour 1956. C’est la réunion de ces trois interprétations qui donne la chanson Je t’aime du triple album. On est donc en présence du schéma A + B + A = C, à ceci près que C porte le même titre que B et que le tout est chanté sur une musique qui n’est ni celle de A en 1956, ni celle de B en 1971, mais bien celle de C en 1981. Compliqué ? Certes, mais combien représentatif du travail de Léo Ferré, certaines fois.
J’ai choisi cet exemple à dessein car il présente une évidence. Si re-sémantisation il y a, elle est le fait de la musique, puisque les deux textes ne sont en rien modifiés. La réunion A + B + A et son interprétation entièrement nouvelle mettent-elles l’auditeur en présence d’une œuvre à part entière ? On conviendra que la solution qui consiste à appeler cela « pain perdu » n’est pas satisfaisante parce que pas suffisante.
L’Amour 1956 est une poésie érotique « décrivant » purement et simplement l’amour physique, chantée initialement sur un ton à la fois doux et enlevé. Je t’aime 1971 est une suite de métaphores érotiques, interprétée à l’origine sur un ton saccadé et un tempo rapide culminant sur le vers « D’être à la fois ma sœur mon ange et ma lumière » dans une montée de la voix qui fragmente la syllabe finale et prononce le dernier e muet. Je t’aime, dans l’association A+ B + A, est ramené à une chanson douce, sur un tempo lent. La partition pour orchestre symphonique indique « Adagio », ajoute à l’ampleur du texte et, sans en réduire l’érotisme, le rend plus calme, comme moins charnel.
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mardi, 02 janvier 2007
Sur un texte de 1960
Dans la note Tout finit à la République, j’ai raconté qu’en 1960, Léo Ferré avait eu à souffrir d’une affaire de censure. Il présentait à la radio la chanson Les Poètes et, dans son introduction, disait en substance que les ministres seraient oubliés, pas les poètes et qu’il était heureux de chanter cette chanson « en ce moment ». L’émission fut diffusée en différé trois jours plus tard. Les mots « ministres » et « en ce moment » avaient été coupés. Il écrivit alors un texte de protestation qu’il adressa à France-Observateur et qui fut publié dans la livraison du 20 octobre. Il me paraît intéressant d’évoquer la structure de ce texte, La Liberté d’intérim. Il est en effet typique des proses – souvent des libelles – que Léo Ferré pouvait écrire et qu’il publia ici et là à plusieurs reprises.
Un court « chapeau » indique : « Léo Ferré n’est pas content du tout, et il tient à le faire savoir. Voici le cri d’indignation que nous a adressé l’auteur de tant de chansons non-conformistes ». Un rappel : en 1960, le terme « non-conformistes » est quelque chose de très fort.
Le texte commence par deux paragraphes d’idées, variations sur la liberté qui s’achèvent par une phrase ouvrant sur les mots « la Radio ». À ce moment-là, « la Radio » avec un article défini et un R majuscule, c’est la radio d’État, la radio de service public.
Viennent ensuite deux autres paragraphes exposant le sujet de l’article à travers l’objet du débat : les mots supprimés.
Suivent six paragraphes (introduits par un intertitre qui est manifestement dû à la rédaction du journal) d’une glose sur la censure et la disponibilité à l’obéissance des fonctionnaires de la Cinquième République.
Enfin, deux paragraphes de conclusion introduisent le lyrisme au travers d’une écriture typique. Les deux premières phrases du dernier paragraphe commencent par « Je », alors qu’elles n’ont rien qui les rattache au propos initial. Ce lyrisme serait inattendu si, précisément, on ne connaissait l’auteur et sa manière de construire ses textes.
On remarque donc toujours cette présence de l’auteur dans son texte et cette quasi impossibilité à s’extraire, à dire les choses du dehors. Au bout du compte, La Liberté d’intérim devient non plus une information portée à la connaissance des lecteurs, non plus une protestation au nom de la liberté d’expression, non plus une colère contre la censure (bien que tout cela à la fois), mais un texte de Léo Ferré à part entière. On observe par ailleurs que les quatre articles du « Code de la peur » évoqué par l’auteur se retrouveront tels quels dans La Violence et l’ennui, plusieurs années plus tard. Des remarques similaires pourraient être faites à propos d’autres proses d’une nature pourtant différente, comme Guillaume, vous êtes toujours là ! ou Lettre ouverte au ministre dit de la Justice.
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